Vies (d’hommes illustres)

Les Vies d’hommes illustres émergent au XVIe siècle à la faveur de l’avènement de l’individu et du retour des modèles antiques. Dans le sillage de la Renaissance italienne, le genre se répand en France et dans toute l’Europe. Par leurs titres (Vita, Vie de…), les biographies d’Illustres se distinguent à peine des autobiographies contemporaines (De Vita propria, Vie de… par lui-même). Signe de la porosité entre les formes, on entreprend parfois de tirer d’écrits personnels un récit « allocentré », comme cette Vie de Michel de Montaigne extraite de ses propres Escrits [1636].

Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Presque tout oppose les deux genres. L’autobiographie, procédant d’un geste d’introspection, restitue l’itinéraire d’un individu à la personnalité singulière, dans ses aventures marquantes comme dans sa vie ordinaire, en levant le voile sur son intimité (voire ses petitesses). Les Vies de chefs militaires, d’hommes d’État, d’érudits ou d’artistes dignes de louanges, dont le nom et la réputation ont traversé les siècles, portent l’héritage d’une culture héroïque. Là, sont valorisés des lignées prestigieuses, des faits d’éclat, des destins exceptionnels proposés à l’admiration. L’ancrage dans la subjectivité, mais aussi dans le passé récent, est une évidence pour l’autobiographe. Du point de vue de Pétrarque et d’Enea Silvio Piccolomi (auteurs de De Viris illustribus respectivement au XIVe et au XVe siècle), il est difficile de se prononcer sur des morts récents : la vénération des Anciens les conduit à exclure tout moderne de leurs compilations. Et les Vies de héros antiques restent plébiscitées jusqu’au XVIIe siècle, notamment en Espagne.

Sous un angle documentaire, le biographe consacre des mois à collecter des matériaux, ce qu’il ne manque pas de mentionner dans son texte. L’autobiographe se repose avant tout sur sa mémoire et ses papiers conservés, et garde plus volontiers le silence sur les coulisses de la création.

D’un point de vue narratif, la Vie peut adopter un schéma dynamique calqué sur la succession des événements (sur l’exemple de Plutarque, auteur des Vies parallèles) ou un modèle analytique (à la façon de Suétone, auteur des Vies des douze Césars). Quelle que soit la structure choisie, le personnage n’évolue guère au fil des pages. Dans les Vies chevaleresques tardo-médiévales étudiées par É. Gaucher, le héros manifeste « un ensemble de dispositions qui ne subit aucun changement de la naissance à la mort » – dispositions stables que des anecdotes significatives sont chargées de révéler. Ainsi, « paradoxalement, la vocation première du récit de vie n’est pas de circonscrire un destin particulier, mais d’actualiser des topoï » (P. Eichel-Lojkine). Au contraire, les auteurs d’autobiographies scrutent les transformations du moi à la suite de coups du sort, d’expériences ou d’événements fondateurs. Aussi se montrent-ils attentifs aux moments charnières d’une évolution psychique ou physique pleine de surprises (comme dans la Vita de Benvenuto Cellini par lui-même).

Sur un plan rhétorique, l’écriture biographique dérive de l’art de l’éloge et du blâme et tire ses origines de l’oraison funèbre. Elle invite les vivants à imiter des défunts qui se sont illustrés par des vertus hors du commun, comme à se détourner de contre-modèles passés à la postérité pour leurs vices (à l’image du pervers Érostrate, prêt à incendier le temple d’Artémis à Éphèse pour accéder à la célébrité). Dans l’autobiographie en revanche, il est question non de tendre un miroir au lecteur, mais de mobiliser sa mémoire dans un souci de vérité et d’authenticité. L’écriture sur soi a davantage partie liée avec la confidence ou la confession qu’avec le discours épidictique (ou encomiastique).

De fait, la biographie s’affirme comme une autre manière de raconter l’histoire, se montrant attentive au « caractère » du grand homme plutôt qu’à l’aspect grandiose de « combats qui font des milliers de morts » (comme le précise Plutarque dans le célèbre préambule à la Vie d’Alexandre) – alors que l’autobiographie ne se définit pas comme une autre approche de l’histoire militaire ou politique. Ainsi la biographie fait-elle fructifier le legs du Plutarque moraliste : elle attribue succès ou exploits aux mérites respectifs de la Fortune et de la Vertu (audace de l’homme d’action, talent du créateur), avec l’ambition de léguer des « monuments » à la postérité. Les écrits du for privé, pour leur part, se détachent à la fois de l’entreprise de glorification symbolique du sujet et de l’ambition de dispenser des leçons de philosophie morale, se voulant en cela plus proches du « document ». En somme, le biographe consigne la vie de disparus pour couronner leur notoriété, porter témoignage de leur excellence, voire attester de leur pieuse mort (Calvin vu par Théodore de Bèze [1564]). Par la force des choses, les narrateurs « autographes », quant à eux, laissent en blanc le chapitre sur leurs derniers moments. Ils se trouvent même en porte à faux, en tant que juges et parties, s’il s’agit de peser la valeur de leurs propres actions (Benvenuto Cellini, Blaise de Monluc, Agrippa d’Aubigné) et ne peuvent que spéculer sur leur future renommée.

