Deuxième cahier (août 1862-mars 1863)

À l’ouverture du second cahier1, dont nous ne donnons ici que quelques extraits choisis, Gabriel Tarde formule une adresse à un hypothétique lecteur, et livre un véritable contrat de lecture : il faut, pour le lire, ouvrir son âme, pareillement à lui ! Cette âme qui « s’écoute sentir » non seulement livre ses secrets, mais elle vise, à travers la connaissance de soi, la connaissance des autres âmes, celle de l’homme. Malgré son ophtalmie, Tarde lit avec avidité le Journal de Maine de Biran, ses préoccupations de métaphysicien s’accentuent, sa méthode se précise, et les notations sociologiques se poursuivent (la mode, la conversation…). Amoureux, il disserte sur l’amour et le désir, sanglote beaucoup… Nous a particulièrement frappée une première occurrence de l’usage du mot « dépression » au sens moral.

  • 1. En couverture noire cartonnée, le deuxième cahier mesure 19 cm × 15,5 cm (épaisseur 1 cm).

Deuxième cahier

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(Août 1862-Mars 1863)1

 

 

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(Du 29 août 1862-au 7 mars 1863)

Études psychologiques

sur moi-même.

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(Suite.)

 

N.B. Toi qui ouvres ce cahier, ne lis pas ! ou bien ouvre ton cœur à cette âme qui, pareille a ce cahier, s’ouvre à toi dans ces pages intimes. Que contiennent ces pages ? Des secrets ? Oui. Mais surtout des observations lentement recueillies, des plaintes et des enthousiasmes rapidement épanchés ; les confidences d’une âme qui tantôt se fouille, tantôt se complait à se mirer, tantôt dans sa solitude, se dédouble pour dialoguer avec elle-même. Tu ne trouveras à cette lecture nul intérêt. Que t’importe la trace des impressions qui passeront dans mon cœur ? Que t’importent l’écho, les modulations évanouies de mon âme ? Si tu as les nerfs délicats, cette lecture t’irritera ; car tu n’aimes pas sans doute les gens qui s’écoutent ; or je suis une âme qui s’écoute sentir…

Je m’écoute sentir ; non par une déplorable exagération de personnalité, non par un absurde égoïsme qui me tient enfermé en moi, mais

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parce qu’il ne semble qu’il importe à l’âme, comme à une bonne maîtresse de maison, de savoir tout ce qui se passe chez elle ; parce qu’un homme n’est vraiment homme qu’à deux conditions : la première d’avoir conscience de tous les mouvements de son cœur, de tous les courants qui traversent son intelligence, de toutes les forces instinctives qui sollicitent sa volonté ; la seconde qui découle de la première : de passer de la connaissance de son âme à la connaissance de toutes les âmes, de se persuader qu’il n’est pas seul au monde à penser, à sentir, à souffrir, à vouloir, à aimer, mais au contraire, de voir dans ses idées le pâle reflet de l’universelle intelligence, dans ses amours l’image terne de l’universel amour ; de sympathiser ainsi de cœur et d’esprit avec tous ses frères, aussi conscient de lui-même que détaché de lui-même, se contemplant, n’adorant en lui-même que le miroir de tous ses semblables, le monde entier ; libre de l’instinct, libre de l’ignorance, libre aussi de l’égoïsme ; les yeux de l’intelligence et de la conscience décillés, et les portes du cœur grandes ouvertes !

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Fin février2

 

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29 août 1862

Le plaisir d’écrire est un plaisir qui exige un effort –, et, qui plus est, la coopération d’un agent involontaire : l’Inspiration. Il s’y mêle toujours une certaine dose de répugnance, car l’effort lasse, et l’inquiétude, car on redoute toujours que l’inspiration vienne à défaillir. Cette inquiétude même est salutaire, comme l’émotion qui saisit l’orateur à l’aspect de l’auditoire, moitié troublé, moitié troublé, moitié vibrant de verve tumultueuse.

