Premier Cahier (juin 1862-août 1862)

Le jeune Tarde a des talent multiples1, et il en souffre. Estimant que le réel n’est qu’un cas du possible, il sait par conséquent qu’il laissera derrière lui des vies mortes. Successivement exaltée quand il chante son Périgord natal avec le lyrisme d’un jeune homme qui se pique d’être poète, et déprimée par ses études de droit, la tonalité qui domine dans les premiers cahiers est l’ennui. Mais le « niais châtré » comme il aime à se décrire, n’a pas encore perdu ses illusions (la croyance au libre-arbitre) : s’il lit tout ce qui lui passe sous la main, il privilégie, à ses débuts, des « spiritualistes » comme le Père Gratry, Vacherot, ou Maine de Biran. Et pour celui qui hésite encore entre une carrière de poète ou de philosophe métaphysicien, on voit se dessiner les préoccupations « sociologiques » qui seront les siennes, sous forme d’esquisses, de notations et d’anecdotes qui permettent de jeter une lumière nouvelle sur la genèse de sa pensée, l’« inter-psychologie » à venir et la méthode de travail singulière qui est la sienne. On trouve ainsi force réflexions sur « le chic », les courtisanes, la foule, le vote, les phénomènes de sympathie, l’imitation, etc.

  • 1. « Nous portons en nous la source scellée d’une infinité d’autres passés virtuels » (Maine de Biran et l’évolutionnisme en psychologie, Paris, Sanofi-Synthélabo, 2000, p. 98).

Premier Cahier

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(Juin 1862-août 1862)1

 

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Études psychologiques sur moi-même.

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Vous riez, hommes positifs ! De la chute cruelle des théoriciens tombés soudainement dans la vie réelle ! Jugez <plutôt> par la profondeur de cette chute à quelle hauteur la théorie est élevée au-dessus de la pratique, l’idée au-dessous des choses. ––––––

On est jaloux parce qu’on vise devant soi et au-dessus de soi, parce qu’on veut avancer, et non s’élever, – parce qu’on regarde l’horizon terrestre et non le ciel. Je m’explique. Entre le (illis.) spectacle terrestre et l’œil qui le fixe avidement, s’interposent souvent des spectateurs plus élevés de taille qui le dérobent à la vue. L’œil en est gêné, la haute taille l’incommode. Qu’il regarde au firmament ! à moins qu’il ait un plafond au-dessus de la tête, le spectacle

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d’en haut lui sera donné sans voile et gratis, à lui comme aux autres. – Le firmament est la région des idées larges, de la pensée impersonnelle, dégagée de tout lien d’actualité, libre et sereine. Le firmament est le seul baume aux douleurs de l’amour-propre.

 

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13 Juin 1862

Un peu de constriction de tête, faiblesse des yeux, légère paresse de l’esprit. – Cette nuit, rêve d’amour et de jalousie, toujours brodé sur le même thème. Depuis quelque temps, mon esprit, détaché des vérités exactes, des notions métaphysiques, prend goût à ces vérités un peu nuageuses, à ces considérations plus vagues encore et plus douteuses que générales suggérées par l’étude de l’histoire et du Droit romain. Je suis lancé alors dans un tout autre ordre de connaissances. De la chimie intellectuelle qui analyse et décompose, abstrait et dépouille les notions vulgaires, obtenant dans les termes et la pensée une précision de plus en plus lumineuse et attrayante, je passe à la physique phénoménale fondée sur des conjectures, des hypothèses, des observations relativement superficielles. Le passage ne peut m’être nuisible. Après

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s’être développé en profondeur, l’esprit doit se développer en étendue.

Mais si l’étude du droit, scientifiquement et historiquement (illis.) <considéré>, me captive, je ne peux jamais m’accoutumer à cette idée qu’il en faudra peut-être un jour l’étudier dans un but pratique, et plus tard arriver à la pratique elle-même. Métier affreux ! Consacrer sa vie à bâtir des échafaudages de syllogismes à côté d’un texte légal, édifice où l’équité n’habite pas toujours et qui repose sur du sable ! Non !

Il est plus simple et plus commode de se résigner à la pauvreté, de s’accoutumer à l’idée d’être et de rester pauvre. Relisons à ce sujet le P. Gratry2.

 

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14 Juin

Mon esprit, si peu réceptif autrefois, je veux dire naguère, se plie mieux maintenant à recevoir les idées d’autrui et à les adopter. Ma recherche du paradoxe, de la vérité inaperçue, est moins vive que jamais ; je ne demande à voir que les vérités bien visibles, mais à les bien voir. C’est ce que j’appellerais de l’abnégation intellectuelle, de l’humilité d’esprit. – Humilité, règle excellente non seulement de conduite, mais d’étude ! Règle si difficile à suivre pourtant ! Est-il une vertu moins aisée à pratiquer, que la soumission de l’idée personnelle reconnue douteuse à l’idée d’autrui reconnue vraie, que la résignation de l’esprit à admettre son infériorité relative, sans préjudice de la persévérance des efforts deans la culture volonté dans sa culture ! L’humilité toute seule, elle est possible à tout le monde, sans le courage – mais se savoir inférieur <d’aptitude>, et puiser

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dans cette considération un nouveau motif de travailler et de s’efforcer ; de dire : le résultat de mon effort sera inférieur au résultat de celui-ci, et cependant il faut que je travaille, que je contribue pour ma part au progrès social, que j’obéisse à la loi originelle de labeur et de peine !… Cette résolution, on en conviendra, n’est pas à la portée de toutes les volontés, de tous les courages.

Faiblesse des yeux, médiocrité d’énergie, pieds demi-froids, lumière diffuse fatigante pour la tête et pour la vue. – Combien je dépends de la nature qui m’entoure ! Combien je sens douloureusement les liens de ma dépendance de toute chose ici-bas, du soleil qui m’éclaire et me réchauffe, de l’air qui m’enveloppe et que je respire, des vêtements qui me couvrent, de la nourriture que je prends ! – fatalité, tu es encore ma devise ! –––––

 

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15 Juin. Dimanche.

Journée perdue à promener et à causer avec des camarades. Conséquence inévitable, revirement dans ma manière de voir. Serait-il donc vrai que ma conduite actuelle, ma vie d’étude et de recueillement, ma tristesse habituelle, mes préoccupations de questions surhumaines ou extra-humaines, sont choses tout simplement ridicules ?…

Ne serais-je autre chose qu’un bûcheur ? Qu’un sauvage, un ours ? Qu’un niais ? Qu’un objet d’ennui pour les hommes et de mépris pour les femmes ? – Quand je compare mes idées et mes désirs, mes sentiments, avec les sentiments, les idées et les désirs dont la conversation de mes amis fait foi, je me trouve si différent d’eux ! Est-ce un bien ? Est-ce un mal ?

Ma volonté est donc si faible, ma confiance en l’excellence de mon but est-elle si vacillante, que de vains propos l’ébranlent,

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qu’une promenade sur un chemin public me détourne de la voie que je me suis tracé ! Soyons plus fermes ! – Mais j’ai beau me répéter ceci, non ! il n’est point possible de travailler avec ardeur et persévérance, sans écouter les voix distrayantes du dehors ! Il n’est point possible de se résoudre à consacrer sa vie au but et à la poursuite du chemin tracé par sa raison personnelle, les yeux constamment et inébranlablement attachés à ce but, les oreilles bouchées aux conseils extérieurs, opiniâtre et acharné, – sauf à se voir et à s’entendre salué, le but atteint et les oreilles et les yeux rouverts, par le haussement d’épaule du de l’éclat de rire de la foule ! De la foule c’est-à-dire de la femme qui passe, crédule et sourit et dont le sourire vous enivre ! –––

– Je ne suis même pas un excentrique, je suis, je le répète, un niais ! un niais châtré. – Est-ce donc bien vrai ?

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Douloureuse interrogation de l’homme qui scrute la pro l’énigme de sa valeur propre ! C’est un sujet qu’il ne faut jamais aborder. La nature nous le commande. La nature nous enseigne qu’une part d’ignorance entre comme part constitutive de la tranquillité et du bonheur de l’homme. Nous ignorons le terme de notre fin ici-bas, nous ignorons notre valeur relative. Double ignorance qui nous tranquillise et nous rend heureux ! Elle nous La seconde nous défend des folles ivresses de l’orgueil et des prostrations de l’humilité.

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« Connais-toi toi-même », dit la sagesse. Cela est vrai, mais la sagesse dit aussi : ne te compare pas à autrui.

 

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16 Juin

Journée de pluie, d’ennui par conséquent. Concentration et murmure – contre moi-même, contre le sort, contre le travail, contre le repos, contre les uns et contre les autres. – On m’a dit que je manquais de jeunesse, bien qu’à la fois enfant et vieillard. Froissement et dépit. Rumination taciturne de cette offense et des réflexions qu’elle m’a suggérées toute la soirée. Quelques-unes ont été graves et sérieuses. Marchons toujours, dédaigneux des apostrophes et des jugements d’autrui, portant dans notre cœur dilaté une flamme juvénile et sur notre front dressé une idée plus large que tant d’autres de la mission de la Jeunesse. – Il ne faut jamais dire à un jeune homme qu’il n’est pas jeune, et à une femme qu’elle n’est pas femme. Nous tenons singulièrement — je ne sais pourquoi — à notre sexe et à notre âge.

 

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17 Juin

Il ne faut point rougir de ses goûts – pas plus que de ses opinions. Si vous ne rougissez pas d’être libéral par exemple, tandis que tout le monde autour de vous est légitimiste, pourquoi rougiriez-vous d’aimer <seul> l’étude au milieu de gens qui n’aiment que les femmes et l’oisiveté, de préférer les plaisirs intellectuels aux plaisirs grossiers, la théorie à la pratique ? Pourquoi modifieriez-vous votre règle de conduite, parce qu’elle ressemble à une règle de morale ? Pourquoi épancheriez-vous votre activité au-dehors, parce que renfermé au-dedans, elle est niée par quelques-uns ? Pourquoi enfin n’avoir pas le courage de suivre votre penchant ? Est-ce donc si difficile ?

 

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19 Juin

Le vent souffle depuis deux jours, et la terre est encore humide de la pluie qui l’a précédé. Aussi, froid pénétrant pour la saison, léger rhume de cerveau, dents chancelantes et portées à la douleur. Plus je m’observe, plus je reconnais que je suis l’esclave du soleil et de la pluie, du calme et des souffles de l’air. L’atmosphère n’est pas seulement pour moi une enveloppe, c’est en quelque sorte une prison : je n’y suis pas libre. – Les yeux me font mal, ma tête souffre un peu, je n’ai de goût ni pour la poésie, ni pour les études sérieuses, je serais assez disposé à voir quelqu’un… Il me faudrait pour me distraire un petit événement imprévu et agréable… Mais je n’en jouirais, je le sens bien, que dans les premiers moments de surprise, je ne tarderais pas à en éprouver le vide et à rentrer dans mon apathique indifférence. – L’âme dépend du corps,

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et le corps dépend de la nature extérieure.

