Introduction du Dictionnaire imprimé (Champion, 2017)

Collections de mots rangés par ordre alphabétique et compilation de connaissances, les dictionnaires qui poursuivent un idéal d’exhaustivité, de concision et de clarté affichent volontiers leur fonction didactique : les lecteurs s’en serviraient plus qu’ils ne les liraient. C’est peut-être simplifier et réduire les usages complexes et variés de ces « bibliothèques de mots1 » : de la consultation pragmatique à la dérive rêveuse et à la flânerie curieuse, elles offrent au lecteur un large champ de possibilités. Et la littérature est là pour nous rappeler que les dictionnaires et encyclopédies sont un fréquent objet de fascination :

Le Grand Larousse me tenait lieu de tout : j’en prenais un tome au hasard, derrière le bureau, sur l’avant-dernier rayon A-Bello, Bello-Ch ou Ci-D, Mele-Po ou Pr-Z (ces associations de syllabes étaient devenues des noms propres qui désignaient les secteurs du savoir universel : il y avait la région Ci-D, la région Pr-Z, avec leur faune et leur flore, leurs villes, leurs grands hommes et leurs batailles) ; je le déposais péniblement sur le sous-main de mon grand-père, je l’ouvrais, j’y dénichais les vrais oiseaux, j’y faisais la chasse aux vrais papillons posés sur de vraies fleurs. Hommes et bêtes étaient là, en personne : les gravures, c’étaient leurs corps, le texte, c’était leur âme, leur essence singulière ; hors les murs, on rencontrait de vagues ébauches qui s’approchaient plus ou moins des archétypes sans atteindre à leur perfection : au Jardin d’Acclimatation, les singes étaient moins singes, au Jardin du Luxembourg, les hommes étaient moins hommes2.

À une époque où la fièvre des dictionnaires spécialisés – consacrés à un seul écrivain ou à un seul thème – s’est emparée du monde éditorial, il nous a semblé pertinent d’envisager un dictionnaire qui s’intéresserait à un hypergenre, les écritures de soi.

Pourquoi un Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française aujourd’hui ?

Il ne paraissait pas totalement utopique d’imaginer un équivalent en langue française de l’Encyclopedia of Life Writing: Autobiographical and Biographical Forms3, dont les 1 090 pages et les quelque 700 entrées sont réparties en cinq catégories : « Contextes et critiques », « Genres », « Thèmes », « Tendances et traditions nationales et régionales », « Auteurs et œuvres ». Ainsi se proposait à nous non un modèle mais une incitation à concevoir un outil d’étude et à fournir un panorama du champ des écritures de soi de langue française, restées longtemps les parents pauvres de la théorie littéraire.

Il semblait en outre opportun d’établir le bilan de plusieurs décennies de réflexion théorique, plus de quarante ans après la parution du Pacte autobiographique (1975) de Philippe Lejeune. L’ouvrage a constitué un jalon essentiel dans le bouleversement du champ littéraire intervenu à la fin des années 1970, moment où l’on a assisté en sciences humaines, et tout particulièrement en littérature, à un retour du sujet et à la mise en valeur progressive des textes factuels. Il était temps d’examiner comment l’important capital critique apporté par Philippe Lejeune avait fructifié.

Ce dictionnaire vise d’abord à cartographier un champ de recherches dont l’extension est souvent mal comprise : l’autobiographie au sens strict, mais également, et plus globalement, les écritures de soi. À un moment où la médiatisation de l’autofiction brouille les frontières entre fiction et non-fiction, il est important de décrire les spécificités du champ non fictionnel et de se demander si l’écriture autobiographique est un modèle d’écriture identifiable à quelques traits précis ou bien un registre qui transcende les frontières génériques. Comment circonscrire le spectre de l’autobiographique ?

Historique et théorique, ce dictionnaire n’a aucune vocation polémique. Certaines notions continuent à faire l’objet de discussions : dans ce cas, il ne s’agit pas de masquer les divergences, quand elles existent, mais d’éclairer les débats en dégageant les usages les plus consensuels. Le dictionnaire vise à fournir un outil de travail aux étudiants et aux chercheurs, aux enseignants et aux critiques ; il a également l’ambition de s’ouvrir à un lectorat plus large, intéressé par les questions des écritures de soi et des frontières instables de la fiction et de la non-fiction.

