Journal de Paule Régnier
Paule Régnier est une romancière française de la première moitié du xxe siècle presque entièrement oubliée aujourd’hui1. Née en 1888 dans une famille de la petite bourgeoisie, fille d’officier, elle publie son premier roman, Octave, à la veille de la guerre, en 1913, chez un éditeur, E. Basset, qui fait faillite peu après. Elle a plus de chance en 1924 avec La Vivante Paix qui obtiendra le prix Balzac lui permettant d’être éditée par Grasset. Mais c’est avec L’Abbaye d’Evolayne (1933) qu’elle connaît une certaine célébrité, apportée par le Grand Prix du roman de l’Académie Française en 1934. Elle continue à publier assez régulièrement jusqu’en 1950, année où Plon, son éditeur habituel, refuse un livre de souvenirs, Fêtes et nuages, chronique d’une enfance. Violemment affectée, Paule Régnier se suicide le 1er décembre de cette même année.
Les romans de Paule Régnier apparaissent aujourd’hui très surannés : les personnages, issus de la bourgeoisie, évoluent dans un univers où la question religieuse est omniprésente voire centrale. Les rôles sociaux – et notamment la position de la femme par rapport à l’homme – sont extrêmement conventionnels. Le nœud des romans est souvent une crise de conscience : la parole donnée, la morale ou la foi s’opposent à la liberté et au sentiment intérieur. Pour autant, les récits sont fermement menés et les analyses psychologiques souvent fines, nuancées. Le style n’est pas sans agrément et présente des formules heureuses. Les personnages ne sont pas d’un bloc mais butent sur leurs propres incertitudes, présentent des failles qu’on voit se révéler progressivement.
De façon directe ou indirecte, la thématique récurrente de l’œuvre de Paule Régnier est la douleur. Les personnages sont marqués par le deuil, l’absence, la perte – douleur qui les place à distance des autres, de la vie commune, mais qu’il s’agit de représenter, d’interroger au fil des romans. C’est aussi l’objet de son essai La Face voilée (1947) et de façon diffuse le moteur de l’écriture du Journal. Non que la diariste s’attarde sur ce qui la sépare des autres, sa difformité provoquée par le mal de Pott, une tuberculose osseuse, à l’âge de 18 mois. Mais son désir fougueux d’aimer et d’être aimée quand elle est jeune, sa compassion inquiète pour toutes les souffrances du monde, tout au long de sa vie, sa sensibilité mélancolique lorsque l’âge avance, ses interrogations religieuses à l’occasion de moments difficiles, tous ses mouvements de l’âme trahissent son aspiration insatisfaite à une vie pleine et sa douleur des échecs répétés, jusqu’au geste final. « La vie est faite pour qu’on s’en lasse » affirme-t-elle en 1946. Son suicide, quelques années plus tard, en est la concrétisation.
Paule Régnier traverse toutefois, auparavant, diverses expériences marquantes. L’« amour » pour Sarah Bernhardt d’abord, dont n’apparaissent que les derniers moments dans le journal, les 19 premiers cahiers ayant été détruits par la diariste. Paule Régnier réussit, au cours de son adolescence, à se faire accepter dans le petit groupe d’intimes de l’actrice et l’accompagne dans certains déplacements. Mais en mai 1910, la rupture est consommée : les Régnier sont ruinés par la fuite de l’homme d’affaires qui gérait leurs biens, et Paule demande à Sarah de l’aider à trouver une situation. Sarah refuse. Paule s’éloigne et ne la reverra pas pendant plusieurs années.
Quelques mois plus tard, en octobre, elle note toutefois qu’elle n’est pas restée longtemps sans passion. Elle est désormais amoureuse de Paul Drouot avec lequel elle a de longues discussions, notamment littéraires ou spirituelles – sans que lui n’éclaircisse jamais devant elle ses propres sentiments. Il part bientôt à la guerre et est tué sur le front le 9 juin 1915. Paule Régnier hérite alors « de cette espèce de veuvage reconnu de tous » qui fait d’elle la dépositaire de son œuvre poétique inachevée, Eurydice deux fois perdue, qu’elle s’emploiera à publier et à faire connaître.
Elle reste célibataire, avec sa mère d’abord, puis seule après la mort de celle-ci en 1926, vivant petitement dans son appartement de Meudon des revenus que lui procurent son œuvre et quelques articles. Elle fréquente quelques rares écrivains (Abel Désiré Doysié, Élémir Bourges, Marie de Régnier) ou critiques (Charles Du Bos), et un peu ses deux sœurs et une cousine niortaise, Toinon. Elle n’a qu’un seul ami proche, qu’elle fréquente de façon suivie pendant les années d’avant-guerre, Louis Buzzini. Sa tendance mélancolique est accentuée par la découverte, en juin 1922, de la correspondance échangée entre sa sœur Jeanne et Paul Drouot, qui ne lui laisse pas de doutes sur leur relation – et donc sur sa propre place dans le cœur du second. Elle cherche dans la religion un soutien à ses inquiétudes existentielles, particulièrement auprès de son directeur de conscience, l’abbé Simeterre, professeur à l’Institut Catholique de Paris, qu’elle rencontre régulièrement du début des années 1930 jusqu’à la mort de celui-ci, en 1947.