Enfin, si l’éclosion du genre biographique au XVIe siècle donne lieu à des monographies, elle suscite aussi de volumineux recueils, à visée universaliste (Paolo Giovio, André Thevet) ou plus spécialisés. Le regroupement se fait selon la catégorie professionnelle (artistes chez Giorgio Vasari [1550-1553], poètes provençaux chez Jean de Nostredame [1575], savants chez Scévole de Sainte-Marthe [1598]), ou la sensibilité religieuse (Icones ou Vrais Portraits du protestant Théodore de Bèze [1580-1581]). Durant le premier XVIIe siècle, des recueils de femmes « fortes » exaltant des figures pieuses, savantes ou vaillantes connaissent un succès considérable (Nicolas Caussin, La Cour sainte [1624] ; Pierre Le Moyne, La Gallerie des Femmes fortes [1647]). Ce cadre sériel, qui perdure tout au long du Grand Siècle (Vies des poètes français de Guillaume Colletet [rédaction 1635-1659] ; Les Hommes illustres de Charles Perrault [1696-1700]), signifie clairement que l’individu s’inscrit dans une collectivité. Le lecteur est invité à faire des comparaisons et des mises en perspective facilitées par une structuration identique des textes (typiquement : homme, œuvre, fortune de l’œuvre). De nouveau, la différence est patente avec l’autobiographie retraçant de manière plus libre l’itinéraire unique d’une personnalité à la singularité irréductible, sans référence à une communauté héroïque.

Toutefois, un faisceau de convergences se fait jour. Dans les deux cas, se pose la question de l’unité, de la cohérence et de l’intelligibilité du récit, à charge pour le rédacteur « de fédérer les morceaux disparates d’une vie vécue de l’intérieur » ou appréhendée de l’extérieur (P. Eichel-Lojkine). Dans les deux genres renaissants, réunis par une même curiosité pour les personnages contemporains et les temps présents, s’affirme une exigence de précision dans le portrait littéraire (parfois accompagné d’un portrait gravé) et un souci d’analyse psychologique, loin des types conventionnels, surtout quand le sujet est un créateur et que le biographe l’a personnellement connu. Claude Binet évoque ainsi, à sa mort, « le prince des poètes français » (Discours de la Vie de Pierre de Ronsard [1586]) et Charles de Sainte-Marthe la regrettée princesse humaniste Marguerite de Navarre (Oraison funèbre de l’incomparable Marguerite [1550]).

Une tension entre la conformité à la vérité historique (ce qu’on appelle alors « une plate peinture de l’action ») et une tendance hagiographique est perceptible dans les deux types de récit. En témoignent les motifs de la prédestination et de la vocation utilisés aussi bien par les biographes Giorgio Vasari et Karel Van Mander que par les autobiographes Benvenuto Cellini et Jérôme Cardan (De Vita propria [1576]). En cette période de transition qu’est le XVIe siècle, des prouesses chevaleresques sont encore assimilées à des prodiges (Symphorien Champier, Les Gestes, ensemble la vie du preulx chevalier Bayard [1536]) et, en contexte protestant, des épisodes exemplaires témoignent de l’élection d’hommes de Dieu (Théodore de Bèze, Icones). Au XVIIe siècle, ce prisme se perpétue dans les biographies spirituelles féminines (Hilarion de Coste, Éloges et vies des reynes, princesses et dames illustres en piété [1647, 2e éd.]). Celles-ci sont ponctuées d’indices hagiographiques topiques, tout en s’ajustant à un contexte où le lecteur exige de l’authenticité plus que du spectaculaire et devient suspicieux à l’égard des miracles et des invraisemblances.

Autre facteur de convergence : la liberté du scripteur de s’adonner à des commentaires, à des digressions, à des réflexions d’ordre politique et militaire (chez Machiavel), voire à des développements polémiques (chez André Thevet), comme la manière de laisser transparaître derrière l’hommage à un autre un portrait indirect de soi (ainsi d’Érasme évoquant le théologien humaniste John Colet [1521]).

Au niveau littéraire, biographie et autobiographie, de longueurs fort variables, se rejoignent dans une préférence pour le langage simple (proche de celui de la nécrologie), neutralisant une ornementation rhétorique qui risquerait de faire écran au contenu narratif. Cela n’empêche pas l’emploi de stratégies argumentatives visant à présenter tel condottiere du passé ou tel souverain régnant sous un jour favorable (Claude de Seyssel, Louanges de Louis XII, Machiavel, Vie de Castruccio Castraccani [rédaction 1520]) – ce qui se rapproche du propos apologétique des mémorialistes.

Enfin, l’intérêt pour la vie privée ou la sphère domestique, l’observation fine, la moisson d’anecdotes insolites, de détails piquants, de bons mots ou de traits d’esprit, de même que la dramatisation du récit et la production de pathos et d’émotion chez le lecteur traversent les deux genres. Mais la Vie d’hommes illustres reste tendue vers un idéal et une visée démonstrative, quand l’autobiographie met l’accent sur la véracité, fondement de son pacte avec le lecteur.

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Voir : Destinataire, Document, Généalogie, Hagiographie, Histoire, Mémoires.


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Pour citer cet article: 

Eichel-Lojkine Patricia, « Vies (d’hommes illustres) », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. , en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/vies-dhommes-illustres, page consultée le 23/11/2024.