   – Mon Droit  m’ennuie toujours.

 

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21 Juin

Je ne suis jamais plus ennuyé que dans les moments où, mon travail principal venant d’être interrompu, mon temps étant court, je désire cependant l’utiliser à en quelque façon par l’étude. Mais que faire ? Mon esprit qui commence à se détendre, n’est plus assez posé pour la lecture vive et spontanée que réclame la composition imaginative. Je flotte, ouvre et ferme les uns après les autres tous mes livres nouveaux, vais et viens, laisse écouler le temps, souffre de me sentir vider moi-même, - m’assieds enfin, trempe la plume dans l’encre… et la laisse sécher…

 

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23 Juin

Ô science ! Que tes charmes sont faciles à rompre par le rayon émané de l’œil noir ou bleu d’une jeune fille ! Me voici tout désorienté, tout troublé d’inquiétude et de léger chagrin, vide et flottant ! Je’ai me promène en vain dans mon allée habituelle, nulle pensée sérieuse ne sourit à mon esprit et ne l’attache, je ’ouvre pousse la porte de ma chambre d’un pied distrait, je pénètre dans sa studieuse pénombre, j’effleure d’un regard et d’une main négligents les rayons bas et hauts de la bibliothèque… Mon esprit n’a de prise sur aucun livre, la plupart le repoussent tout d’abord, et si tout d’abord quelques-uns l’attirent, les premières lignes à peine lues, elles <ceux-ci> le repoussent aussi : on dirait deux corps chargés d’électricités contraires ou semblables qui se repoussent les uns avant, les autres après le contact… Et

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toute cette hésitation, tout ce dégoût a pour cause le départ de deux jeunes demoiselles que je viens d’accompagner à la diligence… En les voyant partir, il est vrai, le souvenir d’un autre départ plus douloureux, parce que l’absence devait être plus longue, et le lien qu’il brisait était depuis plus longtemps resserré, m’a traversé soudain le cœur… Mon abattement, mon affliction, pour ainsi dire, n’en est pas moins produite <en grande partie> par le regret de cette séparation elle-même. Et que regretté-je ? Des riens, des chuchotements, des sourires, des demi-mots souriants accueillis par des rires sonores, de ce timbre éclatant et flûté qui ébranle la sympathie… quoi encore ? Une démarche ondulée, un bouquet de cheveux mis noués et pendants, derrière la tête, une main fluette qui les relève, un visage blanc qui se détourne, un bout de pied verni qui glisse sur le parquet et fait frémir la robe… Puis un mélange indéfinissable de naïveté fuyante et de naissante

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coquetterie, un reflet de pensionnaire sur un fond attrayant de demoiselle… Enfin, mille choses futiles mais aimables, que savoure l’âme et qui à son insu la séduisent et dont la disparition l’attriste et l’afflige, bulles de savon qui éclatent en laissant des gouttes amères…

Vide et tristesse, trouble et fluctuation, telle est mon âme ; et si peu de choses l’a mise dans cet état !

Ce n’est pas qu’elle souffre ; elle est silencieuse et vide, facilement susceptible et froissable, mais respirant, dans la paix et l’oisiveté de son silence un peu triste, le parfum laissé en elle par les heures écoulées. Et de même que l’odorat s’appuie à sentir obstinément les restes d’une bonne odeur qui s’évapore, ainsi l’effort de l’âme qui s’attache aux traces des douces sensations qui fuient, aiguise son côté sensible. Car c’est pour recueillir et écouter la secousse des dernières

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vibrations joyeuses dont son atmosphère est encore pleine que mon âme refuse le secours ou la distraction des livres. Un livre serait maintenant pour moi comme un de ces bruits imposteurs, dont s’irrite l’oreille attentive à un murmure lointain…

Le plaisir que les nos sensations et nos émotions nous procurent est fini sans doute, mais nos sensations et nos émotions sont infinies ! Nulle nomenclature n’en épuisera le nombre. Les analystes comptent trois couleurs irréductibles, le bleu, le rouge et le jaune, ils ont aussi fixé le nombre des notes <de musique> et des différentes affections que le cœur peut éprouver… . Mais le peintre, mais le virtuose, mais l’observateur de soi-même fait peu de cas de ces classifications. Imitateurs La réalité leur offre, non la distinction des affections et des couleurs, mais l’infinité des nuances qui procèdent de l’une à l’autre. La palette du peintre n’est jamais à bout de combinaisons nouvelles de teintes, et

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la patience du psychologue se lasse à détailler les mille variations brillantes du spectacle intérieur… Que de degrés, mon Dieu ! que de variations, que de nuances entre le faible attachement de l’œil pour les deux joues demi-souriantes d’une jeune demoiselle pour la première fois vue, et l’ardeur brûlante qu’inspire l’aspect d’une maîtresse aimée ; entre le léger chatouillement des sens par l’éclat de rire d’une voix sympathique, et la frénésie de désir qu’une fille éveille par l’aspect de ses formes nues ! Est-il possible de comparer des choses si disjointes ? Mais on passe insensiblement de celle-là à celle-ci ! et de

 

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24 Juin

Même vide, même impression douloureuse qu’hier ! Hier soir, en m’endormant dans le même état, je me disais : Voyons si la réparation du sommeil effacera ou laissera subsister ces impressions de mon cœur ! Voyons si le sommeil régénère et endort le cœur comme il endort et régénère la conscience et la volonté : cela est curieux à observer… L’expérience a été faite ; le réveil m’a montré que l’assoupissement du moi n’entraîne point l’assoupissement et l’apaisement de toute l’âme ; qu’un fleuve de trouble et d’émotion peut traverser sans ralentir son élan le fle ce lac endormi du sommeil. Le sommeil n’arrête point le mouvement du cœur, comme il arrête le mouvement de la pensée : celui-ci est la vibration de la lumière qu’une seconde suffit à éteindre, celui-là est le rayonnement de la chaleur qui

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survit à l’extinction du foyer lumineux.

J’ai fait effort pour m’opposer à la vivace extension d’une émotion absurde dans ce tte sable, naguère stérile, de ma sensibilité. J’ai lu, j’ai compris, j’ai réfléchi, j’ai même jusqu’à un certain point discuté ma lecture. Mais, soit que ma main trop douillette et trop compatissante pour mon mal ait craint d’atteindre aux racines de ma blessure par une lecture suffisamment attentive, – car l’attention opiniâtre est comme un scalpel qui s’enfonce non seulement dans le fond intime des objets de la pensée, mais aussi dans les fibres tressaillantes du cœur ému – soit même que par de furtifs retours, dans les intervalles des phrases lues, j’aie pris soin d’attiser complaisamment la braise chaude que je feignais vouloir glacer, quoiqu’il en soit (sic), l’effort de ma lecture a traversé sans presque l’atténuer le mouvement de mon cœur, pareil à ces ondes sonores qui, traversées par d’autres

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ondes, s’entrelacent et se poursuivent, sans se heurter et s’arrêter.

– Lever tard, long accoudement après le réveil sur mon traversin, tandis que la rêverie succédant au rêve me créait mille imaginaires douceurs, des promenades sous les platanes, des éclats de regards et de rire, des dialogues sans fin et se déroulant en mille capricieux détours au gré de (illis.) mon désir, comme un fleuve épanché dont le cours varierait suivant le nautonier ou le spectateur de ses rives. Conversations délicieuses où chaque interlocuteur a de l’esprit sans le chercher, où l’aveu désiré se devine à l’instant, où l’on dit tout ce qu’on voudrait dire, où l’on entend tout ce qu’on voudrait ouïr, où l’amour parle, où l’amour répond, où tous les agacements du rire et des châtoyantes œillades entretiennent et attisent la verve… Avec qui parlais-je ? Je ne sais. Le visage était formé de mille

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traits divers empruntés à des beautés différentes, la voix réunissait toute une gamme de timbres différemment doux et caressants. Fantasmagories, mélodie, vision ! Est-ce vraiment une heure perdue qu’ qu’une heure passée à jouir de ces délices du rêve ! Quel drame a des scènes plus attachantes que ces causeries rêvées !

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Me demander le service d’une attention soutenue sur un des incidents de la vie réelle, m’obliger à une sollicitation nette, calme et précise auprès d’une personne officielle, lorsque je me trouve dans une <cet état> de ces perturbations de cœur et d’intelligence, de langue par suite, que je viens de décrire, — c’est m’infliger une vraie torture. Je l’ai subie naguère <tout à l’heure>. A peine avais-je entrepris ma narration difficile, mes idées, – comme des planches  planches mal liées que disjoindraient le soulèvement des flots qui les portent – se sont désunies et troublées par le

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trouble de mon cœur. Un flot soudain les a submergées et voilées. Le rouge m’est monté au visage. Désordre et confusion que j’ai lentement réparé. La langue est au cœur ce que l’aile du moulin à vent est au vent : elle lui obéit, elle suit ses impulsions diverses, rapide sans discontinuité, si le mouvement du cœur est vif et uniforme, intermittente si l’inspiration souffle par bouffées, chancelante et troublée, si la brise de l’âme varie d’intensité et de direction.

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C’est dans des périodes comme celle où je suis encore que je sens bien surtout la différence de la psychologie et de la physiologie. Assurément mon état physiologique, pathologique, n’a pas changé. Tous mes organes fonctionnent à merveille, d’une façon normale. Mais quel profond remuement en moi de quelque chose d’intérieur que j’appellerai l’âme ! Je suis en bonne santé physique,

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et psychiquement malade. Véritable maladie ayant des crises et des intervalles d’apaisement, réclamant impérieusement un remède, le remède, douloureux même, de la réflexion sérieuse et de la distraction de l’esprit, … et, si le remède est insuffisant, perpétuant ses effets. Mais maladie guérissable toujours, si on je me persuadais bien que c’est une maladie.

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Par moment il me passe au cœur comme des frissons de défaillance à la fois voluptueuse et infiniment triste, une angoisse indicible, et une  <amère et> douce, une vibration de mélancolie attachante et douloureuse. On dirait l’effet produit par un chatouillement prolongé à la plante des pieds, ou bien encore, ces élancements d’amour et de douleur, jaillis par intervalle de la poitrine resserrée, qui précèdent et accélèrent l’accès définitif de la volupté. Ou bien encore, le tressaillement du vertige à la vue d’un abîme où l’on se penche. C’est comme un éclair de déchirement qui traverse

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mon nuage de concentration taciturne. C’est comme un jet subit d’am émotion tiède et amère qui jaillit de l’oppression continuelle de mon cœur… C’est un saisissement indéfinissable. – que de reptiles sombres que de serpents étiolés, que de poissons argentés et frétillants fourmillent sans cesse, et ou soudain passent, au fond de cette source mystérieuse du cœur, dont desquels on ne sait pas le nom !                                                                                             ––––

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Ce pourquoi il est si difficile de faire comprendre les états de l’âme, je ne dis pas à ceux qui ne les ont jamais ressentis, mais même à ceux qui les ont souvent éprouvés, c’est qu’il est presque impossible de les distinguer par des noms divers… Sans doute il est impossible de faire comprendre à un aveugle ce que c’est que le rouge et le bleu. Mais essayez même de décrire la couleur rouge, à la meilleure vue du monde, si vous ne vous servez du mot rouge !