 

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1er septembre 1862

(Les jours précédents, écrit une longue lettre d’une trentaine de pages, émue, chaleureuse, qui m’a mis en verve - aujourd’hui fait éclore près de 250 vers :) à la suite de cette intempérance poétique, telle a été jusqu’ici, moment de mon coucher, la succession de mes sentiments et de mes idées : d’abord la vibration enthousiaste s’est prolongée et dure encore, produisant de fréquentes distractions, un grand amour du silence, de la solitude, de l’entretien paisible avec ma pensée. Le résultat de mon inspiration a donc été la concentration taciturne et distraite, la promenade agitée et solitaire à grands pas ; puis les rêves de gloire littéraire, la récapitulation et le bilan de mes poésies bonnes à imprimer (!!!), l’ébauche et la préparation, et la rumination diffuse et mêlée de nouveaux sujets de poésie à traiter ; enfin le vide graduel de l’esprit, le refroidissement du cœur. À la suite du vide, désir consécutif d’un nouveau remplissage. Car Si l’appétit vient en mangeant, c’est-à-dire si plus on attire à soi, plus on brûle d’attirer, il est également vrai de dire que plus on éclot en dehors de soi, plus on désire éclore. Le potage appelle l’entrée, l’entrée appelle le rôti, tout comme l’élégie appelle l’ode et l’ode l’épopée… le gourmand est insatiable, le poète intarissable. L’un prend sans cesse, l’autre toujours rend.

[…]

 

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5 Septembre

Il a plu, le ciel est humide, les toits dégouttent et luisent de pluie. – Pas d’inspiration, refroidissement de cœur et rétrécissement d’esprit, deux phénomènes qui se lient étroitement.

 

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11 Septembre

(Les jours précédents, distraction extérieure, expansion extérieure de ma parole et de ma pensée. – Fêtes agricoles de Sarlat. – Deux motifs à demi formulés me poussent en toute occasion à ces fêtes bruyantes de monde : le désir de ne pas donner prise à l’accusation de sauvagerie, et celui de me préparer par une courte période d’agitation corporelle au repos du corps et à l’activité de l’esprit.

– Autre remarque un peu moins à ma louange : je me suis surpris en bien des cas – l’avouerai-je ? – jaloux… Ce défaut est si commun qu’il inspire à peu près toutes les conversations soit entr’amis, soit même entre personnes étrangères. Médire de quelqu’un qui vous a déplu, de concert avec un camarade que la communauté d’aversion envers ce quelqu’un rend votre ami momentané, c’est un attrait ineffable, irrésistible auquel on rêverait volontiers des heures entières… L’envie produit deux effets différents suivant qu’elle s’attaque à un cœur énergique ou faible : elle pousse le premier à un redoublement d’ardeur, le second à une torpeur découragée.

– Je viens de lire, dans la Relation de Chardin3, un chapitre sur les mœurs des Persans qui peut se

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résumer en ces mots : les Persans sont mous, insouciants de l’avenir, philosophes sur l’article des biens et des maux, dépensiers, tolérants en matière de religion. Ces divers traits ne se suivent pas seulement, ils s’enchaînent…. ––

– Cet état de notre âme que l’on appelle attention n’est pas fréquent. L’état habituel de l’âme est un milieu flottant entre le sommeil et la pleine conscience du moi. Qui n’a remarqué combien la pensée est un enfant indocile et volontaire, combien il est malaisé de l’enfermer dans le cercle de Popilius4 et que, en dehors de l’étau de la lecture qui le tient captive, et d’un violent attrait de curiosité, elle échappe à toute domination de la volonté ?

Il paraît simple de prime abord que la pensée se soumette à une investigation suivie, continue, tendant à un même terme. De même il semble tout naturel à l’enfant qui veut aller vers un objet de marcher droit pour y arriver. Mais L’enfant ignore que la rectitude du rayon lumineux qui de l’objet voulu frappe son œil, est le principe et la cause de la rectitude de sa marche.

