L’heure des bilans…
L’avancée en âge montre le poids croissant des préoccupations domestiques. Le peu de fortune et les charges de famille inquiètent Racine, l’avenir de ses filles, « Babet » (Élisabeth) notamment, pensionnaire au moment où Racine écrit à Jean-Baptiste (16 juin 1698), et qui désire suivre l’exemple de sa sœur Anne religieuse. Les requêtes à Boileau, quand celui-ci prend les eaux à Bourbon pour soigner son extinction de voix, donnent lieu à de brefs épanchements topiques des correspondances, par exemple la conscience du temps qui passe, qui s’accompagne du besoin de voir ses amis, l’inquiétude qu’entraîne l’absence de lettres. Racine presse Boileau de le rejoindre à Paris.
Mais la vieillesse est surtout le moment de l’affirmation de l’importance de la religion, dont Racine fait l’éloge à Jean-Baptiste, porté par cette inquiétude constante que son fils n’oublie Dieu dans l’occupation de ses fonctions. Les injonctions à son aîné portent à l’expression de la forte piété du père. La vieillesse est aussi le temps de l’expression de son attachement affectif et moral à Port-Royal. La mort de Pierre Thomas du Fossé, dont Racine a fait connaissance aux Petites Écoles du monastère des Champs, affecte profondément le poète : « Je n’ai point été surpris de la mort de M. du Fossé ; mais j’en ai été très touché. C’était, pour ainsi dire, le plus ancien ami que j’eusse au monde. Plût à Dieu que j’eusse mieux profité des grands exemples de piété qu’il m’a donnés » (à la mère Agnès Racine, 9 novembre 1698). La nostalgie de son éducation s’empare de lui alors qu’il prodigue des conseils à son fils, sur un ton autoritaire et tendre, dans une franchise reprise à ses anciens maîtres (désignés implicitement dans la « petite société »). Les Petites Écoles ont permis la correction de « défauts » qui auraient pu lui nuire dans sa vie d’adulte et dans le « commerce du monde ». Le dernier extrait choisi, autre mise en garde contre le divertissement qu’un excès de lectures cette fois peut occasionner, est une autre illustration de l’influence de Port-Royal et de la forte piété de Racine…
À Boileau
À Paris, ce 13e août 1687
[…] Venez donc, je vous en conjure, et, à moins que vous n’ayez déjà un commencement de voix qui vous donne des assurances que vous achèverez de guérir à Bourbon, ne perdez pas un moment de temps pour vous redonner à vos amis, et à moi surtout, qui suis inconsolable de vous voir si loin de moi et d’être des semaines entières sans savoir si vous êtes en santé ou non. Plus je vois décroître le nombre de mes amis, plus je deviens sensible au peu qui m’en reste. Et il me semble, à vous parler franchement, qu’il ne me reste presque plus que vous.
Adieu. Je crains de m’attendrir follement en m’arrêtant trop sur cette expression1 […].