– En somme, mon état est pire

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aujourd’hui qu’hier. Ma défaillance morale se communique à mon corps. Mes jambes tremblent et se refusent à me longtemps soutenir. Je tressaille légèrement. Je suis plus susceptible, plus triste, plus abattu, parce qu’à mes vagues motifs d’abattement se joint encore le regret du temps perdu. Ma fièvre psychologique augmente.

J’en suis venu à désirer, comme un remède, d’éprouver une brutale et grossière passion, une concupiscence boueuse, où se noient les désirs vagues qui m’obsèdent, les vagues regrets qui me tourmentent. Mais c’est chose impossible ! Vénus, lascive et dépouillée, ne m’émouvrait pas en ce moment ! Et c’est cependant d’amour et de volupté que procède mon affection psychique actuelle.

 

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25 Juin

Ce qui <a> contribué beaucoup à étendre et envenimer les progrès de ma maladie psychique, c’est le changement de temps, dont le retour au beau a coïncidé avec s les commencements de cette maladie. Hier, le temps quoiqu’un peu froid était éclairé, le ciel ouvert ; aujourd’hui la lumière et la chaleur rayonnent, malgré les nombreux flocons laineux des nuages déchirés en lambeaux au firmament.

 

26 Juin

Le temps est splendide et chaud, l’azur limpide. J’ai entendu la cigale chanter. Cette chaleur du temps n’est pas un remède à ma langueur d’âme qui persévère bien qu’affaiblie… Qui sait quand j’en verrai la fin ? Ne suis-je pas resté dans la même impression amoureuse, – violente d’abord et continue, puis intermittente – pendant plus de quatre mois l’année dernière ?

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Je reconnais la profondeur de mon mal à ceci que nulle perspective ne me semble aujourd’hui riante. Un concert est ici une distraction rare et enviée ; <avant> hier soir, j’ai plaint ma peine pour en profiter. Accoutumé que je suis à la monotonie de la vie de Sarlat, il semble qu’un séjour probable de près d’un mois à Toulouse dût me séduire et presque me transporter… Eh bien ! si je m’efforce de m’en réjouir légèrement au-dehors, au-dedans de moi je le redoute, et le repousserais volontiers. – Je ne sens plus si vivement la prise du temps : ce matin je me suis levé à 8 h ½, et je consens – sacrifice qui m’eût tant coûté il y a quelques jours encore – je consens à ne faire de ma journée d’autre emploi utile que l’étude de mon droit. Serait-ce que cette étude m’ennuie moins qu’auparavant ? Le contraire plutôt, – mais l’ennui qu’elle m’inspire ne contraste plus avec la séduction qu’exerçaient naguère sur moi mes autres études. Enfin, cette étude du droit elle-même est machinale, décapitée des hautes

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pensées dont je la faisais dominer, tout juste suffisante à satisfaire ma conscience.

Noir, distrait et abattu, je ne suis pas pour cela triste et cousu, résultat ordinaire de tant d’autres de mes affections psychiques. Non, par moments ma langue se livre sans trop de peine à une causerie douce il est vrai, mais empreinte parfois d’une légère ironie. D’où cela vient-il ?

Je suis amoureux, c’est évident… C’est évident… l’expression est trop forte. Je souffre non pas précisément d’amour, mais d’une disposition singulière à l’amour. Est-ce même vraiment à l’amour ? Jamais je ne me suis senti moins d’instincts sensuels, moins de désirs et de feu voluptueux. Une brume de rêverie simplement m’enveloppe comme une pestiférante exhalaison, mais à travers je vois confusément flotter des silhouettes silhouettes de jeunes filles… Dans le nombre, une se dégage plus précise et plus vivement retenue. ––

 

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28 Juin

Hier, temps magnifique, relâchement de toutes mes fibres, élans poétiques péniblement étouffés, et toutefois amélioration de mon mal <état> intérieur. Aujourd’hui, amélioration plus sensible encore. Il <Le> est vent souffle un froid cuisant vu la chaleur précédente, et d’intermittents nuages. Aussi, légère crispation des dents, racornissement de mon cœur, froid qui commence à me pénétrer. Il n’est que dix 10 h ½, et déjà – signe d’ennui et d’absence de préoccupations en moi – mon appétit s’ouvre et soupire au déjeuner. Ma pensée se fixe plus aisément, elle mord de nouveau avec attachement aux questions sociales et scientifiques… L’image amoureuse qui m’obsède est bien toujours le substratum de mes flottantes idées, le lit immuable où s’écoule la mobilité de mon agitation intellectuelle, – visible même et brillante parfois, au point de m’éblouir un instant la vue à travers la transparence de ces flots… Mais cette image s’use déjà,

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s’efface par le frottement des ondes, et l’épaississement de ces ondes accrues en voile chaque jour le fond où l’image est empreinte… –––

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En ces temps de souffrance intérieure où je me trouve, que la moindre contradiction enfonce douloureusement son épine dans les chairs vives du cœur ! que la moindre parole amère, ou seulement positive et froide, blesse et irrite ! – Le moi souffrant se persuade alors que la compassion ou tout au moins l’indifférence polie lui est due de la part d’autrui à la blessure dont il souffre. Aussi, l’irritation qu’il éprouve au choc extérieur, à la piqure des épines de ses semblables, ressemble à de l’indignation. – Et quel est l’effet de cette parole glacée, amère, qui atteint péniblement l’épiderme délicat du moi malade ? De le resserrer plus intimement, comme le voyageur frappé par le vent du nord, dans les plis du manteau de l’Égoïsme.

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– De même que les temps lumineux et chauds m’évaporent en rêves, l que les temps froids et venteux me désorientent, me dégoûtent et m’ennuient, il me semble aussi que les temps nébuleux et humides m’inclinent à une mélancolie sombre. –––––

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Dimanche, 29 Juin

Rapides progrès de guérison. Hélas ! si rapides que j’en gémis ! Mais la guérison est encore plus apparente que réelle. – Je commence à penser aux danseuses de Toulouse où j’irai bientôt, mais froidement, sans vif attrait, et fortement attaché encore à la suavité des affections douces et timides… Les ardeurs voluptueuses couvent toujours sous la cendre, mais ne se manifestent pas. Il y a de la tristesse au fond de mon cœur. De la froideur aussi, en bonne part, et de l’aigreur peut-être. aussi. –– Temps froid ce matin, brillant à cette heure, mais sec. Les temps secs

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me dessèchent le cœur. En revanche, ils donnent parfois de la netteté à mon esprit.

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30 Juin

Matinée tiède, soirée pluvieuse. Reprise presque ardente de mes préoccupations intellectuelles, oubli presque complet de mes séduisantes images. Toutefois, ennui, somnolence hébétée, causés par la pluie et la faiblesse de mes yeux. ––

– Tout à l’heure, malgré l’influence contraire du temps, j’ai failli émettre un élan d’inspiration. Mais le frisson intérieur, dont l’inspiration naissante était la cause, s’est péniblement heurté au frisson externe causé par la sensation de l’humidité et du froid. Étrange effet. Avez-vous vu un oiseau aux ailes blanches trémousser, désireux de l’essor libre, sous les (illis.) mailles d’un filet qui trémousse aussi ? … Telle est l’Inspiration que le réseau nerveux arrête.  ––     

En vacances autrefois, possesseur fortuné d’un bâtelet et d’une voile, je ne perdais pas

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une occasion de déployer l’une et de mouvoir l’autre. A peine une feuille avait-elle frémi dans la flèche des peupliers dont la rive est semée, mon oreille recueillait avidement le murmure révélateur d’une bouffée de vent. Vite au bord de l’eau ! le mât se hisse, la voile est tendue… Mais hélas ! que de fois l’ai-je vue, le vent s’étant soudain calmé, s’étendre lasse et pesante le long du mât, après un tremblement léger… J’éprouve souvent une déception analogue dans la vie d’étude que je coule aujourd’hui… Bien que le calme plat où mon âme se trouve accidentellement me fasse me conseille sagement de renoncer pour lors au travail de plume qui demande se nourrit de mouvement, je m’obstine parfois à vouloir écrire, et, si je saisis, si je sens en moi le passage soudain d’un jet de verve et d’inspiration, un frémissement du souffle divin, je me hâte alors ! ma plume est prête, mon papier est déployé… mais quoi ! le souffle s’est évanoui !… – les bouffées d’ins-

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-piration, comme les bouffées de vent, sont trompeuses. L’inspiration durable et utilisable se manifeste, non par des saccades laborieusement prudentes, mais par un frissonnement continu <dans les membres>, et une élévation de la température du corps.

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3 juillet

Je me trouve dans un état semblable à celui du 4 Juin 23 mai, décrit plus haut, mais moins béatifique, parce que je le goûte à la ville, et non plus à la campagne. Même chaleur, même lumière, même dilatation des pores et dilatation continue du cœur, même étude paisible du Droit romain, à l’ombre d’une colonne ou d’un mur qui appuie mon fauteuil renversé. Je m’étonne de l’allègement de mon âme, successivement <peu à peu> débarrassée d’une étreinte fatigante, d’une douloureuse oppression. Par moments, – une ou deux fois au plus ce matin –, une image me traversa, mais rapide et

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décolorée. Elle est le fantôme trop longtemps considéré d’où s’est retiré l’effroi, le mot retentissant <émouvant> naguère, vide d’idée <et d’émotion> maintenant, et dont la sonorité est restée seule ; elle ne s’offre plus d’elle-même, l’esprit l’offre à regret au cœur, par une réminiscence rétrospective, au cœur qui la trouve ternie et dont elle ne provoque plus les battements…

La voilà <donc> morte sous mes pieds, morte et desséchée, cette fleur d’amour, éclose en une heure de printemps… Travail impie ! sacrilège obligation du travail ! C’est la charrue que j’ai passée à regret sur elle, poussé malgré moi par ton aiguillon, pour prolonger un sillon amer, humide de la sueur de mon front, du sang de mon front <cœur>, de la sève découlante de ce tte grâ lys gracieux et meurtri…

Mais du moins elle n’est pas morte dans la fange des b passions basses ou brûlée par un souffle ardent, porteur de pestilentiels atours. La mort n’est a pas été une

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profanation suivie d’un ignoble oubli. Elle est tombée immaculée sur mon cœur d’où elle est née pure. Et Je la conserve embaumante encore, dans ma mémoire, – cet herbier, je voulais dire, ce sanctuaire domestique…