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Ainsi celui qui raisonne ferme et droit ignore-t-il que le regard de sa curiosité sans cesse, implicitement ou explicitement, attaché à la vérité qu’il cherche à démontrer, est le principe et la cause de la suite et de la fermeté de son raisonnement.

Mais que la curiosité s’éteigne ou diminue, que l’esprit veuille, à certains moments où le regard de l’œil interne qui le dirige est voilé, de s’appliquer à la poursuite d’une même démonstration, au développement d’un même sujet ; observez alors ce qui se passe. Malgré tous les efforts de la volonté, la pensée va tout de travers, l’esprit en désarroi se remue dans la vide et les demi-ténèbres de l’inconscience, à travers lesquelles, comme des rayons de lune à travers de sombres feuillages, l’esprit il voit flotter en lui de pâles fantômes du passé, des fragments de souvenirs, des tronçons de phrases et d’idées, mille ébauches de songes auxquels le sommeil physique seul fait défaut. Et si soudain le voile de l’œil interne vient à tomber, si l’esprit se réveille en sursaut on est tout étonné d’avoir suivi, dans les divagations de la pensée, une direction si toute contraire à celle qu’on s’était imposée. Qui n’a remarqué ceci ? Qui

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ne s’en est étonné ?– Et (pour continuer la comparaison précédente) qui n’a éprouvé un étonnement analogue, en jouant dans son enfance au Colin s’il s’est jamais amusé à fermer les yeux tout en marchant ? Après quelques pas, les rouvrant enfin, n’a-t-il pas vu l’étrange déviation de sa route d’aveugle, bien qu’il se fût appliqué à marcher toujours droit devant soi ?

Ces deux phénomènes ont une analogie évidente ; et, pour penser avec suite, comme pour pro marcher avec suite <droit>, j’admets la nécessité de voir, et de voir constamment, le but où l’on s’avance. À moins cependant qu’on ne lise. Un livre en effet vous tient accolé à lui comme l’aveugle à son guide. – Mais dans ce dernier cas même, il est toujours préférable de savoir et de voir où l’on va, on ne lit jamais mieux, avec plus de fruit, de rapidité et d’intérêt, qu’en connaissance des conclusions finales de l’auteur.

– J’ai remarqué que ce phénomène de dispersion des idées malgré le lien collecteur de la volonté ne se produit jamais plus entier que’aux moments

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de promenade solitaire, alors précisément que l’œil physique exerce son pouvoir régulateur des mouvements de locomotion.

– Au point de vue moral, ces instants de demi-songe ont leur utilité. L’esprit qui, du coin de l’œil, s’entrevoit dans ces états où les réminiscences, les désirs, se mêlent avec une amusante incohérence, peut observer les plans favoris, les idées chéries, les désirs caressés, qui surnagent ou réapparaissent fréquemment sur cette mer de dissolution et de confusion. Les bassesses cachées, les petitesses inavouées, les gros et petits défauts, se montrent à lui tout à nu. Il rougit de se surprendre rêvant complaisamment une maison de campagne, ou la chute d’un de ses rivaux, ou la brioche d’un de ses amis, ou le sourire d’une personne dont il désire l’amitié ; ou bien, le long d’un sentier, gesticulant et balbutiant d’emphatiques paroles qu’il se figure prononcer devant un auditoire de salon qui l’admire et l’applaudit… il rougit, et il se promet de corriger son cœur, de brider ses désirs de fortune, d’étouffer ses secrètes jalousies, de modérer son amour-propre.

