Un dictionnaire des écritures de soi : concepts, corpus et champs disciplinaires

Journée d’étude du 22 septembre 2017
organisée par Jean-Louis Jeannelle et Françoise Simonet-Tenant

Introduction

Pourquoi un dictionnaire ? Par qui ? Pour qui ? (Françoise Simonet-Tenant)

Le point de départ est un travail universitaire, la préparation de l’HDR que j’ai soutenue en novembre 2010. Dans le chapitre consacré aux projets du document de synthèse, j’avais esquissé le rêve d’une aventure collective qui prendrait la forme d’un « dictionnaire de l’autobiographique », ce dernier adjectif devant être pris en son sens le plus large. Au moment de la soutenance, un des membres du jury, Pierre-Jean Dufief, séduit par l’idée, m’a mise en relation avec les éditions Champion. L’aventure commençait.

En mars 2011, j’ai élaboré avec Philippe Lejeune et Catherine Viollet une première ébauche de liste d’articles. Ce fut la première mouture de la liste qui a été ensuite longuement complétée et remaniée.

La première démarche a été de constituer un comité de rédaction, qui comportait au départ onze personnes. Ce comité a réfléchi à l’architecture générale du dictionnaire : les onze membres ont travaillé sur l’établissement de la nomenclature à partir du premier embryon de liste, ce qui engageait déjà un certain nombre de choix théoriques ainsi que la détermination du format des articles, qui devait tenir compte des contraintes éditoriales. Cinq tailles d’articles ont été fixées (de 500 à 11 000 signes). Une bibliographique par article (de 3 références au minimum, ou beaucoup plus pour les articles longs) devait permettre au lecteur de trouver des repères pour approfondir la question s’il le souhaitait. Une première distribution d’articles a été faite parmi les onze membres du comité.

En 2012, profitant d’une possibilité matérielle et d’un petit financement, l’équipe s’est réunie au laboratoire de l’ATILF-Nancy. Chacun avait préalablement rédigé un article, de format long et l’avait envoyé aux autres. Cette journée a été une étape particulièrement constructive de discussion sur les modalités de rédaction d’un article, sur les enjeux et choix du dictionnaire.

J’ai ensuite proposé aux primo-rédacteurs de s’impliquer plus avant, s’ils le souhaitaient : non seulement écrire des articles, mais aussi en commander et en réviser. Quatre personnes (Michel Braud, Jean-Louis Jeannelle, Philippe Lejeune, Véronique Montémont) ont souhaité continuer l’aventure sous cette forme. À partir de là nous nous sommes réunis tous les six mois pour faire le point sur l’attribution progressive des articles (certains ont été longs à attribuer) et sur les articles déjà reçus. Nous avons décidé que les articles seraient tous relus et commentés par les cinq membres du comité. Un service de stockage et de partage commun nous a permis de tous intervenir sur les textes que je recevais et versais dans cette « boîte commune ». Lorsque les corrections portaient sur le fond, les articles étaient renvoyés à l’auteur pour révision. Quelques articles ont été refusés et ont fait l’objet d’une réattribution.

Les 192 collaborateurs du dictionnaire ont été recrutés pour certains dès le début de l’aventure, pour d’autres au fil du chantier, au gré des soutenances de thèses, des colloques, des comités de sélection… Une véritable aventure internationale puisque, outre les Français, certains contributeurs viennent de Belgique, du Brésil, du Canada, des États-Unis, d’Italie, du Luxembourg, des Pays-Bas, de Suisse. Dans le cercle rapproché des collaborateurs, plusieurs appartiennent à l’université Paris XIII et à l’université de Rouen qui ont été mes lieux successifs d’activité ces dernières années mais aussi au groupe « Genèse et autobiographie » de l’ITEM – devenu en 2015 « Autobiographie et correspondances » – qui a été le creuset de beaucoup de travaux sur les écritures de soi. Parmi ces contributeurs, beaucoup d’universitaires mais aussi de jeunes doctorants, des écrivains, des journalistes, un conservateur des monuments historiques, une éditrice et des amateurs d’autobiographie au sens le plus noble du terme.

Ce dictionnaire a été conçu pour les étudiants, les enseignants, les chercheurs, les bibliothécaires, tous ceux qui ont besoin de s’appuyer sur des références exactes et vérifiées. Néanmoins nous avions aussi la volonté que ce dictionnaire dont nous avons soigné la lisibilité et la fluidité s’adresse à un public plus large.

Pourquoi cette journée d’étude ? Projet d’un colloque international (Jean-Louis Jeannelle)

L’aboutissement de ce projet nous a laissés quelque peu désemparés et c’est la raison pour laquelle nous désirons le prolonger d’une autre manière aujourd’hui.