– Si je n’eusse coupé dans sa racine la plante vivace, si je n’eusse arrêté énergiquement l’extension de la plaie chérie, mon cœur eût-il suffi au développement de ces germes de douleur et de volupté ? Non. J’en suis sûr. La roue ébranlée, qu’arrête à la longue le frottement de l’atmosphère et de l’essieu, poursuivrait éternellement sans ces obstacles sa rotation dans l’espace indéfini. Ainsi le mouvement du cœur ému, si les milles ébranlements contraires de la vie réelle, si les heurtements subits des fronts et des volontés d’autrui, si les courants obliques du jour, n’enrayaient son cours ralenti, si enfin la mort ne brisait d’un coup le mouvement et le char, … oui, je le crois, l’impression du cœur, son agitation, sa course, son aspiration et sa respiration

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seraient incessantes comme elles sont infinies, seraient incessantes et sans frein comme l’inspiration et l’expiration de la poitrine. Elles traverseraient les heures calmes, vides de labeurs et sereines de l’existence, comme les astres se meuvent dans les plaines vides de l’éther, sans fin et sans ralentissement ; comme elles mêmes se perpétuant inaltérables et inaffaiblies, – je l’ai dit quelques pages plus haut – à travers les heures calmes du sommeil. ––

Les âmes sont des nappes d’eau : étroites ou sans bords, profondes ou peu profondes. Supposons les toutes claires et limpides. Mais si un choc subit, une cause terrestre ou céleste, la tombée d’<une> la plus goutte de pluie par exemple, ou des pétales d’une fleur, trouble le cristal de leur surface, qu’arrive-t-il ? Les eaux bornées, les eaux peu profondes, se sablent, s’obscurcissent, se teignent du limon de leur lit rapproché ; leur surface ne multiplie pas indéfiniment la secousse reçue, et à leur rive étroite expire la légère ondulation.

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Il n’en est pas ainsi des eaux profondes. Leur surface peut s’émouvoir sans que la lie de leur fond en soit émue, elle peut se troubler sans cesser de refléter le firmament, et, n’ayant point de bords – si nulle brise de l’air, si nul trouble étranger de l’eau n’y met obstacle, elles transmettent d’année en année, de flots en flots, l’onde indéfinie qui va toujours se multipliant et s’apaisant !… C’est dire que l’âme vraiment grande sait séparer l’émotion du trouble, le noble amour de l’appétit grossier, éterniser une émotion sainte, prolonger dans le calme et la sainteté toujours croissante de l’amour, le nombre et l’étendue des doux soupirs ! C’est dire aussi peut-être que, de soupir en soupir, et d’apaisement en apaisement, dans la poursuite d’un repos qui toujours approche et jamais n’arrive, l’âme – assez paisible enfin pour mirer le ciel à sa surface –, cherche de plus en plus Dieu… Et l’amour fuit dans le mysticisme…

 

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4 Juillet

Temps magnifique, amollissant et fortifiant à la fois, journée de délices d’esprit et de béatitude corporelle, … si mes études ne me courbaient  sous leur joug. – Tout en travaillant, j’ai senti battre en moi quelques palpitations de grossier amour. Elles se sont apaisées, mais pour faire place à un vague et inaccoutumé désir d’arriver au déjeuner. La palpitation d’amour grossier est une preuve de l’absence définitive d’un amour plus noble et plus haut ; le désir des mets est un signe certain que mon travail actuel m’intéresse médiocrement.

 

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8 Juillet

Tout à l’heure j’étudiais mon Droit. Soudain, et à l’insu de moi-même – elle avait profité d’un moment de relâchement et de distraction – une image aimée s’est glissée entre mon œil et mon livre, mais si fuyante, mais si timide, qu’elle s’est évanouie dès que le regard de mon sens intime s’est dirigé sur elle. J’ai voulu savoir qui elle était. Et comment le savoir puisqu’elle avait fui ? Je l’ai deviné à mon trouble après sa disparition, et de la nature de mon émotion j’ai conclu : c’est l’image de M… qui a passé ! Non sans quelques tâtonnements : « Serait-ce A… . me demandais-je ». « Non, (illis.) A ne m’impressionne pas ainsi, de cette façon ; c’est peut-être B ?… » – « Non, me répondais-je encore !… » Et j’évoquais un à un tous les grains bénis de mon chapelet d’amour, jusqu’à ce qu’arrivé à M.… mon cœur aussitôt plus vivement saisi ait reconnu la main qui l’avait frappé…

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N’est-ce pas ainsi que l’explorateur des astres devine au frémissement de la planète le poids le volume et la distance, la nature enfin, du globe invisible qui l’a causé ? Et ceci ne prouve-t-il pas que chaque créature aimée est le foyer d’un rayonnement d’émotions spéciales, sui generis, uniques, dans le cœur ému de l’amant, et que, si le fond grossier qui le constitue n’y maintenait l’élément d’une fangeuse unité, l’Amour, ondoyant et divers, changeant et multicolore comme les flots à la surface haute et lumineuse, serait un nom arbitraire donné à des choses qui ne se ressemblent pas, un lien artificiel de choses naturellement disjointes ?…

– Oui, par leur base infime et basse, tous les amours se ressemblent, tous sont pareils ; ceux qui ne s’élèvent pas plus haut n’aiment dans les créatures que les viles reproductions, toutes égales, d’un même type grossier ; de là l’abrutissement par la répétition monotone des mêmes vibrations

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sensuelles, l’usure prématurée des sens, l’impuissance du désir et le dégoût de la volupté. Mais les véritables amis de la beauté ne croupissent pas dans cette fange ; de cette vase fangeuse où ils ont les pieds que la gravité y cloue, ils émergent au moins leur front éthéré, s’épanouissant dans la lumière et la contemplation de l’azur. Leur pied n’est jamais lassé de la poursuite d’un objet qui, toujours le même, varie sans cesse ; leur âme ne s’émousse pas au chatouillement d’une impression qui toujours change ; l’infinie variété, féconde en rajeunissements de leurs amours immatérielles, renouvelle incessamment et attise jusqu’à la vieillesse l’inextinguible tison de leur cœur. C’est par en bas que tous les amours se joignent, c’est par en haut qu’ils se séparent, et à mesure qu’ils s’élèvent, ils divergent d’avantage (sic), se subdivisent, éclatent en une riche floraison de tons

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exquis et multipliés. Voyez les rameaux de la plante : c’est par en bas, dans la glèbe humide, dans la boue épaisse et ténébreuse, qu’ils s’unissent et se confondent en un même et sale faisceau. Mais le ciel sourit, la tige et y monte. Elle se ramifie, elle se disjoint, elle fleurit et se nuance dans son ascension. Et la plante, une dans sa tige, variée dans ses innombrables tigelles et la gamme merveilleuse de ses couleurs est la réalisation vivante de l’idéale formule du Beau : « L’unité dans la variété ! ».

Harmonie profonde ! Ce que j’ai dit des amours, je puis le dire des virginales beautés. C’est par en bas qu’elles sont toutes pareilles ; c’est par en bas, à cette source inférieure où puise la soif matérielle de l’homme courbé vers le sol, dont le regard s’attache au fond du puits, tandis qu’auprès de lui le regard plus virilement

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dressé de l’homme noble préfère à la vue de ces eaux stagnantes le spectacle mille fois sublime des eaux rejaillissantes de la montagne, tombant sur sa tête en écume irisé où le rayon joue, comme joue une flamme bleue et légère avec la blonde chevelure d’une enfant.

Et en effet le visage féminin, le front qui le domine, sont les âmes rapprochées du ciel ici bas. Et les torrents de séduction qui s’en échappent sont des sources pures où brille un rayon divin. Mais les sources sources d’en bas, aux rayons voilés, sont toutes terrestres et fétides. L’eau du puits croupit et dort, dans la nuit ; la fontaine gazouille et bruit, et galope joyeusement, à la lumière du soleil. Mobile et animée, lumineuse, ondoyante et multicolore comme l’eau de la fontaine, est la physionomie de la jeune fille ; malheur à celui qui néglige, pour la dormante uniformité

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des inférieurs attraits, l’abondance de ces dons supérieurs !

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Il me semble qu’il y a dans l’amour trois degrés : l’amour sensuel, l’amour spiritualisé, l’amour musical. Le premier nait de la femme considérée par en bas, le second de la femme belle, vue par son faite radieux, et le troisième enfin la de la femme belle, très belle, mais en outre environnée d’une magnétique influence favorable au désir de l’idéal. Comment me faire comprendre ? J’ai appelé cet amour musical, parce que je n’ai pas trouvé d’expression meilleure, parce que cet amour m’a saisi surtout à l’audition d’une langoureuse harmonie dont les pas des danseurs légers et des nonchalantes danseuses, suivaient la cadence et le mouvement. Analogie singulière, le premier et ce dernier degré de l’amour, si différent du premier, est comme lui impersonnel. Le second seul est personnel. Mais pour quelles causes diverses !

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Le premier veut un instrument de plaisir quelque grossier qu’il soit, pourvu qu’il serve ; que lui importe <donc> la personne ? Et le troisième fait planer sur toutes ces têtes gracieuses que la valse entraîne un idéal si surhumain que nulle ne le réalise ! Voilà pourquoi il est triste et gêné dans cette joie et ces transports.

Hormis du reste cette ressemblance dans l’impersonnalité du désir, entre l’amour infime et l’amour divinisé tout est contraire. L’un voudrait palper la chair, rouler dans des contorsions lubriques la chair unie à la chair ! L’autre – souhait irréalisable et infiniment ardent – voudrait palper l’impalpable, voir l’invisible, aimer le parfait, l’excellent, le beau, il voudrait lui-même être le beau, l’excellent et le parfait, il voudrait enfin à la fois être et posséder l’idéal…

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9 Juillet

Hier soir, je me promenais seul, sur la promenade publique, à l’équivoque clarté du jour qui se décolore et du clair de lune qui blanchit. Une musique a retenti sous les ormeaux, grossière et fausse, mais puissante, car elle avait la plainte de l’orgue et cet accent des instruments fêlés dont le virtuose dit que son oreille se fele fêle, mais qui fêle aussi et déchire l’âme comme il convient qu’elle se déchire aux lamentables concerts de la misère. Des saltimbanques jouaient. Je ne sais alors quel frisson extraordinaire m’a saisi, frisson d’enthousiasme, vibration soudaine de vigueur musculaire et d’exaltation interne. Dans ces moments états là – où la musique me plonge souvent – mon enthousiasme prend presque toujours la forme de l’entraînement patriotique, de l’intrépidité guerrière, puis de l’amour fébrile, puis, quand la musique a cessé ou s’est ralentie, il se transforme en

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une méditation prolongée sur des questions religieuses et graves, laquelle se termine en un amollissement, vide de pensée, par où j’arrive au sommeil si la nuit est là. – J’ai pu observer que le tressaillement inspiré saisit premièrement l’estomac, et le resserre et l’échauffe, puis s’élève en s’affaiblissant jusqu’aux cheveux qu’il remue légèrement ; son passage est accompagné et suivi d’un frisson dans les bras et les autres membres, et suivi d’une sueur naissante, et  <bientôt après> du refroidissement. Mon pas s’accélère et s’affermit. Mon cœur bat plus fort.