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– Un des plus doux, des plus invincibles, et des plus funestes penchants de l’esprit est de se complaire dans la délectation de ce qu’il vient de produire. Il en savoure longtemps toute la grâce, en pèse soupèse avec amo amour toute la valeur, s’y réfléchit et s’y aime tout entier, jusqu’à ce que la réflexion lui fasse une honte de cette faiblesse, et que l’amour-propre, plus fort que la réflexion, lui montre une marque d’infécondité dans cet attachement paternel à ses productions.

[…]

 

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30 sept.

Ah ! Que je m’ennuie ! Mon état, s’il dure, va être intolérable. Je n’ai de goût pour rien, ni pour la science, ni pour la spéculation philosophique, ni pour la poésie dont je suis entièrement dénué, ni même pour le sommeil, la seule chose à laquelle je me sente propre en ce moment. À chaque mode de distraction que je me propose, il court en moi un frisson terrible d’ennui, comme si je sentais de plus en plus vivement à quel degré de stérilité, d’incapacité, de nullité, de somnolence, d’inertie, je suis tombé ! Je suis épouvanté de me sentir inamusable.

Que faire ? Je sens devoir être impuissant à tout faire, ne pouvoir faire un pas sans être aiguillonné et ma volonté n’a plus la force de tenir l’aiguillon.

 

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4 octobre

J’aime, j’aime ! Hier, c’était la renaissance de la Poésie, aujourd’hui c’est la renaissance de l’amour. J’aime, mon âme est creusée d’un abîme, si profond qu’il lui donne le vertige, mais un vertige voluptueux ! Ni mes lectures habituelles, ni les images érotiques, ne parviennent à le combler. Mon âme n’est que désir, mon âme n’est que souffrance, mon âme n’est que soupir ! Je voudrais… quoi ? Une chose bien simple ; qu’elle ouvrit, compatissante, les bras à ma douleur, et que là, sur son sein seulement affectueux, elle me permit de pleurer, de pleurer sans fin : il s’accumule en moi des larmes ! après cela, je ne sais si je désirerais autre chose ; – et si je le désirais, je sens que mon sentiment changerait de nature.

Le désir érotique diffère profondément de l’inquiétude interne qui m’agite. – Le désir érotique a pour plénitude et fin l’éruption d’un fluide ; mon amour tend à se résumer et à déborder par un sanglot. Le terme de l’amour

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sensuel, c’est l’éjection, le terme de l’amour platonique, c’est le sanglot.

J’aurais plaisir en ce moment à sangloter ! Mais pour atteindre à la puissance du sanglot, il me faudrait me sentir aimé. Le sanglot m’apparait en ce moment comme le déploiement de toutes les émotions sourdes qui remuent en moi, comme l’explosion finale de mon cœur, comme la rupture des liens qui entravent l’essor spontané de mes désirs retenus dans leur élan par la crainte que j’ai de n’être pas aimé. Une lueur d’espoir un peu vive tombant en moi, comme une étincelle sur du salpêtre, me ferait, non pas frétiller, rire, mais sanglotter [sic] ! C’est la plus forte expression, et le seul écoulement possible, de mon état d’âme.

[…]

 

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19 Nov.

Je me promenais aujourd’hui sur les hauteurs du Pech5 admirant cette clarté vive de la teinte des chênes verts, maintenant jaunes et roux, croissant à mesure que la campagne se décolore alentour ; cette teinte éclatante semblait le chant du mélodieux concert des couleurs.

Tout en promenant, de rêveuses et poétiques pensées naissaient en moi, non successives, non jaillies du même sol, c.à.dire [sic], du même sujet, car le mouvement de la composition spontané n’est que rarement suivi et continu ; et quand l’âme est émue, le vol de la pensée poétique, léchée de son sein, s’arrête va, vient, court, effleure toutes les fleurs, toutes les sources d’inspiration, mais ne se pose longtemps sur aucune fleur, ne se désaltère avidement et pleinement à aucune source. Des idées me venaient, je les recueillais éparses, et, tout en continuant à papillonner, je les insérais dans l’herbier de mon souvenir.

