Les valeurs humanistes et augustiniennes d’un père

Les lettres à son fils Jean-Baptiste et celles relatives à son éducation révèlent que Racine est un père mais aussi un éducateur qui s’inscrit dans la lignée pédagogique de ses maîtres de Port-Royal : même attention portée à la coopération entre l’enseignant et l’élève, souci partagé de la bonne réception de conseils moralisateurs, que Jean-Baptiste doit recevoir non comme une « réprimande » mais, lui explique Racine, comme « les avis d’un père qui vous aime tendrement et qui ne songe qu’à vous donner des marques de son amitié » (3 octobre 1694). Mêmes références littéraires humanistes et limitation, sinon condamnation, des divertissements, comme le montre la demande faite à Boileau, chargé de veiller sur Jean-Baptiste, dans le second extrait choisi, qui révèle une hostilité à la comédie et à l’opéra caractéristique des moralistes de Port-Royal (Pierre Nicole). S’il n’est pas question de la tragédie, le théâtre comme divertissement semble condamné, car propre à divertir son fils de ses études. Le regard porté sur les divertissements de la Cour rappelle celui de Blaise Pascal, ami de Port-Royal, dans son célèbre fragment sur le thème (Pensées) et c’est avec gravité que Racine invite Jean-Baptiste, alors gentilhomme ordinaire du roi, à ne pas se complaire dans ceux de Versailles, susceptibles de détourner de la seule préoccupation qui vaille, le « salut », et de l’amour de la religion (3 juin 1695). La lecture est une autre source de divertissement, d’où les nombreuses recommandations faites à Jean-Baptiste pour guider ses choix de livres. Parmi les auteurs anciens, Racine conseille avant tout Cicéron et ses Lettres à Atticus, qu’il juge propres à former l’esprit et le jugement, Horace, Plutarque, Phèdre (les fables), Hérodote pour l’histoire… Chez les auteurs modernes, quelques lettres de Vincent Voiture1, et surtout les écrits de Boileau. Mais ce sont bien les auteurs antiques que Jean-Baptiste doit privilégier.

  • 1. Racine considère les épîtres de Cicéron comme un modèle de « ce genre d’écrire des lettres, également propre à parler sérieusement et solidement des grandes affaires, et à badiner agréablement sur les petites choses ». « Croyez que, dans ce dernier genre, Voiture est beaucoup au-dessous de l’un et de l’autre », ajoute-t-il. (À Jean-Baptiste Racine, 7 juillet 1698).

À Jean-Baptiste Racine
Au camp de Thieusies, le 3e juin [1693]

[…] je vous exhorte à ne pas donner toute votre attention aux poètes français. Songez qu’ils ne doivent servir qu’à votre récréation, et non pas faire votre véritable étude. Ainsi je souhaiterais que vous prissiez quelquefois plaisir à m’entretenir d’Homère, de Quintilien, et des autres auteurs de cette nature. Quant à votre épigramme, je voudrais que vous ne l’eussiez point faite. Outre qu’elle est assez médiocre, je ne saurais trop vous recommander de ne vous point laisser aller à la tentation de faire des vers français, qui ne serviraient qu’à vous dissiper l’esprit. […] M. Despréaux a eu [un] talent qui lui est particulier, et qui ne doit point vous servir d’exemple, ni à vous ni à qui que ce soit. Il n’a pas seulement reçu du ciel un génie merveilleux pour la satire ; mais il a encore avec cela un jugement excellent, qui lui fait discerner ce qu’il faut louer et ce qu’il faut reprendre. […]

 


À Boileau
À Fontainebleau, le 28 septembre [1694]

[…] Il me paraît, par les lettres de ma femme, que mon fils a grande envie de vous aller voir à Auteuil. J’en serai fort aise, pourvu qu’il ne vous embarrasse point du tout. Je prendrai en même temps la liberté de vous prier de tout mon cœur de l’exhorter à travailler sérieusement et à se mettre en état de vivre en honnête homme. Je voudrais bien qu’il n’eût pas l’esprit autant dissipé qu’il a, par l’envie démesurée qu’il témoigne de voir des opéras et des comédies. Je prendrai là-dessus vos avis quand j’aurai l’honneur de vous voir, et cependant je vous supplie de ne lui pas témoigner le moins du monde que je vous aie fait aucune mention de lui. […]

 


À Jean-Baptiste Racine
À Paris, ce [vendredi] 3e juin [1695]

 […] Vous êtes présentement à Versailles pour y faire vos exercices, et non point pour assister à toutes ces sortes de divertissements. Le roi et toute la Cour savent le scrupule que je me fais d’y aller, et auraient très méchante opinion de vous si, à l’âge que vous avez, vous aviez si peu d’égard pour moi et pour mes sentiments. […] Le plus grand déplaisir qui puisse m’arriver au monde, c’est s’il me revenait que vous êtes un indévot, et que Dieu vous est devenu indifférent. […]

Jean Racine, Correspondance, éd. J. Lesaulnier, Paris, Champion, 2017

Racine Jean
Statut éditorial: 

Déjà publié

Racine Jean, « Lettres de Jean Racine », éd. par Cousson Agnès, dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/les-valeurs-humanistes-et-augustiniennes-dun-pere, page consultée le 26/04/2024.