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Temps magnifique. Calme et sérénité d’esprit. Ces jours-ci, long ennui. Travaillant à regret de longues heures un fastidieux labeur, l’étude du Droit, j’aspirais, (j’aspire du reste encore) au moment de la délivrance : le déjeuner et le dîner. Par suite, appétit faux, abaissement de l’intelligence et de la volonté, et irritation résultant de la conscience de cet abaissement.

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11 Juillet

Le temps s’est refroidi… conséquemment, mes tempes se resserrent, comme dans l’étau d’une légère douleur qui pénètre jusqu’au nez et y détermine les symptômes d’un petit rhume de cerveau. Mes yeux sont faibles. Ahurissement, ennui, tiédeur.

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Le temps s’est éclairé, il fait même chaud ; mon mal de tête persiste, mais modifié. L’action du soleil (de la marche et du repos des yeux) l’a transformé en un petit frisson fiévreux ; ma sensibilité s’affirme et devient d’une délicatesse inouïe, vu mon insensibilité de ce matin. C’est le soleil, je le jurerais, qui en est cause. Voici quelles ont été les phases de ma journée. Incapacité de tête, vide et froideur de cœur, de mon lever à midi ; par de midi vers 3 ou 4 heures, réveil du sens poétique, mais poésie sombre, triste, poésie des regrets ; le reste de l’après-midi, jusqu’à ce moment-ci, 6 h., aptitude à comprendre même, et à sentir, la poésie de l’amour. En résumé, Indifférence, Douleur,

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Amour. Amour ! Sois le bien-venu ! Tu es le symptôme le plus assuré de la guérison.

– Les métamorphoses psychiques de mon après-midi se sont accomplies tandis que je me promenais, allant et revenant sur mes pas, dans la petite allée de la terrasse. Dès les premiers rayons du soleil, dès les premiers pas, j’ai senti mon cœur tressaillir doucement, de ce tressaillement d’un homme qui se réveille ; en s’éveillant, il a poussé un long bâillement et comme un vague gémissement de souffrance. Il s’est ensuite reporté, – retour causé par mon voyage de demain – aux heures si douces de mes nuits précédemment passées en chemin de fer et surtout en diligence, à la lueur du clair de lune : le fouet ne claque plus, les voyageurs dorment d’une respiration presqu’égale, le tintement même des grelots, le bruit des roues, les pas des chevaux deviennent monotones et somnolents ; la lumière du fallot (sic) pâlit, et semble s’éteindre comme une étoile d’aurore, à l’éclat rival de la route blanche. Cependant, une nouvelle nature que

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je n’ai plus vue et que je ne dois plus te revoir, défile se déroule, passe sous mes yeux, lentement, uniformément, dans la majesté du repos, de la pénombre et du silence. Des fermes, des hameaux où un seul coq a chanté et une seule lumière a lui, des arbres où une seule feuille a frémi, des moulins à vent dont l’aile n’a qu’oscillé, passent, disent adieu, et s’en s’embrument ensuite dans les vapeurs de la nuit. Toute cette plaine, tous ces côteaux (sic) éclairés à la fois et voilés par une discrète illumination, ces sites, peut-être médiocres, parés du double attrait de la nouveauté et du mystère, ce fleuve entrevu et à demi ouï, dont on ne sait pas le nom, et dont le silence environnant rend harmonieux le murmure, tous ces objets qui se succèdent et à qui l’œil s’attache et dont il se détache successivement, avec une triste mélancolie, semblent une procession d’amis inconnus dont on préserverait la main dans les ténèbres, sans pouvoir les retenir ni dévisager leurs traits… Ma rêverie

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suit un cours pareil à la marche de la voiture qui m’emporte ; elle explore des régions nouvelles, suit des routes inconnues, s’avance entraînée et séduite dans un monde de fictions… Mais quoi ! la voiture s’arrête, mon rêve est interrompu. Le sommeil de mes compagnons de voyage ne l’est pas moins ; ils bâillent, et l’un d’eux ouvre la portière et descend. C’est un relais. Dans les ombres s’opère, à petit bruit, comme un troc criminel, l’échange de chevaux qu’on dételle et qu’on attelle. Puis la voiture reprend sa course, et son mouvement me berce et m’endort…

 

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15Juillet

(– Débarqué à Toulouse. Chambre louée dans une maison libre. Qu’ai-je pensé, qu’ai-je rêvé, qu’ai-je éprouvé, depuis mon départ ? Stupeur plutôt qu’étonnement, lassitude, indifférence, ennui. Torpeur d’intelligence, surexcitation faible des appétits sensuels mais éveil de la vanité qui s’attache à la possession des femmes. Je suis découragé ; pour deux causes : la lecture de l’Année littéraire, sorte de critique résumée de toutes les œuvre saillantes de l’année, dont l’effet a été de me faire sentir mon infériorité intellectuelle ; et en second lieu, l’aveu que j’ai été obligé de me faire de ma profonde ignorance et incapacité au sujet de la vie pratique, dans le milieu nouveau pour moi d’étudiants rompus aux difficultés de cette vie. Ainsi, me suis-je trouvé déprimé de deux sortes : par le front où l’intelligence réside, et par les membres inférieurs qui sont les instruments de la vie pratique ; pratique et

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théorie, terre et ciel, haut et bas, tout m’échappe. Je me vois, frêle coquille de noix, flottant sur les abîmes de la médiocrité, océan immense d’où surnagent seulement quelques îlots ou de rares trois-mâts à forte charpente. Cette pensée de découragement m’abaisse en effet et me fait aussi petit que je dois l’être. Mon intelligence sommeille, les sens vont en profiter pour s’éveiller. Adieu les promesses intérieures, jurées dans le sanctuaire inviolable de la conscience ! Adieu les énergiques élans de travail et les nobles courses vers la vérité ! Adieu temporaire cependant !

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Mercredi 16 juillet

(– Amour, tu reviens sous une nouvelle forme ! Mme Isaure, Mme Adèle, Mme Duclos, son fils et Mlle Eugénie Pauline la (illis). Soirée passée, en partie dans un tête à tête avec Isaure, en partie à jouer aux cartes et à tirer la bonne aventure ; dispute du fils de Mme Duclos

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et de Mlle Eugénie. Baisse subite et prodigieuse de mon appétit ; surexcitation du système nerveux ; amour, non pas tout psychique, non pas tout sensuel, mais partie composé de ces trois éléments : désir d’être aimé, désir du sexe, et désir de triomphe. C’est ce dernier qui accélère les mouvements de mon cœur, c’est le second qui communique le tressaillement de ma la poitrine aux parties inférieures du buste, c’est enfin le premier qui m’a ôté l’appétit.)

 

17 Juillet 1862

Non plus que la nuit précédente, je n’ai pu dormir, si ce n’est d’un très léger et très fébrile sommeil. Le repos et le silence de ma nuit a été traversé par le un courant de trouble qui m’entraînait pendant la veille et qui me fait flotter encore.

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Quoi donc ! à peine entré dans la voie de cett monde pour moi nouveau, je suis déjà hésitant entre deux chemins ! - C’est la

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perplexité de ma situation autant que la violence de mes désirs qui me trouble.

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18 Juillet

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Sarlat, 10 août 1862

Rentré enfin dans ma vie d’étude, recueillons-nous un moment pour tirer les conclusions de 20 jours dissipés dans une vie toute différente, gaspillés, semés sur un terrain stérile, les cafés, les théâtres, les lieux publics d’une grande cité.

Chose étrange que je remarquerai d’abord ! Rien n’est essentiellement changé en moi ; au réveil de ce long sommeil intellectuel agité de si fous rêves, je me retrouve le même en tout ou à peu près ; mes habitudes se renouent d’elles-mêmes ; la ligne, un moment interrompue, de mes vœux et de mes résolutions studieuses, se continue aussi droite et dans un sens tout pareil… Le résultat a d’autant plus lieu de m’étonner que je me connais plus sujet aux influences extérieures. Ne me suis-je pas senti ébranlé, comme d’un tremblement d’âme, dans mes projets et mes désirs, par la simple lecture d’un feuilleton ? La lecture d’un roman n’a-t-elle pas souvent effectué, dans le

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laboratoire qui est mon cerveau, une nouvelle et presqu’instantanée polarisation de mes idées ? – Mais ces lectures avaient action sur mon intelligence, elles s’attaquaient au centre de ma forteresse. Mes dissipations ont été des danses en dehors de l’enceinte des remparts. Les danses ont fini, les remparts ne sont pas tombés comme ceux de Jéricho.

– J’ai voulu voir, j’ai vu. J’ai voulu voir et le genre de vie de mes contemporains, de mes coaequales, et les mœurs des femmes perdues qui les séduisent, et les charmes qui s’attachent à cette vie et à ces femmes. J’ai voulu, d’un cœur impartial, confronter ces mœurs et cette vie avec ma vie et ma conduite, et en tirer un jugement sain, et savoir qui de moi ou de ceux-ci remplissait mieux le but de l’existence, conformait mieux sa conduite à sa mission ; où était la sagesse et où était la folie. Car ce mot et cette idée de folie me tourmentaient, et j’en avais

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lu l’idée dans les yeux, j’en avais surpris le mot sur les lèvres des personnes soi-disant sérieuses qui souvent jugeaient ma vie. Je tenais à me débarrasser de ce doute de démence qui, visible à moi-même, planait sur mes actes.

Le doute qui planait, maintenant s’est envolé. Non, je ne suis pas fou, je suis sage. Je suis sage et prudent de préférer l’idée aux choses, la prédication du livre à la causerie ignoble et banale de camarade, l’enthousiasme à l’absinthe, la vierge à la fille, la chasteté pleine d’amour à la débauche sans amour. Si l’étude écrit au front d’un jeune homme une ride prématurée – ce que je suis loin de croire – niera-t-on que la signature de la débauche, et de l’oisiveté, et de l’abrutissement, et des orgies de ventre, ne soient apparentes sur les traits du débauché et de l’abruti ?… Non, non secouons cet inconcevable et ridicule préjugé qui oblige le jeune homme à la jeunesse prétendue, qui est la vieillesse,

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au mépris de la jeunesse véritable, que l’étude raisonnable, et la joie modérée, et la sensualité  contenue, conservent si bien.

Les femmes éhontées, voire les femmes chic, dont mes contemporains sont les assidus satellites, m’ont paru froides, peu émouvantes pour le cœur, trop pleines d’elles-mêmes, pour songer à séduire savamment et fortement les hommes.