Le choix d’un titre

Le titre du dictionnaire n’est pas anodin : Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française. Outre le fait qu’il précise l’aire linguistique concernée, il réunit une dénomination de genre et un hyperonyme. Pourquoi avoir privilégié, dans le titre, un genre (autobiographie) parmi d’autres (journal personnel, Mémoires, correspondance, témoignage) ? Sans doute pour que l’objet du dictionnaire, au prix d’une simplification réductrice (qui est bien souvent celle des programmes scolaires, voire universitaires), soit rapidement identifié par le lecteur. Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas seulement question ici d’autobiographie – au sens de récit rétrospectif qu’une personne réelle fait de sa vie dans un esprit de vérité –, mais d’écritures de soi : celles-ci constituent une nébuleuse aux contours variables selon les positions théoriques qui, sommairement, recouvre l’autobiographie, le journal personnel, la correspondance, les Mémoires et le témoignage, à savoir des textes qui ont pour objet une réalité extralinguistique vue à travers le prisme d’une subjectivité. Pour ceux aux yeux desquels la frontière entre fiction et diction (voir article « Diction ») serait poreuse, les écritures de soi pourraient même englober les récits autofictionnels

Le dictionnaire ne s’intéresse pas seulement aux écrivains français : des corpus suisse, belge, québécois, africain, india-océanique, proche-oriental, caribéen, asiatique – la liste n’est pas exhaustive – sont convoqués avec le souci de ne pas les faire obéir de toute force à des grilles d’analyse eurocentrique. La volonté d’ouverture spatiale va de pair avec le désir d’un vaste empan chronologique – en témoigne la relative importance des articles qui traitent d’auteurs du Moyen Âge et de la Renaissance. Il s’agit de ne pas se limiter à une tranche historique qui irait de Rousseau à 2017. Si nous ne méconnaissons pas que l’œuvre rousseauiste marque une date charnière dans l’écriture de soi et, particulièrement, dans la légitimation ultérieure de l’écriture d’une vie obscure, il n’en reste pas moins que « le souci de soi », selon l’expression de Michel Foucault, prend naissance dès l’Antiquité. Que ce « souci de soi » prenne des formes variables au cours des siècles, c’est un peu cette histoire que le dictionnaire souhaite dessiner en pointillé.

Nous ne saurions taire une des convictions fortes du comité de rédaction : écritures fictionnelles et non fictionnelles ou factuelles (voir articles « Diction » et « Texte factuel ») ne sont pas de même nature et ne suscitent pas la même posture de lecture. Sans doute, si l’on devait reprendre la distinction de Thomas Pavel (Univers de la fiction, 1988), le comité de rédaction pencherait-il plus vers le pôle « ségrégationniste » que vers le pôle « intégrationniste », ce qui ne préjuge évidemment pas de la position des 192 collaborateurs. Comme le suggère, dans un ouvrage récent, Françoise Lavocat, « le désir de passer et repasser les frontières, de conjuguer le fictionnel et le factuel se manifeste dans toutes les époques et dans toutes les aires culturelles, ou presque. C’est justement le meilleur indice que ces frontières existent4 ». Le dictionnaire s’intéresse donc à toutes les écritures de soi, sans hiérarchie, postulant qu’une écriture à la première personne du singulier non fictionnelle pense et dit quelque chose d’irréductible que l’on ne trouvera pas ailleurs. Qu’une écriture soit non fictionnelle ne signifie pas automatiquement son absence de littérarité : elle peut être littéraire ; elle peut ne pas l’être. Le curriculum vitæ (voir article « Curriculum vitæ »), qui obéit à une absolue transparence référentielle, ne vise pas une quelconque qualité esthétique : c’est d’une certaine manière le degré zéro de l’écriture de soi. Mais au-delà de ce degré zéro, il existe une infinie palette d’écritures qui tentent de conjuguer désir d’un discours vrai et invention d’un dispositif verbal. Et la conjonction d’une pulsion de vérité et de la recherche d’une forme est un creuset de littérature.

Conception et mode d’emploi du dictionnaire

Cet ouvrage n’est pas un dictionnaire des œuvres autobiographiques, ou il n’est pas que cela ; il est un instrument de réflexion sur les écritures de soi, sur leurs formes, leurs fonctions, leur histoire, leur poétique, mais aussi sur le rapport des auteurs aux écritures de soi quand bien même ce rapport est redouté, dénié, refusé : de là un article intitulé « Antiautobiographie » ou des articles sur des auteurs qu’on n’attendait pas forcément dans ce dictionnaire, tel Victor Hugo pour ne donner que cet exemple.

