« Nanette » : « un ange »…

Racine revient avec émotion sur la profession de sa fille cadette Anne chez les ursulines de Melun, à laquelle assiste un ami qui sera le dernier Solitaire de Port-Royal des Champs, Nicolas Fontaine, – « très édifié de ma fille » –, précise l’auteur à la mère Agnès Racine, qui apparaît comme une figure de filiation dans laquelle Anne s’inscrit, à la grande joie de son père. La dramatisation de la profession met en avant la force intérieure de la jeune fille, sa détermination dans l’épreuve de la séparation, qui rappelle les adieux touchants de Jacqueline Pascal aux siens et son départ, seule, dans la nuit, à Port-Royal. La fierté du père, qui suggère le caractère hors du commun de sa fille par les échos tissés avec les vertus des saints des récits hagiographiques (piété, douceur, tranquillité d’esprit, modestie, maîtrise de soi, joie, précocité) concurrence sa peine sensible, que la représentation de l’héroïsme humble de sa fille aide à endiguer. La force d’Anne, dont « le sang se troubl[e] à la vue de sa mère » et de sa sœur, rappelle l’émotion de Phèdre, mais la fille de Racine contient celle qui l’envahit. Racine n’a pas cette force, si on juge par les « sanglots » avoués à Jean-Baptiste…

À la mère Agnès Racine,
À Paris, le 9e novembre [1698]

J’arrivai avant-hier de Melun fort fatigué, mais content au dernier point de ma chère enfant1. J’ai beaucoup d’impatience d’avoir l’honneur de vous voir, pour vous dire tout le bien que j’ai reconnu en elle. Je vous dirai cependant, en peu de mots, que je lui ai trouvé l’esprit et le jugement extrêmement formé[s], une piété très sincère, et surtout une douceur et une tranquillité d’esprit merveilleuse[s]. C’est une grande consolation pour moi, ma très chère tante, qu’au moins quelqu’un de mes enfants vous ressemble par quelque petit endroit. Je ne puis m’empêcher de vous dire un trait qui vous marquera tout ensemble et son courage et son bon naturel.
Elle avait fort évité de nous regarder, sa mère et moi, pendant la cérémonie, de peur d’être attendrie du trouble où nous étions. Comme ce vint le moment où il fallait qu’elle embrassât, selon la coutume, toutes les sœurs, après qu’elle eut embrassé la supérieure, une religieuse ancienne lui fit embrasser sa mère et sa sœur aînée, qui étaient là auprès, fondant en larmes. Elle sentit tout son sang se troubler à cette vue. Elle ne laissa pas d’achever la cérémonie avec le même air modeste et tranquille qu’elle avait eu depuis le commencement. Mais dès que tout fut fini, elle se retira, au sortir du chœur, dans une petite chambre, où elle laissa aller le cours de ses larmes, dont elle versa un torrent, au souvenir de celles de sa mère. Comme elle était dans cet état, on lui vint dire que Monsieur l’archevêque de Sens l’attendait au parloir avec mes amis et moi. « Allons, allons, dit-elle, il n’est pas temps de pleurer ». Elle s’excita même à la gaieté et se mit à rire de sa propre faiblesse, et arriva, en effet, en souriant, au parloir, comme si rien ne lui fût arrivé. Je vous avoue ma chère tante, que j’ai été touché de cette fermeté, qui me paraît assez au-dessus de son âge. […]
J’oubliais de vous dire qu’elle aime extrêmement la lecture, et surtout des bons livres, et qu’elle a une mémoire surprenante. Excusez un peu ma tendresse pour une enfant dont je n’ai jamais eu le moindre sujet de plainte, et qui s’est donnée à Dieu de si bon cœur, quoiqu’elle fût assurément la plus jolie de tous nos enfants, et celle que le monde aurait le plus attirée par ses dangereuses caresses. […]

 


À Jean-Baptiste Racine
À Paris, le 10 novembre [1698]

[…] Je voudrais avoir le temps aujourd’hui de vous rendre compte du détail de la profession de votre sœur : mais, sans la flatter, vous pouvez compter que c’est un ange. Son esprit et son jugement sont extrêmement formés ; elle a une mémoire prodigieuse et aime passionnément les bons livres. Mais ce qui est de plus charmant en elle, c’est une douceur et une égalité d’esprit merveilleuses. Votre mère et votre sœur aînée ont extrêmement pleuré, et pour moi je n’ai cessé de sangloter, et je crois même que cela n’a pas peu contribué à déranger ma faible santé. […]

  • 1. Anne fait sa profession à 16 ans, le 5 novembre, et elle prend le nom de sœur de Sainte-Scolastique.

Jean Racine, Correspondance, éd. J. Lesaulnier, Paris, Champion, 2017

Racine Jean
Statut éditorial: 

Déjà publié

Racine Jean, « Lettres de Jean Racine », éd. par Cousson Agnès, dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/nanette-un-ange, page consultée le 24/04/2024.