1915 – Mort de Paul Drouot
Le 9 juin 1915, Paul Drouot est tué d’un éclat d’obus, à Notre-Dame de Lorette, dans le Pas-de-Calais. Lorsque Paule Régnier apprend sa mort, le 18 juin, le journal prend le relais de la correspondance impossible avec l’ami, et le souvenir de sa présence se fait le substitut à son absence. La plainte oscille entre l’expression de la perte, de la vacuité du monde, et l’aspiration à ce que le disparu vienne chercher celle qui est restée pour l’emmener avec lui. Ce motif d’une vie trop difficile à supporter, que les disparus doivent aider à quitter, réapparaîtra à de nombreuses reprises, jusqu’à la dernière entrée du journal.
23e cahier (4e cahier conservé) 1914-1915
18 juin [1915]. Vendredi.
Mon frère chéri, laisse-moi écrire maintenant sous ton regard, ne me quitte pas – aide-moi, soutiens-moi, montre-moi la route.
Tu me vois maintenant jusqu’au cœur, tu vois comment je suis mauvaise et indigne de toi, mon grand. Mais puisque jamais tu ne t’es lassé de me faire du bien quand tu étais sur la terre, secours-moi encore maintenant que tu es un esprit bienheureux. Oh comme Dieu doit t’aimer !
Je sens bien que tu ne m’abandonnes point car ces derniers temps mon cœur révolté refusait le sacrifice, j’étais décidée à me tuer si tu t’en allais, malgré la promesse que je t’avais faite, malgré tout. Mais au milieu de mon plus violent désespoir, par une grâce dont je reste stupéfaite, je n’ai pas eu un cri de révolte. J’ai senti autour de moi son âme qui m’imposait le sacrifice. Mon frère chéri, mon âme, rassure-toi, j’accepte – j’accepte du fond du cœur parce que je tremble de te déplaire et puisque je t’ai perdu pour cette vie, je ne veux pas te perdre pour mon éternité.
L’éternité ! oh oui j’y crois maintenant – je suis sûre. Un être comme Paul mourir, être tué, tout à fait détruit, anéanti par un éclat d’obus – non – le corps seul est brisé, l’âme libre s’envole. J’espère la rejoindre. Mais mon chéri, aide-moi non seulement aujourd’hui mais tous les jours de ma vie, car en ce moment ce n’est pas le plus dur, mon corps est brisé, je pleure tout le temps, je suis malade et la douleur physique me sauve de la douleur morale. C’est plus tard que j’aurai besoin d’assistance. Prie pour que je conserve cette résignation, cette douleur profonde mais bonne, cette espérance ferme de te retrouver. Sauve-moi mon chéri. Tu étais trop noble pour cette terre, j’aurais dû comprendre depuis longtemps que les êtres comme toi ne vivent pas.
En le perdant j’apprends à l’aimer davantage. J’apprends une chose que je ne pouvais croire, j’apprends combien il m’aimait. Combien il s’inquiétait de moi, de ma peine. En partant il disait à Pouvreau « Je vous confie deux personnes, maman et Paulette. N’abandonnez pas Paulette, allez la voir. » Et en janvier il écrivait à Jane1 qui lui avait dit qu’elle priait pour lui : « Il faut toujours prier, c’est une si belle chose, je vous remercie de prier pour moi, demandez pour moi le courage mais il faut avant tout prier pour Maman et Paulette. »
Pauvre être, comme il était bon. Comme je comprends sa mère qui le pleure si amèrement et que je quitte à peine. Elle me racontait comment toute jeune, alors qu’on parlait pour elle de mariage, elle avait été prier un jour dans l’église de Vouziers. Et tout à coup, comme elle regardait une statue de la vierge, elle avait été saisie d’un tremblement affreux et elle avait vu distinctement des larmes rouler sur le visage de la vierge qui la regardait et pleurait sur elle. Sa mère l’avait vu comme elle et s’était écriée « mais c’est toi qu’elle regarde, c’est sur toi qu’elle pleure. » Annonciation douloureuse que la pauvre femme marquée par le martyre se rappelait aujourd’hui.
Toi aussi mon Paul, tu es mort en martyre après avoir, malgré ta santé défaillante, malgré les chances qui s’offraient, fait jusqu’au bout ton dur devoir. Comme tu as dû souffrir mon pauvre petit, toi si tendre jeté au milieu d’un carnage affreux, voyant tuer tous tes amis. C’était cruel de vouloir te voir vivre, tu es heureux maintenant – mes larmes, celles de ta mère doivent cependant troubler ta béatitude. Ne souffre pas, j’accepte, je remercie malgré tout Dieu de m’avoir permis de te connaître et de t’aimer. Aide-moi seulement, prie pour moi.
22 juin, mardi.
Je sais bien que tu ne m’abandonnes pas, mais que c’est dur. Jamais plus ta main dans la mienne, jamais plus tes bras autour de moi, jamais plus ta voix si gaie, si réconfortante, jamais plus ton regard qui me guérissait. Oh, à tout instant cependant je te sens près de moi, il me semble que tu attires ma tête contre ton épaule et que tu me consoles. Je te vois partout dans l’air vide, et toute la journée je te prie, je t’appelle, je vais comme une illuminée regardant le ciel, te cherchant sans cesse. Oh, qu’est-ce que cela me fait à moi que tu ne sois plus parmi les vivants, je t’aime, je t’aime encore, je t’aime. Je sais que tu m’aimais bien mais ne m’as-tu pas oubliée, me chéris-tu du haut du ciel, à l’heure de la mort viendras-tu recueillir mon âme ? Oui, n’est-ce pas, si je souffre patiemment, si je suis très fidèle. Puissé-je ne jamais éloigner de moi ta chère âme. Puissé-je ne jamais lui déplaire. Demande pour moi la patience, demande pour moi la mort bien vite et sois mon Paradis. […]
- 1. P. R. écrit toujours Jane dans son journal, pour désigner sa sœur Jeanne.
Manuscrit Ms 471 de la médiathèque Voyelles de Charleville-Mézières. Texte partiellement inédit : l’édition du Journal (Plon, 1953) est très fragmentaire
Inédit
Régnier Paule, « Journal de Paule Régnier », éd. par Braud Michel, Braud-Kretz Hélène (collab.), dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/1915-mort-de-paul-drouot, page consultée le 15/12/2024.