Sépulchres (sic) blanchis, les appellerais-je, statues qui glacent par leur contact et qu’il faudrait prier Vénus de réchauffer. Il faut que le cœur arrive bien chaud pour ne pas être paralysé de froid en s’appliquant contre ces poitrines blasées et vénales.

Au jeune homme ardent, presque vierge, encore assez neuf, il semble qu’un seul sentiment suffise à remplir toute l’âme : l’amour, qu’un seul plaisir puisse être l’objet et le continuel soupir de toute l’âme <et de toute âme> : la volupté !

Combien les joies de l’étude lui paraissaient froides et tièdes auprès des tressaillements de la chair

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et des élancements amoureux du cœur ! C’est pour la volupté, c’est pour l’amour qu’il a brûlé tous ses livres ; sacrifice imprudent qui va être suivi de sacrifices et d’immolations plus douloureuses. Le sang aussi va couler sur cet autel, le sang et les forces, le sang et les forces que le plaisir arrache <d’abord> et dont la douleur tient ensuite la source ouverte pour se vider. Alors le jeune homme s’étonne que l’amour et la volupté ne soient plus le but de sa vie, il s’étonne de revenir avec un puéril transport aux jeux puérils que son adolescence dédaignait déjà comme des flambeaux qui pâlissaient aux clartés de l’aurore d’amour. Il ose préférer aux baisers enflammés de la femme la suavité des mots, le boire et le manger, la partie de billard, le jeu de cartes. Il s’amuse d’amusements analogues aux récréations de son collège où il jouait à la balle et aux billes, et aux plaisirs de la petite enfance où une tartine de confiture était l’objet principal de ses convoitises.

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Ainsi le prodigieux élan juvénile d’amour, comme un jet puissant, étant allé buter contre l’obstacle de la beauté usée et sans amour, a rejailli, s’est éparpillé en gouttelettes épuisées, sans force, qui tombent à terre et s’y absorbent en humidité boueuse. Ainsi le jeune homme n’aime plus la femme, ou il ne l’aime plus que comme il aime le cognac, la pipe, le cheval de sang, le piquet ou l’écarté : ainsi se produit la rétrogradation du désir de l’homme qui au lieu d’aller toujours en avant, et de chercher toujours encore avant le bonheur, revient sur ses pas pour en retrouver les traces, et demande aux jours de son enfance où il s’amusait un modèle, des conseils pour ses amusements actuels.

Par suite, le jeune homme aime l’argent par dessus tout ; il aime l’argent, parce que l’argent est l’embranchement où se réunissent les voies de toutes les jouissances artificielles où papillonne son cœur <chic> désenchanté. L’argent est aussi le moyen

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d’acquérir la femme, mais cette considération n’est pas la principale <et la seule> qui lui fait désirer l’argent. Il désire donc l’argent… autrefois il désirait la beauté ! Il se trouvait laid aux jours naïfs de son adolescence naissante, défectueux dans les traits, irréguliers, impropres à séduire la virginale perfection dont il est épris, terne et sans vie dans  sa physionomie, pâle expression, décolorée image de la flamme de son cœur. Il aspirait donc surtout et uniquement à la beauté, ce cœur jeune et plein d’amour ! Double beauté, beauté de soi et beauté et beauté d’autrui ! Il voulait, non seulement posséder, mais être la beauté ; être beau pour poursuivre le beau ; recevoir le (illis.) beau dans un beau tabernacle ; et plein de respect pour celle qu’il aimait, offrir à sa virginité, à sa beauté, à sa jeunesse, une jeunesse, une beauté semblables, et un amour pur comme elle… Naïveté qui n’a qu’un jour ! quel est le jeune homme de vingt ans désespéré aujourd’hui de la laideur ? Des trois choses où aspire l’adolescent,

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 amour et beauté de l’objet aimé, beauté personnelle, le jeune homme qui a vécu n’en désire qu’une, la beauté de l’objet aimé, (si l’expression n’est pas impropre). L’argent comblera les lacunes de l’amour et de la beauté personnelle.

– J’ai dit mon impression générale sur les femmes chic du Demi-Monde. Je dois à la vérité d’ajouter que des exceptions rares surnagent deans cette mer d’immoralité, les (illis.) unes émergées jusqu’au cou, la tête par conséquent libre et capable de penser et de voir l’azur, les autres relevées <même> jusqu’à la poitrine, c’est-à-dire parvenant à soustraire au flot corrupteur et leur tête et leur cœur à la fois, et n’y laissant plonger que les étages inférieurs de leurs beaux corps. Je dois ajouter même que ces épaules blanches qui secouent si aisément tout voile n’ont pu secouer avec la même facilité tout lien de morale. La morale en effet peut être partiellement enfreinte, jamais rompue dans toutes ses mailles ; elle étreint forcément les êtres rapprochés

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comme un filet. Les principes de la morale, les préceptes de la charité, de la franchise, de la reconnaissance, de l’équité, du respect dû à la propriété et à la liberté d’autrui, ne sont pas des règles arbitraires, ils sont l’expression, formulée en obligation individuelle, des rapports nécessaires qui existent entre les individus vivant ensemble. Mais ceci est clair ; ce qui (illis.) est moins intelligible et ce qui n’est pas moins vrai, c’est que les liens des convenances mondaines – ces convenances qui sont aux obligations de la morale ce que le bridon est à la bride, un supplément utile – ne puissent être brisés, ou ne soient brisés que pour être renoués aussitôt, par ces femmes qui font profession d’une hautaine indépendance et d’un mépris orgueilleux des préjugés du monde. Elles sont contraintes par la nature des choses de garder entr’elles ces ménagements, d’observer ces formes, de recourir à ces subtilités de procédés et de langage, qu’on appelle l’étiquette. Étiquette d’un nouveau genre, mais étiquette toujours.

Telle est l’autorité inébranlable des grands

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principes de morale, dit Cicéron à peu près en ces termes, que les voleurs même, les brigands les plus audacieux n’ont pu les oublier et appliquent l’équité dans le partage du butin acquis, malgré et contre l’équité. – Les femmes dont il s’agit sont une nouvelle preuve ajoutée à celle de Cicéron. Elles se sont créé une équité, et non seulement une équité mais même une civilité, à leur façon. A l’exemple du brigand qui, à séculaires l’omission d’un seul des principes de la morale, le respect dû à la propriété d’autrui, respectent ces vieux principes, de même les courtisanes n’ont pu abattre qu’un seul des principes séculaires, et leur hâche (sic) s’est ensuite arrêtée émoussée. Mais de plus, – et les voleurs de grand chemin ont vu le même résultat, – l’arbre abattu <a> poussé subitement des rejetons qui grandissent.

L’arbre abattu par la hache des courtisans, c’est la pudeur. Mais la pudeur n’est pas radicalement détruite en elles, leur effronterie a des bornes, elles reconnaissent qu’il est immoral de

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se prostituer à plusieurs et elles cachent à leurs amies (si elles en ont) la multiplicité de leurs amours. Elles bannissent certains termes de leur langue, et donnent un formel démenti à la manière incongrue des Stoïciens : « pourquoi ne pas nommer les choses par leur nom ? »

L’amant, pour ces femmes, c’est le mari pour les femmes du monde. Admettez cette identité, leur conduite et leur langage vous paraîtront sous un nouveau jour. Leur cupidité qui s’obstine avant tout à la recherche d’un amant riche, vous semblera moins repoussante. Vous la trouverez conforme à la cupidité des parents de la jeune fille mariable qui sont censés agir sagement en la livrant à un mari médiocre d’esprit et de corps, même laid et stupide, mais fortuné. Un siècle qui applaudit aux mariages d’argent, réprouvera-t-il les amours d’argent ? Ce ne serait pas logique.

Au sujet de cette analogie, il faut noter une différence. Oui, cela est vrai, l’argent est le nœud et le ciment des unions d’amour, à aussi

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juste titre qu’il est le nœud et le ciment des unions d’hymen. Tel est le rapport, mais la différence consiste en ceci : dans l’union d’amour, c’est la femme maîtresse surtout qui poursuit l’argent de l’amant ; dans l’union d’hymen, c’est l’homme, c’est le mari, qui convoite l’argent, qui vise la dot de la femme. Dans l’union d’amour, souvent il arrive que la maîtresse est usée et l’amant neuf, la femme vieille et froide, l’homme jeune et brûlant ; dans l’union d’hymen, c’est tout le contraire dans la grande majorité, je veux dire dans la totalité des cas. Ainsi Ainsi, l’homme est d’abord dupe, puis roué ; volé puis voleur. Il est d’abord le jouet des courtisanes où il transvase comme dans un vase impur son or pur, son sang pur et ses forces généreuses ; puis il approche lui-même son cœur vide et souillé à des sources de pureté, d’amour, de fraîcheur et de flamme, et la vierge est son jouet !

Voil Voici ce me semble le plus grand danger des femmes du Demi-Monde, de ces courtisanes gorgées

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de vertu : des analogies semblables à celle qui est plus haut indiqué, conduisent l’esprit de celui qui les fréquente à les apprécier sous un jour de plus en plus favorable. En les comparant aux femmes dites honnêtes, on est frappé d’abord de les trouver moins différentes de celles-ci, puis moins inférieures à celles-ci, qu’on ne pensait. Enfin, une raison imbue des déclamations philosophiques dont la morale naturelle hésite à ne pas les placer au-dessus. En effet, ces femmes ne sont, il est vrai, que frivolité, égoïsme, jalousie et turpitude ; mais leurs égouts s’écoulent en-dessous, comme ceux des ‘une grandes villes où elles règnent, et ne se découvrent qu’à certaines heures. Leur apparence est séduisante ; elles affichent une indépendance d’esprit, une liberté de mœurs, un dépouillement des préjugés vulgaires, que l’on regrette de ne pas voir chez les femmes du vrai monde. Ces femmes-là ne vont pas à la messe, ne disent pas leur chapelet, ne lisent pas le Mois de Marie, ne s’entretiennent pas de leur directeur, elles professent en fait de religion une

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indifférence où la nôtre aime à se mirer, elles vivent suivant la nature et la philosophie sensualiste. La seule philosophie pratiquée même des spiritualistes. Elles réalisent donc plus ou moins parfaitement l’idéal voltairien, matérialiste, philosophique, de la femme émancipée. – Les autres femmes ne nous ont pas suivis, fils du siècle de la raison et du progrès, dans nos émigrations au-dehors des temples et nos courses dans les déserts de la liberté ; elles attendent notre rentrée au foyer sacré où nous mourons. Celles-ci ont accompagné nos pas, et ont franchi le seuil avec nous – légères sauteuses. A cela tient (illis.) leur faveur.