À Jean-Baptiste Racine
À Paris, le 16 juin [1698]
[…] Mais vous comprenez bien que nous ne la laisserons pas engager légèrement, et sans être bien assurés d’une véritable vocation. Vous jugez bien aussi que tout cela n’est pas un petit embarras pour votre mère et pour moi, et que des enfants, quand ils sont venus à cet âge, ne donnent pas peu d’occupation. Je vous dirai très sincèrement que ce qui nous console quelquefois dans nos inquiétudes, c’est d’apprendre que vous avez envie de bien faire et que vous vous appliquez sérieusement à vous instruire des choses qui peuvent convenir à votre état et aux vues que l’on peut avoir pour vous. Songez toujours que notre fortune est très médiocre, et que vous devez beaucoup plus compter sur votre travail que sur une succession qui sera fort partagée. Je voudrais avoir pu mieux faire ; c’est à vous maintenant à travailler : je commence à être à un âge où ma plus grande application doit être pour mon salut. Ces pensées vous paraîtront peut-être un peu sérieuses ; mais vous savez que j’en suis occupé depuis fort longtemps. Comme vous avez de la raison, j’ai cru même vous devoir parler avec cette franchise à l’occasion de votre sœur, qu’il faut maintenant songer à établir. […]
À Jean-Baptiste Racine
À Paris, le 21 juillet [1698]
[…] Je n’ai osé lui demander si vous pensiez un peu au bon Dieu, et j’ai eu peur que la réponse ne fût pas telle que je l’aurais souhaitée ; mais enfin je veux me flatter que, faisant votre possible pour devenir un parfaitement honnête homme, vous concevrez qu’on ne le peut être sans rendre à Dieu ce qu’on lui doit. Vous connaissez la religion : je puis même dire que vous la connaissez belle et noble comme elle est, et il n’est pas possible que vous ne l’aimiez. Pardonnez si je vous mets quelquefois sur ce chapitre : vous savez combien il me tient à cœur, et je vous puis assurer que plus je vais en avant, plus je trouve qu’il n’y a rien de si doux au monde que le repos de la conscience et de regarder Dieu comme un père qui ne nous manquera pas dans tous nos besoins. […]
À Jean-Baptiste Racine
le 24e juillet 1698
[…] Si j’ai quelque chose à vous recommander particulièrement, c’est de faire tout de votre mieux pour vous rendre agréable à M. l’ambassadeur, et pour contribuer à sa consolation dans les moments où il est accablé de travail. Je mettrai sur mon compte toutes les complaisances que vous aurez pour lui, et je vous exhorte à avoir pour lui le même attachement que vous auriez pour moi, avec cette différence qu’il y a mille fois plus à profiter et à apprendre avec lui qu’avec moi. J’ai reconnu en vous une qualité que j’estime fort : c’est que vous entendez très bien raillerie quand d’autres que moi vous font la guerre sur vos petits défauts. Mais ce n’est pas assez de souffrir en galant homme les petites plaisanteries qu’on vous peut faire : il faut même les mettre à profit. Si j’osais vous citer mon exemple, je vous dirais que l’une des choses qui m’a fait le plus de bien, c’est d’avoir passé ma jeunesse dans une société de gens qui se disaient assez volontiers leurs vérités, et qui ne s’épargnaient guère les uns les autres sur leurs défauts ; et j’avais assez de soin de me corriger de ceux qu’on trouvait en moi, qui étaient en fort grand nombre, et qui auraient pu me rendre assez difficile pour le commerce du monde.
Adieu, mon cher fils : écrivez-moi toujours le plus souvent que vous pourrez. J’oubliais à vous dire que j’appréhende que vous ne soyez un trop grand acheteur de livres. Outre que la multitude ne sert qu’à dissiper et à faire voltiger de connaissances en connaissances, souvent assez inutiles, vous prendriez même l’habitude de vous laisser tenter de tout ce que vous trouveriez. Je me souviens toujours d’un passage des Offices de Cicéron, que M. Nicole me citait souvent pour me détourner de la fantaisie d’acheter des livres : Non esse emacem vectigal est : « C’est un grand revenu que de n’aimer point acheter. » Mais le mot d’emacem est très beau et a un grand sens. […]
- 1. Boileau répondra dans les mêmes termes affectueux : « Vous ne sauriez croire combien je vous suis obligé de la tendresse que vous m’avez témoignée dans votre dernière lettre : les larmes m’en sont venues aux yeux, et quelque résolution que j’eusse faite de quitter le monde, supposé que la voix ne me revînt point, cela m’a entièrement fait changer d’avis. C’est-à-dire en un mot que je me sens capable de quitter toutes choses, hormis vous ». (19 août 1687)
Jean Racine, Correspondance, éd. J. Lesaulnier, Paris, Champion, 2017
Déjà publié
Racine Jean, « Lettres de Jean Racine », éd. par Cousson Agnès, dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/lheure-des-bilans, page consultée le 16/12/2024.