La Seconde Guerre mondiale est pour elle une époque difficile du fait, d’abord, de l’angoisse de voir la tragédie de la Première Guerre mondiale se répéter, du risque de mort que courent ses neveux, puis des privations qu’entraîne l’occupation allemande. Mais c’est surtout une période troublée du point de vue des valeurs : comment juger ce qui est le mieux pour la France ? Paule Régnier, contre ses sœurs, se prononce ouvertement en faveur du Maréchal qui incarne une forme de stabilité préférable à toutes les autres options, et préférable notamment à la menace de reprise des hostilités que représentent De Gaulle et les Anglais.
Pendant la guerre et à la Libération, Paule Régnier publie quelques romans pour la jeunesse puis réussit à faire paraître son essai La Face voilée, essai sur la douleur. C’est aussi une période où sa solitude s’accentue. Élémir Bourges et Charles Du Bos étaient morts avant la guerre, Louis Buzzini est retourné en Suisse en 1940, Toinon décède en 1944, l’abbé Simeterre en 1947. La veine romanesque qui était la sienne semble se tarir et le monde a changé. Elle s’essaie à un autre genre, le souvenir d’enfance, que Plon, son éditeur depuis 1929, ne comprend pas. Elle refuse de se battre davantage et s’abandonne au refus, au néant.
- 1. Aucune histoire de la littérature ne semble évoquer son œuvre, qui n’apparaît, me semble-t-il, que dans le Guide du roman de langue française (1901-1950) de Gérald Prince, University Press of America, 2002, p. 187. Après un long oubli, son nom était auparavant réapparu dans notre étude La Tentation du suicide dans les écrits autobiographiques (PUF, 1992) puis dans Le Moi des Demoiselles (Seuil, 1993) de Philippe Lejeune.
Le manuscrit du Journal, conservé à la médiathèque Voyelles de Charleville-Mézières, est constitué de neuf cahiers de formats comparables (environ 18 × 22 cm) mais d’épaisseurs très différentes : les six premiers et le dernier sont des volumes cartonnés de 150 à 300 pages reliés en toile, le septième est un cahier à spirale de 200 pages, le huitième (acheté pendant la Seconde Guerre mondiale) un cahier scolaire de 100 pages. Le journal est presque toujours rédigé à l’encre mais l’écriture est souvent assez relâchée : les lettres plus ou moins régulièrement formées, la ponctuation très erratique, les alinéas parfois difficiles à distinguer, les majuscules incertaines. De façon générale, Paule Régnier corrige peu son premier jet ; en revanche, en quelques occasions, elle biffe très soigneusement son texte à l’encre noire épaisse sur quelques lignes ou une page entière, voire découpe ou déchire une ou plusieurs pages. Elle insère, en un cas, une série de feuilles volantes sur lesquelles est tenu le journal entre deux entrées du cahier.
Lorsqu’elle suit le texte du journal, l’édition établie par sa sœur Jeanne Clouzot-Régnier en 1953 ne comporte quasiment pas d’erreurs de lecture ; en revanche, le texte est largement coupé, soit semble-t-il pour des raisons de longueur, soit du fait des opinions politiques développées par Paule Régnier, soit parce que la diariste émet des critiques acerbes sur certains de ses contemporains. Jeanne modifie aussi régulièrement le style du texte pour en améliorer la lisibilité : elle supprime des répétitions, reformule des gaucheries ou des expressions familières, atténue la violence des jugements à l’emporte-pièce. Les modifications les plus significatives portent sur les opinions de Paule Régnier pendant la Seconde Guerre mondiale : tous les passages sur le maréchal Pétain, les membres du gouvernement de Vichy, le général De Gaulle et les Anglais sont supprimés et les enchaînements avec les analyses sur la guerre sont adaptés. Jeanne, qui seule avait alors accès au manuscrit, prend en compte ce que peut être la réception du journal sept ans après la Libération, et censure ce qui aurait suscité la polémique et aurait troublé l’autoportrait de sa sœur.
Michel Braud remercie le service patrimoine de la médiathèque Voyelles de Charleville-Mézières pour son accueil et pour lui avoir facilité l'accès au manuscrit.
Les fragments retenus illustrent les moments les plus marquants de l’histoire de Paule Régnier et la diversité stylistique du journal. Lorsque, pour des raisons de longueur, l’entrée a dû être coupée avant la fin, elle se termine par […]. Le texte du manuscrit est intégralement respecté ; la ponctuation fait l’objet d’une adaptation minimale afin de faciliter la lecture.
« Journal de Paule Régnier », éd. par Braud Michel, Braud-Kretz Hélène (collab.), dans « Ego Corpus », Ecrisoi (site Internet), 2022, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/journal-de-paule-regnier, page consultée le 15/12/2024.