En effet, pour les membres de la petite équipe réunie autour de Françoise Simonet-Tenant, les séances de travail ou les relectures d’articles avaient été l’occasion d’esquisser une sorte de bilan personnel de leur propre rapport à la question des écrits en première personne. Les discussions menées pour établir un cadre méthodologique avaient été – dès la journée de juin 2012 à Nancy que Françoise a mentionnée – source de divergences, à la fois frustrantes parce que difficilement résolubles, mais fécondes. Le principal point de discussion a porté sur le titre même de l’ouvrage, enjeu décisif puisque la dénomination même de l’objet entraîne avec elle toute une série de présupposés méthodologiques. Le débat était le suivant : fallait-il privilégier un nom de genre aussi identifié et légitimé qu’« autobiographie », qui bénéficie à la fois d’une tradition critique forte en France (la seule, au sein de l’héritage poétique des années 1970-1980, à n’avoir jamais vraiment été remise en cause) et par une reconnaissance institutionnelle, notamment au sein de l’enseignement scolaire et universitaire où l’autobiographie est devenue un « quatrième » genre omniprésent, ou fallait-il, au contraire, rebattre les cartes en choisissant pour le dictionnaire le titre le plus inclusif possible, afin de n’avantager aucun nom de genre au détriment des autres et d’indiquer clairement que le Dictionnaire incluait journaux, Mémoires, témoignages, et bien au-delà ? La difficulté tenait à ce qu’aucun terme ne s’impose de manière aussi évidente que « life-writing » pour les anglo-saxons ou « ego-documents », couramment employé par les historiens ou les sociologues. « Écrits personnels » (ou « de l’intime ») excluait de facto les textes à visée plus historique ; « récits de soi » imposait l’idée de reconstitution narrative du passé et ne tenait pas compte des textes dont la composition est discontinue comme le journal… J’optais, personnellement, pour « écrits de soi », suffisamment neutre pour couvrir l’ensemble des textes factuels à la première personne, et ne présupposer par conséquent aucun modèle en particulier, mais la locution ne renvoie pas à un usage critique attesté et nous courions, d’un point de vue éditorial, le risque que notre objet soit mal identifié du public, même spécialisé. C’est donc le terme d’autobiographie qui a convaincu le plus grand nombre d’entre nous au sein du groupe1.

Comme on le voit, nous n’étions pas – ce qui est plutôt rassurant pour une entreprise collective – absolument d’accord sur tous les points ; du moins l’étions-nous sur l’essentiel, en particulier sur un point crucial, qui constitue peut-être ce que l’héritage théorique de Philippe Lejeune me semble avoir de plus fécond, à savoir le choix de maintenir l’inscription de l’autobiographie dans le champ des écrits factuels    – une telle exigence ne va plus de soi aujourd’hui que l’autofiction ou ses clones ont installé l’idée qu’il n’est plus de frontière stable entre fiction et non fiction et que l’on peut tout dire des textes, en particulier qu’ils sont à la fois véridiques et fictionnels, sans se préoccuper de définir précisément ce que l’on entend par là puisque le paradoxe est supposé se suffire à lui-même. Ce qui nous rassemblait, en quelque sorte, c’est une forme de confiance en la valeur référentielle des écrits autobiographiques – une confiance de principe, mais cela n’empêche nullement d’être prudent ou même méfiant lorsque les conditions l’exigent : tout récit factuel résulte bien d’un travail de composition, qui n’implique pas automatiquement de verser du côté de la fiction2.

Bien entendu, un tel ancrage du côté des récits factuels peut être – doit être même pour des raisons de méthode – discuté. Certainement ne vaut-il pas de la même manière à toutes les époques (en particulier le xixe siècle). Du moins nous paraissait-il un garde-fou théorique important.

Nous étions conscients d’avoir des préalables théoriques qui orientent très fortement nos choix. Il suffit de comparer rapidement ce Dictionnaire de l’autobiographie et les deux tomes de l’Encyclopedia of Life-Writing que Margaretta Jolly a dirigée en 2001 pour constater l’écart flagrant entre les approches ou les corpus privilégiés d’un côté et de l’autre de la Manche et de l’Atlantique3. L’accent mis sur les problématiques identitaires et éthiques, plus particulièrement féministes, a conduit les collaborateurs de l’Encyclopedia à privilégier les écrits de femmes ou de minorités (ethniques, sexuelles ou autres) ainsi que les témoignages traitant de traumatismes psychologiques ou historiques, ce qui n’est pas notre cas, puisque nos critères de sélection étaient avant tout de nature poétique et générique. Nous avons bien sûr tenu compte de la contribution massive des femmes à l’écriture de soi, mais n’avons pas désiré mettre l’accent, de manière militante, sur des textes jusqu’alors méconnus ou envisager l’écriture à la première personne comme une forme de réparation (psychologique ou symbolique) d’un traumatisme passé, ainsi que cela se fait beaucoup aujourd’hui. Là encore, cela peut être contesté.