Tel est, je le répète, le grand attrait, répandu seulement à la surface de leur conduite. L’intérieur, je dois l’ajouter, n’y répond pas. Elles sont au fond remplies d’une vanité rétrograde. Après la fortune, la couronne de marquis ou de comte est le titre le plus puissant auprès de leurs jupons brodés. –

– Ces femmes sont extrêmement jalouses ; jalouses,

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cela va sans dire, sans amour. C’est que si l’amour est absent de leur cœur, il y est amplement remplacé par l’amour-propre. Jalouses de leurs amants, jalouses de leurs amies. Envieuses de tout.

………………………………………………………

– On appelle ces femmes, femmes chic. Le chic est difficile à définir. Ce mot d’une application illimitée me semble digne de quelques réflexions. On pourrait, je crois, en donner cette définition : une certaine qualité inhérente à nos œuvres et à nos actes qui met vivement en relief notre personnalité en-dehors et au-dessus de la foule vulgaire. Le chic, c’est la signature de l’individu, le sceau de son originalité imprimés à ses œuvres et à ses actes. Le chic est plus étendu que la distinction, mais tout ce qui est distingué  est chic. Et qu’est-ce que la distinction ? Le mot le dit assez, c’est tout ce qui distingue l’individu, le spécialise, l’originalise. Un coup de crayon sillonne-t-il largement une feuille d’album, expressif, et exprimant non seulement la pensée de l’auteur, mais l’auteur

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lui-même, de manière à se dispenser de signer ; ce coup de crayon est chic. Un homme laboure-t-il dans un<e> attel calèche vernie, au galop de son attelage, la foule qui s’écarte et se tourne vers lui ; cet homme est chic. Une femme traverse-t-elle un vaste salon d’un pas ferme et négligé, avec assurance et indolence, attachant à elle tous les regards et nullement gênée de ces liens, – cette femme a du chic…

Je pourrais multiplier les exemples. L’idée émise ressort suffisamment de ceux que j’ai cités. La notion du chic implique celles de facilité, d’aisance, par dessus tout d’indépendance, et d’originalité. Le suprême chic serait l’asséité comme dit la métaphysique, l’être par soi. La prodigalité qui suppose deux prestiges, la fortune et le mépris de la fortune ; la science infuse, c’est-à-dire le savoir, cet honneur divin, sans le travail, cette humiliante condition ordinaire du savoir ; ces deux choses ont un grand chic. Dieu est l’être chic par excellence. Moïse était

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grandement chic aussi lorsqu’il frappait un rocher pour avoir de l’eau sur l’heure, ou qu’il partageait la mer en deux pour opérer une traversée originelle. Tous les miracles sont des actes chics. L’homme chic fait les choses grandement, fièrement, sans y tenir. Il écrit en manchettes, et il va au temple en pantoufles.

Le chic, je le répète, c’est l’expression de la personnalité. La puissance de ce mot fait fortune, ce qui étonne, à l’époque la plus préoccupée de noyer les personnes dans l’océan impersonnel de l’humanité, de les couvrir du réseau de la centralisation. Le chic, à mon avis, c’est la réaction contre cette tendance du siècle. C’est la révolte de l’individu qui se dresse sur ses talons pour se faire voir, ne serait-ce qu’un instant. Le trait crispé du dessinateur sur l’album, le sillon de l’attelage dans la foule, ce sont là les traces par lesquelles l’individu se grave et se signe. Mais le temps passe et les éponge.

 

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12 août 1862

Tout à l’heure je lisais la Connaissance de l’âme de Gratry3. Il faisait froid j’étais mal vêtu, et je m’étonnais de ne pas entrer dans le sentiment extatique de l’auteur qui sait si bien spiritualiser les extases. Qu’ai-je fait ? J’ai endossé une chaude robe de chambre, et la douce chaleur de mes membres a instantanément rompu la glace de mon cœur.

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– Je crois le P. Gratry quand, en peignant l’état actuel de son esprit et de son cœur, au déclin de l’âge et presque à l’épilogue de la vie, il me dit que la multiplicité de ses idées converge à l’unité, que le nombre de ses mots, des termes qu’il emploie, diminue, et que, détaché peu à peu du détail de la connaissance et du langage, il ne’aim se sent plus de goût que pour les notions et les expressions générales d’ensemble. En effet, ce qu’il me dit, il me l’a déjà prouvé par ses deux volumes de la Connaissance de l’âme où s’étale le dédain de la subtilité de l’idée et de la

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richesse des termes, où l’humilité du penseur dépouillé de ses joyaux prestigieux se montre à nu, où (illis.) <il découvre> la splendeur simple de la pensée et la pauvreté inégalable <inaperçue> de son style au risque de n’éblouir les yeux de personne et de susciter le haussement d’épaules de quelques uns. –

Mais je lis aussi des professions semblables de détachement des choses accessoires dans des ouvrages différents ; et je ne les crois pas, et je ne suis pas ému de leurs déclamations, parce que leurs déclamations, que leurs auteurs croient peut-être sincères, et qui ne l’ont été en tout cas qu’un instant, sont en réalité étudiées ; parce que la recherche continuelle des idées de détail et du terme technique, de la vérité et dans l’expression partielles, prouvent clairement qu’ils tiennent encore au détail et non plus seulement à l’ensemble, à la partie, et non plus seulement au tout. Nobles aspirations qu’ils émettent, mais qui ne sont pas suivies de l’essor ! attachés à terre dans les filets du détail et du partiel, ils lèvent souvent les yeux

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et battent l’aile en soupirant vers les cieux simples, vers l’unique absolu ; mais la maille les retient ! Ils tiennent au fini, ces penseurs qui se disent adorateurs de l’unique infini. L’antithèse, le cliquetis des mots et des idées, les nuances, les séduisent encore ; dans leurs <plus> extatiques élans, ont sent que leur pensée et leur cœur ne sont qu’à demi détachés des choses terrestres. Il est en effet un faux mysticisme, très sensuel d’images, qui semble pousser ses cris de haine contre la chair au milieu même des communions charnelles ; un faux élan, inactif et irrésolu, qui redoute le plongeon définitif dans l’abîme de l’absolu et qui, tout en célébrant l’abîme, se cramponne sur les bords aux brins d’herbes du relatif, les étreignant plus fort que jamais ; une demi-foi dont l’œil, quoique ravi, ne parvenant pas à dégager les dogmes surnaturels d’une brume hypothétique, hésite à leur immoler, et jamais ne leur immole, les vérités palpables, les réalités vivantes d’ici-bas. La vraie foi, le vrai mysticisme

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se reconnaissent à cette immolation ; le sacrifice est leur preuve.

Certes, les poétiques idées du P. Gratry sur les destinées sidérales des âmes, ses bonds dans les nuages, ses échappées de vue dans les régions surhumaines, sont possibles à bien des penseurs. Bien des penseurs ont pu les émettre. Mais, à coup sûr, s’ils les ont émises, ils ne les ont pas admises, dans leur for intérieur, comme des vérités certaines. Or, ce qui me frappe surtout dans le P. Gratry, c’est que lui, cet encyclopédiste, ce savant, ce cerveau assuré de toutes les armes de la science positive, et tout hérissé de théorèmes, – ait abaissé toutes ces armes invincibles, tous ces infaillibles principes, devant les fantômes apparus dans les nuées, devant de fabuleuses hypothèses reposant sur la plus fragile base. Il a abaissé ces armes, il a fait plus ! Il les a presque toutes brisées ; il a consenti à l’écoulement successif de toutes ces connaissances laborieusement assemblées dans  sa mémoire ; il a démantelé son esprit. Eh quoi ! ce mont escarpé, cette cime inébranlable des mathématiques

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qui eût dû ce semble déchirer ces nuages en lambeaux et les écouler le long de ses flancs, elle n’a pu lutter contr’elles eux et elle s’est écroulée devant elles eux ! Un tel sacrifice, une abnégation pareille témoignent chez un homme d’une foi vive. Le P. Gratry est convaincu.

Ce n’est pas que la faible humanité n’ait amoindri la valeur du sacrifice. Et, en effet, le P. Gratry après le sacrifice accompli, n’a-t-il pas soin de nous en avertir, et de se prévaloir de la réduction de ses idées et de ses mots, de l’appauvrissement de son style et de son esprit plus sobres ? Cet avertissement diminue le mérite du penseur, il imite en ceci le moine mendiant qui rappelle à l’occasion l’abandon de tous ses biens, et qui se sent bien la force de supporter les douleurs propres de la pauvreté, mais non le mépris attaché à la pauvreté… faiblesse excusable ! Eh Quel abandon des biens terrestres est comparable à celui de l’idée, la richesse incorporée à nous ?

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Ma faiblesse me sert souvent à me garer de l’orgueil. Si je n’écoute pas les suggestions intérieures qui me conseillent souvent de m’élever plus haut que je ne fais dans mon estime, c’est que je crains de me préparer ainsi une chute plus douloureuse. Si je me hissais bien haut sur les rochers de l’orgueil, faible comme je suis, il suffirait d’un coup d’épaule d’autrui, – et j’entends par là une bruyante ironie, une scie montée, une parole dédaigneuse, une critique de gens sérieux, – pour me faire rouler en bas. Je le sais, et je le redoute. Aussi au-je soin de me tenir placé, dans mon estime propre, à cette hauteur moyenne où l’amour propre n’a pas trop à souffrir en s’y maintenant, et d’où il n’a pas trop à craindre de se blesser en tombant.

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J’ai lu le P. Gratry, j’ai lu Michelet4, deux natures également chaleureuses, mouvementées, élancées. Je les appellerais, ainsi que quelques autres qui leur ressemblent, les penseurs enthousiastes. – Leur enthousiasme est illimité, infatigable, la nature et

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la vie leur sont des sujets d’hymnes sans fin… un seul point les effraye, les arrête et les irrite. Ce point, c’est la mort ! L’imagination de Michelet et celle du P. Gratry, ces deux coursiers, effrénés, ont vu de loin poindre le grain fatal, l’obstacle à leur course sur cette route fleurie et penchée de la vie où ils s’élancent joyeux ; à cette vue, leur crinière a frémi, ils se sont arrêtés court. Mais cet arrêt a été aussi bref que brusque. Pleins tous deux d’une ardeur nouvelle et d’un souffle nouveau, ils ont henni d’une joie étrange et bondi, et couru plus vite vers l’effrayante barrière, comme vers une haie à franchir ! la vie est un steeple-chase et la mort est le fossé, pour eux.

Leur enthousiasme est une flamme inextinguible où l’eau qu’on jette pour l’éteindre sert d’aliment et l’attise. Heureuses les âmes où surabonde la joie, où l’élan du cœur dans son vol, s’il v s’il vient à toucher au (illis.) sombre mur de clôture de la vie, ne rebondit

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pas en arrière, dispersé et brisé, mais dépasse et troue l’obstacle, et par la trouée faite, il voit le ciel !