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Mais, ma mémoire étant fort courte, j’ai voulu noter sur le papier ces fugitives lueurs, qui me traversaient l’âme, j’ai voulu, – comme le peintre qui note à l’aquarelle et à grands traits la physionomie générale du paysage qui le séduit, pour se le rappeler plus tard et le reproduire plus complet sur toile, – fixer l’image générale et provisoire du coloris de mystique tristesse imprimé à la surface de mon âme par la vue des couleurs d’automne.

Fâcheux accident ! mon crayon était absent de ma poche ! le stylet, fixateur de ma pensée, s’était perdu !.

Qu’est-ce que l’homme, hélas ! dépourvu des instruments que la matière lui fournit ? – Ce minime contre-temps a suffi pour éteindre toute ma flamme, apaiser mon flot tout entier. En effet, craignant d’échapper les idées récemment saisies et non encore apprivoisées, j’étais moins avide d’en attraper d’autres ; je me souvenais du proverbe : qui trop embrasse mal étreint ; et je redoutais

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moins, comme il est naturel, de ne pas acqerir acquérir de nouvelles richesses, que de perdre celles que je possédais ; on regrette [illis.] plus ce qu’on a que ce qu’on n’a pas.

– Or le souci de conserver détruit absolument le désir et l’enthousiasme des conquêtes. La vraie inspiration se manifeste par une insatiable avidité, par une gourmandise inépuisable et sans cesse renaissante d’idées non seulement copieuses, solides, succulentes, savoureuses, mais variées, extrêmement variées. Dès lors que le même plat est resservi, qu’après avoir touché à un mets le convive divin s’occupe de savoir si on le laisse sur table ou si on l’emporte, c’est un signe que la faim s’apaise, que l’enthousiasme s’évanouit.

L’inspiration n’est que l’âme à sa dernière puissance ; or l’âme n’est que désir.

[…]

 

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22 nov.

Les psychologues et les physiologistes ont beaucoup parlé et parlent encore des rapports de la psychologie à la physiologie, c’est-à-dire de l’âme au corps. ; mais, à côté de cette question s’en place une autre, à savoir, les rapports de la psychologie à la physique, c’est-à-dire de l’âme à la nature. Tandis que les premiers rapports défrayent, souvent bien infructueusement, la discussion des savants, les seconds ont été maintes fois découverts et analysés avec un grand charme, par les romanciers et les poètes.

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Il resterait encore, pour être complet, à s’occuper des relations de la psychologie à la physique.

Mais ces mots, rapports et relations, peuvent être pris en divers sens, suivant qu’ils expriment simplement (cet c’est-à-dire là le sens vulgaire et accepté) l’influence de l’âme sur le corps ou du corps sur l’âme, ou de la nature sur l’âme ; ou bien qu’ils signifient une ressemblance, une analogie de constitution, de l’âme au corps ou à la nature.

Je n’ai vu, explicitement ou implicitement, traiter la question de la ressemblance du corps et de l’âme que dans le P. Gratry. Il y a du bon <et du vrai>, ce me semble, dans ses aperçus à ce sujet.

Quant à la ressemblance de l’âme à la nature extérieure, elle est implicitement contenue dans bien des élégies et rêveries poétiques de ces temps-ci, mais nulle part formulée avec aplomb. Elle me paraît cependant digne d’un sérieux intérêt. Et pour moi, je suis d’avis que les résultats d’une étude sur ce sujet conduiraient à affirmer scientifiquement dans les points essentiels l’analogie indiquée. Je me fonde sur ceci. C’est la nature qui a été chargée

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de faire naître, de provoquer en nous, par les tableaux qu’elle nous offre, la conscience, c’est-à-dire la vision de l’âme par l’âme. Et quel moyen plus simple, pour aboutir à cette fin, que de donner à l’âme directe un miroir d’elle-même, d’où l’âme réflexe sortira en la regardant ?