Le dictionnaire enfin achevé, nous avons donc eu le sentiment qu’il appelait discussion. À un simple travail d’accompagnement de la réception, nous avons préféré l’organisation d’une journée où nous inviterions quelques collègues spécialistes de ce domaine, appartenant pour certains, aux mêmes champs disciplinaires que les nôtres (la littérature française ou la littérature comparée) et pour d’autres à des disciplines connexes (philosophie, histoire, sociologie…) afin de procéder à un examen critique du Dictionnaire, en leur proposant de commenter les modèles théoriques employés, les corpus privilégiés, ou les enjeux méthodologiques soulevés. Cela ne va pas sans risques il est vrai, mais il nous paraît important de faire vivre ce dictionnaire, de ne pas en faire simplement un outil, mais aussi l’occasion d’une mise au point sur un champ de recherche qui est aujourd’hui central dans les études littéraires, mais où les débats ont perdu en partie leur vigueur. Nous vivons actuellement un moment où les synthèses (qu’il s’agisse de dictionnaires, de biographies ou de colloques) se multiplient et favorisent parfois une forme de consensus mou. Il nous paraît important, de ce fait, de soumettre ce dictionnaire au jugement de nos collègues.

À l’avenir, nous aimerions organiser un second volet, international cette fois, afin de compléter notre projet par ce qui en constitue le point aveugle théorique, à savoir la limite que les langues imposent à toute réflexion sur les écrits de soi. En 2010, nous avions lancé avec Philippe Lejeune une enquête sur Fabula4 dont l’objectif était de comparer, dans toutes les langues possibles (ou du moins le plus grand nombre…), les termes employés pour désigner les différentes formes de récits de soi. Nous avions formulé cette enquête en ces termes : « En espagnol, on établit une distinction entre “diario” et “dietario” qui n’a aucun équivalent en français, où l’on emploie très couramment “Mémoires” pour désigner des récits rétrospectifs plus ou moins exhaustifs d’une vie dans un cadre social ou historique large, alors que l’on parle moins fréquemment de “Memoirs” en anglais et que “memoir” y désigne des récits personnels souvent liés à l’enfance ou à une expérience dont un individu témoigne (là où l’on parlerait en français, de “témoignage” ou de “récit d’enfance”). De la même manière, l’invention du terme “autofiction” a connu un rapide succès en France, sans que l’on sache très bien si le terme est employé dans d’autres langues, et, lorsque c’est le cas, si le phénomène est de l’ordre de la transposition directe, de la traduction ou de la fusion avec d’autres catégories existantes dans ces autres langues… On trouverait mille autres exemples de ces malentendus qui tiennent aux différences d’usage selon les cultures et les langues. » Les réponses à nos questions sur les catégories employées et leur signification se sont avérées assez décevantes. La parution de ce Dictionnaire nous semble être l’occasion de relancer, même partiellement, une telle enquête en s’appuyant sur les projets équivalents (telle l’Encycopledia of Life Writing), et de confronter la théorie littéraire aux variations linguistiques ou conceptuelles qui peuvent exister d’un pays à l’autre. Ce sera, là encore, une manière de mettre ce Dictionnaire à l’épreuve, cette fois-ci non plus d’autres disciplines, mais de Babel.

 


 

Quels noms de genres, quelles définitions, quelles œuvres ?

(Damien Zanone, Martine Boyer-Weinmann, Michel Murat)

 

 

  

 

 

 


L’histoire au prisme des récits de soi

(Isabelle Lacoue-Labarthe, François Dosse)

 

 

 


Lectures socio-politiques des vies singulières

(Philippe Artières, Martine Leibovici)

 

 

 

 


L’autobiographie à l’épreuve de Babel

(Danielle Corrado, Sylvie Crinquand)

 

 

 

 

  • 1. Avec pour paradoxe que dans L’Autobiographie en France, Philippe Lejeune avait en 1971 conféré au genre issu des Confessions de Rousseau toute sa précision théorique en la distinguant nettement des genres connexes, alors que le terme les subsume aujourd’hui plus ou moins par un phénomène de capillarité.
  • 2. La factualité des textes n’est pas une donnée intangible mais une réalité tout aussi complexe à analyser que l’est la fiction.
  • 3. Voir communication de Sylvie Crinquand.
  • 4. http://www.fabula.org/actualites/enquete-sur-les-recits-de-soi_35007.php (page consultée le 6 octobre 2017).