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16 août

Mon cœur est froid, mon imagination terne, pas d’élan, pas de verve, pas de chaleur d’âme. Je n’ai de goût ni pour l’instructif, ni pour le récréatif, ni pour l’expansif. – j’ai voulu écrire une lettre affectueuse et chaude, impossible ! – C’est que depuis quelques jours, j’ai faim et je mange beaucoup. L’intervalle de mes repas est rempli par une sourde faim qui toujours murmure et gronde au fond de moi, mais n’ose pas se faire entendre, si ce n’est demi-heure environ avant l’heure ordinaire du déjeuner ou du dîner. Il y a quelques semaines, le fond de mon cœur était un désir d’infini sur lequel étaient brodés les désirs accessoires de lecture, et d’instruction et de poésie, et qui apparaissait dans leurs lacunes. Aujourd’hui la faim est mon désir principal

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et le fond du tableau. Bientôt peut-être l’amour remplacera la faim. J’attends ce moment avec impatience ! – Hier soir, ma dernière pensée en m’endormant a eu pour objet vaguement entrevu mon chocolat de ce matin… Il n’y a pas longtemps je m’endormais dans un souvenir d’amour et une aspiration religieuse.

 

18 Août

Je viens de lire les Jeudis de Mme Charbonneau, par Pontmartin5. Mes yeux sont fatigués, tant par suite de cette lecture que parour suite avoir dessiné ce matin. Pas d’émotion, pas de pensée, bouche close, œil demi-clos, esprit et cœur tout à fait fermés comme une bouche. J’ai renvoyé à une heure plus propice la lettre amicale que je dois en réponse d’une chaude lettre.

Au fait, notons l’effet que la lecture du livre de Pontmartin a produit sur moi. Ce sera une note peut-être instructive à prendre,

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et un exemple peut-être bon à suivre. Le dérangement qu’opèrent, à son insu, dans les idées et les sentiments du lecteur, les pages qui l’intéressent, la nouvelle polarisation des sentiments et d’idées qui, à son insu, en résulte en lui, sont des résultats funestes qu’une vigilante attention et un effort déterminé de volonté préviendraient facilement.

Résumons-nous donc à nous-même nos impressions toutes récentes de lecture. Les Jeudis <ne> sont en grande partie <autre chose> que le récit des tribulations d’un écrivain, d’un critique, le dénigrement de la vie littéraire, et le rabaissement des renommées littéraires contemporaines. – La carrière d’homme de lettres, de journaliste en particulier, m’est chère, je l’envisage comme la voie naturelle et seule praticable de ma vie ; est-ce une illusion ? Le livre de M. de Pontmartin me l’a fait craindre. Là, dans cette carrière, comme ailleurs, l’art de l’intrigue, l’aptitude aux affaires, le goût des choses positives, et l’aisance à les surmonter, sont des qualités requises pour arriver haut. J’en suis

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dépourvu, il me faut donc me résigner aux humbles emplois, aux soucis de l’amour-propre froissé, de la bourse vidée, de l’enthousiasme éteint. Là comme ailleurs la question d’argent projette l’ombre de son aile immense… Il m’a semblé me voir, moi qui tâche d’éloigner si loin de moi, par une volontaire illusion sur ma valeur et ma portée (non pas en tant qu’individu, mais en tant qu’homme) la pensée de mon néant, il m’a semblé me voir perdu dans une foule acariâtre, hérissée de prétentions qui la rendent épineuse, allant heurter à chaque pas aux angles des rivalités jalouses, ou plutôt tombant écrasé dès le premier pas sous le ridicule, avec mon illusion, avec mon courage, avec mon dernier espoir. Admettons que je réussisse. Quel succès ! Être lu de la millième partie de lecteurs distraits de la France, à demi compris, aussitôt oublié, discerner dans au milieu du bruit immense (je dis immense pour qui s’en rapproche, bien faible pour qui s’en éloigne) du public lettré, un imperceptible murmure soulevé pour quelques feuilles signées de moi, recueillir avidement ce murmure

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d’une oreille aussi inclusive qu’elle est fine, et m’en prévaloir auprès d’autrui… quoi ! c’est là tout le chapitre des joies littéraires et les faiblesses de nos poètes, de nos journalistes, qui ont commencé d’écrire une tirade sur le désenchantement et la haute destinée de l’homme, se suspendent distraites à la pensée d’un tel but ! Mais autant vaut-il se faire avocat et compulser des dossiers ! Est-ce plus futile que de se tenir au courant, par pur amour-propre, de la littérature contemporaine ? Ici comme là, je m’accroche, je m’attache et me rabaisse, au partiel, au fini, au contingent, j’oublie l’immuable et la nécessaire, le vaste et l’impersonnel.

Sur ce point donc, mon l’impression causée par les Jeudis a été triste et décourageante. Mon courage s’est peu à peu relevé de temps à autre, chaque fois que les traits d’un de nos illustres, dépouillés de leur auréole, m’étaient spirituellement et railleusement dessinés avec ce crayon qui n’épargnait aucun détail propre à rétablir le

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niveau de l’Égalité entre nous, vulgaire, et ces personnalités trop saillantes. Bien que, pour ceux qui ne le connaissent pas pour l’avoir vu et approché, un grand écrivain ne soit qu’un nom, il n’en reste pas moins, au fond du cœur de chacun, l’objet d’une secrète jalousie, qui se révèle au moment de la chute de cet écrivain, de sa morsure par une critique. Pour moi du moins, quand j’ai vu la preuve que ni les sentiments ni les idées de ces hommes si vantés ne dépassaient ni mes sentiments ni mes idées, quand j’ai pu juger par divers échantillons de leur conversation que leur style ordinaire ne distançait pas le mien de très loin, je l’avoue, j’ai ri de bon cœur, d’un cœur qui se sentait soulagé d’un certain poids.

M. de Pontmartin est un littérateur qui juge les choses au point de vue littéraire ; il sourit volontiers de ce qu’il ignore, et ne semble voir que lourdeur et ennui dans la gravité du philosophe et du savant. En cela, sa manière de divers passages de son livre m’ont offensé. J’ai

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les douleurs physiques, ou du moins neutralisez-les, par des voluptés physiques.

– Temps magnifique.

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24 août

Les jours précédents, migraine, sueur, rhume, j’étais cependant capable de travail sérieux, mais non d’émotion oratoire ou poétique. Aujourd’hui, guérison presqu’entière. Ma poitrine est oppressée. Puissance de sentir et de rêver, mais impuissance de traduire en vers ou même en prose animée mes sentiments et mes rêves. Je me trouve dans un état chez moi assez fréquent : tourmenté du désir de donner une forme brillante et saisissante à la fois aux idées et aux impressions qui me sont chères, et incapable de me décider à prendre la plume pour commencer mon œuvre : mon inspiration s’arrête juste au point qu’il faudrait dépasser pour me permettre une expression émouvante, colorée, de ce que je veux rendre. Mon

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inspiration, dans ces cas-là, n’est du reste pas franche, et il n’est pas dommage qu’elle reste stérile. Si, par exemple, comme aujourd’hui, elle consiste dans une impression rêveuse <d’amour> encouragée et caressée par mon désœuvrement volontaire, il se mêle à cette impression, d’abord, le désir de lui donner assez de vivacité pour donner l’élan à ma plume et soutenir son vol, puis, quand j’ai perdu une heure, deux heures, trois heures, à couver ainsi sans résultat un germe infécond de rêverie, il s’y ajoute le regret du temps écoulé dont j’eusse pu faire un meilleur emploi. De là resserrement et frissonnement fébrile de l’épigastre, impossibilité de revenir à la lecture ou à la réflexion abstraite.

 

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29 août

 

Oh ! Comme j’ai bien senti ces jours-ci la vérité de cette métaphore si banale : l’appesantissement de l’esprit dans la matière ! Oui, la rotondité pleine de l’estomac est pour l’âme le boulet de galérien, elle le traîne et il lui pèse qu’il se détache et elle s’envole aux nues ! – je mangeais trop, je dormais trop, donc j’étais inerte de cœur, de plume et de pensée. Mais depuis hier je suis tempérant et déjà mon âme se relève et secoue son aile, comme débarrassé d’un lourd fardeau !

– C’est demain bal à Périgueux, M… y sera, j’y suis invité… irai-j Y irai-je ? – Non ! j’ai résolu de n’y pas aller, parce que je n’irais qu’en compagnie de gens tapageurs, folâtres, dont la gaieté troublerait et irriterait, sans l’égayer, le sombre ennui de mon amour. Je n’irai pas, parce que la jalousie m’envenimerait toutes mes vacances à la suite de ces danses où je l’aurais vue tour à tour ballotée au bras de tous les

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danseurs ! Parce qu’enfin je suis inhabile à la danse, et que les moindres chuchotements d’elle, dans ses intervalles de repos, me sembleraient s’appliquer à mon inhabileté. Parce qu’il se ferait en mon cœur un croisement et une accumulation de sentiments dont un suffit à me remplir et m’agiter : amour, passion, jalousie, émulation de camarades, envie de gaité et de l’habileté des autres… –– Et cependant, j’y désirerais aller ! Ces réflexions m’importunaient ce matin et me retournaient inquiet dans mon lit. Je souffrais, la matinée m’a paru très avancée, je me suis levé… il n’était que 6 h et ¼.

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(Suite à un autre cahier.)

[trois pages blanches]

  • 1. Inscription manuscrite à l’encre sur l’étiquette de la couverture noire cartonnée du premier cahier.
  • 2. Alphonse Joseph Auguste Gratry (1805-1872) est un prêtre catholique et philosophe français, restaurateur de l’Oratoire de France, le « Malebranche du xixe siècle ». Tarde possède dans sa bibliothèque trois ouvrages : Philosophie. De la connaissance de l’âme, Les sources : conseils pour la conduite de l’esprit et Les sources seconde partie ou le premier et dernier livre de la science du devoir. Dans les Lois sociales, Tarde sera ensuite très sévère à son égard, évoquant les « excentricités théologico-astronomiques » de Gratry…
  • 3. Voir note précédente
  • 4. Jules Michelet (1798-1874) est un historien français. Tarde possède son Histoire romaine : République (1876) dans sa bibliothèque.
  • 5. Armand Augustin Joseph Marie Ferrard, comte de Pontmartin (1811-1890) est un critique littéraire, journaliste, écrivain et homme politique français, aux sympathies légitimistes qui publia notamment dans la revue « L’assemblée nationale » ses Causeries Littéraires, une série d’attaques contre des personnalités de gauche qui firent sensation. Les jeudis de madame Charbonneau est son œuvre la plus connue (Paris, éd. Michel Lévy frères, 1862) et contient une série de portraits d’auteurs contemporains.

Études psychologiques sur moi-même, Gabriel Tarde. Archives du Centre d’Histoire de Science Po, Fonds GT. GTA 64 1e-5e cahiers (Juin 1862-février 1864)

Tarde Gabriel
Statut éditorial: 

Inédit

Tarde Gabriel, « Journal de Gabriel Tarde (1843-1904) », éd. par Devarieux Anne, dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/premier-cahier-juin-1862-aout-1862, page consultée le 26/04/2024.