« Miroir éblouissant d’éternelle beauté, » a dit le poète 6. ––––

 

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28 novembre 1862

Dans les premières pages de son Journal intime, que j’ai hier commencé à lire, Maine de Biran7 se plaint sans cesse du flux continuel des impressions de l’âme. La pensée est trop juste pour qu’on puisse la dire rebattue. Oui, tout en nous, tout en dehors de nous s’écoule et passe. Nous sommes un vaisseau mobile sur des eaux mobiles poussé par la mobilité des airs. Notre âme est une roue dont la circonférence est en perpétuelle agitation. Mais le centre lui-même est-il immobile ? le principe d’unité qui persiste au milieu de cette diversité coulante, comme le fond solide d’une eau fluide, ne doit-il pas à la grande mutabilité des flots qu’il supporte, sa réputation d’immutabilité ? Son immutabilité prétendue ne serait-elle autre chose qu’une lenteur relative de fluxion ? Ainsi le pivot autour duquel cet univers opère sa révolution quotidienne se meut et gravite lui-même.

Oui, à tous les traits de ressemblance entre le corps et l’âme que met en relief le P. Gratry, il conviendrait peut-être d’ajouter celui-ci. Le corps, ainsi que l’âme, est dans une incessante fluidité,

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une inquiétude sans fin en renouvelle et vivifie toutes les fibres ; nulle molécule n’y reste en place. Dans cette instabilité, un seul élément est relativement stable ; c’est la forme, la forme que chaque molécule a reçu en dépôt, comme dit Buffon, et qu’elle lègue à la molécule qui lui succède. – Mais cette forme elle-même est-elle inaltérable ? Ne subit-elle pas, dans ce passage de main en main, comme une monnaie circulante, de lentes, mais profondes modifications ? C’est ce qu’il est facile de vérifier, nul doute possible.

Or, l’âme ne serait-elle autrement chose que la forme, dont nos impressions, nos idées, nos volitions fluides et changements seraient la matière, les molécules ? La forme que nos idées, nos impressions, nos volitions mourantes se transmettraient, non intacte, mais altérée ?

Quoi qu’il en soit, je tire de l’aspect de cette transformation incessante, de cette mobilité permanente, de cet essentiel et perpétuel devenir, que nous présente le tableau de l’âme, le un fondement légitime de nos espérances d’immortalité progressive.

En effet, notre âme est le théâtre de la transition, de la succession, de l’évanouissement…c’est-à-dire, de

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la mort ! Notre âme est un berceau, notre âme est un cimetière… nos amours, nos espérances, nos idées, nos rêves, et nos désirs d’autrefois y dorment ensevelis ! Un cimetière, un vrai cimetière ! Ah ! je m’y promène souvent avec délices et tristesse, quand la solitude et le loisir m’invitent au recueillement. Parmi toutes les tombes qui m’indiquent la place où reposent mes morts chéris, il en est une surtout qui m’attire et où ma fidèle pensée vient voler, se posant sur les cyprès qui la dominent et que ma main a plantés. Cyprès sombres, élégies attristées qui sont nés de ce sol funèbre arrosé par la Muse pieuse !… Là je viens encore planter ou retailler quelque cyprès, là je vois sur le froid marbre, les débris fanés des bouquets de poésie que j’y déposai la veille, et je les remplace par des fleurs plus fraiches ; là me sourit l’image de la vie éclose des débris de la mort…

Mais non ! ce n’est pas cette idée qui me console ! Dieu me garde d’être jamais consolé de la perte de la conscience et du moi par la pensée de circuler un jour dans la sève de l’arbre qu’on plantera sur ma tombe… non, non ! je n’ai pas dit ma pensée plus consolante. – Quand j’ai baissé quelque temps mon front

