Les liens du sang

L’annonce émue de Jean Racine à sa sœur Marie de la mort de leur grand-mère paternelle1 donne lieu à l’affirmation des sentiments fraternels et à une restructuration affective du « je » autour du grand-père maternel, dernière figure parentale de référence de l’orphelin qu’on aime à présenter comme l’enfant de Port-Royal. L’emploi des mots « père » et « mère » pour désigner les grands-parents renvoie aux rapports privilégiés que Racine a nourris avec ces substituts parentaux qu’ils représentent. La mort de sa grand-mère aiguise aussi la conscience des liens de sang, appelés à se renforcer, car la consolation de la peine est à chercher chez les derniers représentants de la famille d’origine. L’argent s’immisce dans cette lettre intime et pudique, qui dit la force de la peine par l’incapacité de son auteur à écrire plus avant, et que nous donnons dans son intégralité.

  • 1. Il s’agit de Marie Desmoulins, veuve de Jean Racine. Elle décède le 12 août 1663 à Port-Royal de Paris où elle s’était retirée. La tante Vitart dont il est question plus bas est Claude Desmoulins, sa sœur. Comme le note J. Lesaulnier, « Marie a été élevée auprès de son grand-père Sconin, et son frère Jean auprès de sa grand-mère maternelle » (Jean Racine, Correspondance, édition présentée, établie et annotée par J. Lesaulnier, Paris, Champion, 2017, p. 201).

Jean Racine à Marie Racine
À Paris, le 13 d’août [1663]

Ma très chère sœur,
Tout affligé que je suis, je crois être obligé de vous mander la perte que vous avez faite avec moi de notre bonne mère. Je ne doute point que vous n’en receviez beaucoup d’affliction, quoique vous ne l’eussiez vue depuis longtemps ; car je vous assure qu’elle vous aimait tendrement, et qu’elle vous aurait traitée comme ses propres enfants, si elle avait pu faire quelque chose pour vous. Je vous prie de la recommander aux prières de mon grand-père1. Nous n’avons plus que lui maintenant, et il nous tient lieu de père et de mère tout ensemble. Nous devons bien prier Dieu qu’il nous le conserve. Je vous supplie de lui dire que je mets toute ma confiance et tout mon recours à lui, et que j’aurai toujours pour lui toute l’obéissance et l’affection que j’aurais pu avoir pour mon propre père. Je crois que vous savez bien qu’il vous faut faire habiller de deuil. Je suis bien marri de n’avoir point encore reçu l’argent qu’on m’avait promis. J’aurais de tout mon cœur contribué à la dépense qu’il vous faudra faire. Je demande demain à ma tante Vitart ce qu’elle jugera à propos que vous fassiez. Mandez-moi vous-même toutes vos pensées là-dessus, et si vous vous adresserez à mon père pour cela. Adieu, ma chère sœur : j’ai trop de douleur pour songer à autre chose qu’à l’extrême perte que j’ai faite. Mon oncle Racine2 ne manquera pas sans doute de faire tout ce qu’il faudra pour le service de ma mère. Adieu donc : la mort de ma mère nous doit porter à nous aimer encore davantage, puisque nous n’avons plus tantôt personne. Vous devez espérer beaucoup d’assistance en la personne de ma chère tante Vitart : elle vous aime beaucoup, et elle nous servira de mère à l’un et à l’autre.

À Madame,
Madame Marie Racine, chez M. le commissaire, à La Ferté-Milon.

  • 1. Pierre Sconin, qui décède en 1667, désigné par le mot « père » plus loin dans la lettre, chez qui Marie fut élevée, à La Ferté-Milon.
  • 2. Claude Racine, frère de Jean, père de Racine.

Jean Racine, Correspondance, éd. J. Lesaulnier, Paris, Champion, 2017

Racine Jean
Statut éditorial: 

Déjà publié

Racine Jean, « Lettres de Jean Racine », éd. par Cousson Agnès, dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/les-liens-du-sang, page consultée le 26/04/2024.