Il a fallu opérer des choix ; la liste des articles n’est donc pas exhaustive et ne pouvait pas l’être. Elle n’a pas été composée par une seule personne, mais résulte de nombreux échanges et débats ; elle est le fruit d’une sélection raisonnée, informée et de consultations plurielles. Cet ouvrage se présente comme un dictionnaire encyclopédique qui compte plus de 450 articles. Ceux-ci sont répartis en plusieurs catégories : auteurs, œuvres, genres (autobiographie, autofiction, autoportrait, biographie, correspondance, épopée, essai, hagiographie, journal personnel, Mémoires, poésie, roman autobiographique, souvenirs littéraires, témoignage, théâtre), notions techniques et termes littéraires (diction, discours rapportés, ironie, humour, plagiat, polyphonie, préface…), supports et instruments (cahier, dessin, machine à écrire, ordinateur personnel…), entrées thématiques (authenticité, censure, crime, éducation, famille, folie, guerre, identité, jurisprudence, psychanalyse…), entrées géographiques (Afrique centrale, Afrique de l’Ouest, Belgique, Caraïbes, Europe centrale…), époques et mouvements littéraires (La Commune, France 1789-1799, Mai 68, romantisme…), outils et lieux de travail (anthologies, ateliers d’écriture, dictionnaires historiques…). Tous les termes retenus s’entendent dans leur rapport avec les écritures de soi. Aussi l’article consacré au cinéma, par exemple, doit-il être compris comme « Cinéma et écritures de soi »; il en va de même pour « Art contemporain », « Communisme », « Éducation »… Enfin, il a semblé nécessaire d’accorder une place aux champs d’influence auxquels les écritures de soi de langue française ont pu être soumises, de là les articles intitulés « Domaine anglais », « Domaine allemand », « Domaine espagnol », « Domaine italien » et « Domaine russe ».

Ce dictionnaire ne se limite pas aux seuls corpus consacrés mais s’intéresse également aux auteurs méconnus voire au champ des écritures ordinaires ; il paraît en effet bienvenu de bousculer une vulgate promue par l’institution scolaire et universitaire, canon menacé de sclérose au fil des manuels. Dans le foisonnement des écritures de soi, il a fallu opérer une sélection cruelle et inévitablement injuste : certains auteurs ont droit à un article développé, d’autres à une notice plus brève ; beaucoup sont seulement mentionnés dans des articles thématiques ou génériques.

Les 192 collaborateurs comptent maints spécialistes notoires du champ des écritures de soi mais également de jeunes chercheurs. Entre les contributeurs, il peut y avoir des différences de références ou de modélisation théorique, et si tous ont dû se plier à d’inévitables contraintes formelles, ils ont bénéficié d’une complète liberté dans le traitement de la matière. Le comité de rédaction tient à exprimer sa reconnaissance aux collègues de Belgique, du Brésil, du Canada, des États-Unis, de France, d’Italie, du Luxembourg, des Pays-Bas, de Suisse qui, bénévolement, ont mis leurs compétences variées au service de cette entreprise intellectuelle.

Le dictionnaire est constitué d’une table des articles, de la liste des collaborateurs, de 457 entrées, d’un index des noms propres. La plupart des articles se terminent par une bibliographie. Ces très nombreuses bibliographies sont nécessairement sélectives mais elles fournissent les repères indispensables aux lecteurs qui voudraient approfondir tel ou tel point. Dans les références bibliographiques, le lieu d’édition est par défaut Paris et n’est indiqué que s’il est différent. La présence dans la majorité des articles de renvois offre la possibilité d’une lecture en réseau.

 

S’il nous restait à formuler deux souhaits au terme de cet avant-propos, ce serait, d’une part, que ce dictionnaire féconde un nouvel élan critique et constitue une étape vers une théorie générale des écritures de soi ; d’autre part, qu’il réponde à cette description donnée par Delacroix dans son Journal à la date du 17 janvier 1860 :

Bien que le dictionnaire soit ord[inairement]t l’ouvrage des compilateurs proprement dits, il n’exclut pas l’originalité des idées et des aperçus. Mal inspiré serait celui qui ne verrait dans le dict[ionnaire] de Bayle, par exemple, que des compilations. Il soulage l’esprit qui a tant de peine à s’enfoncer dans de longs développements, à les suivre avec l’attention convenable ou à classer et à diviser les matières. On le prend et on le quitte ; on l’ouvre au hasard, et il n’est pas impossible d’y trouver, dans la lecture de quelques fragments, l’occasion d’une longue et fructueuse méditation5.

Françoise SIMONET-TENANT

 

  • 1. Henri Meschonnic, Des Mots et des Mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, 1991, p. 9.
  • 2. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1964, p. 43-44.
  • 3. Sous la direction de Margaretta Jolly, Londres, Chicago, Fitzroy Dearborn Publishers, 2001.
  • 4. Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 12.
  • 5. Eugène Delacroix, Journal, tome II, nouvelle édition intégrale établie par Michèle Hannoosh, Paris, José Corti, 2009, p. 1292.