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humide sur cette tombe où s’est endormi le plus chéri de mes morts, mon amour unique d’enfance, je la relève… et je vois qui ? Entre les cyprès se tient droite une blanche vision, une sorte d’archange corporalisé ici-bas. J’ignore quel est son sexe, elle n’est pas nue, les plis de sa robe de lys descendant jusqu’à terre où la boue ne la souille pas ; sa tête radieuse émerge de ce vêtement de la pudeur, qui est aussi celui de la surnaturelle beauté, et son regard au ciel dirigé émane ardent d’un serein visage… c’est lui, c’est le glorieux ressuscité, c’est mon amour ! non plus l’amour grossier et nu, ardent et troublé, impur et terrestre qui vivait jadis et qui est mort. J’ai longtemps pleuré ce dernier et je le pleure encore, mais par une habitude de mon cœur. Il est remplacé, ou plutôt, c’est lui-même qui s’est épuré en passant deans ce creuset de la Mort, et qui renait apothéosé, baigné de spiritualisme et de divinité, ceint de l’auréole et couvert d’un toit d’azur !

Il me tend la main, il me la serre, il me sourit en voyant que je pleure encore, et me dit : « C’est moi ! Incrédule, c’est moi, toujours le même, bien que purifié et théifié ! – Si tu n’en crois pas cette dévorante

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ardeur de mon regard, et cette perpétuelle érection qui l’aimante au ciel, je te montrerai, comme Jésus à Thomas, l’éternelle blessure de mon flanc !.. Et alors tu ne douteras plus ; en la voyant couler, tu te diras : c’est bien mon amour qui souffre ainsi ! »

Et il ajoute : c’est ainsi que tu ressusciteras toi-même !

Je t’ai précédé dans cette œuvre de transfiguration que toute âme doit accomplir ; tu me suivras ; tu monteras au ciel à ma droite, et nous revivrons ensemble et à jamais !..

[…]

 

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28 Nov.

Si les impressions seules étaient coulantes, fluides dans l’homme, passe encore ! Mais, comme le remarque quelque part M. de Biran, les croyances, les principes, participent de cette fluidité. Et de même qu’on plonge en vain dans le flot des impressions successives pour y chercher le moi absolument permanent et identique à lui-même, ainsi sous cette mobilité de nos opinions journalières qui se succèdent, brillent un moment et passent, l’élément immuable s’évanouit, m’échappe, les ténèbres et le vide restent seuls dans ma main. – En effet à quoi ajouté-je une foi absolue, pleine, inébranlable ? Je sens toujours qu’entre ma foi et les objets de ma foi, aussi bien qu’entre mon amour et les objets de mon amour, l’adhérence n’est jamais complète. Je m’appuie toujours,

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sciemment ou non, sur le provisoire, pour m’élever à des croyances définitives que je n’atteinds [sic] jamais. J’espère toujours qu’en acceptant le douteux pour vrai, j’arriverai à l’incontestable. Il ne m’est pas pénible d’échafauder l’erreur pour édifier la vérité. Je vais courant dans le monde des idées, d’autant plus libre que je ne suis pas de voie tracée, à la recherche d’analogies lointaines, de vues générales que le vague de leur énoncé soustrait à la rudesse des négations, dressant ça et là une tente nomade de [illis.] touriste, sans demeure fixe, prompt à l’infidélité, non moins prompt à l’adoration et à l’extase. J’ai fini par m’imaginer implicitement que le nombre des considérations et des rapprochements pourrait suppléer à leur poids. J’explore, je découvre, je note en touriste la beauté du site et la diversité de mon admiration, j’admire en effet, puis je passe. – Est-ce que vraiment je cherche quelque chose ? La vérité ? ou m’amusé-je seulement à prendre de l’exercice ? – Et cependant j’ai d’ardents désirs à certaines heures. Mais ils me sont des aiguillons à errer plus que jamais.

[…]

 

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Sarlat, 10 déc.

[…]

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L’homme pensant, le solitaire méditatif, se pose bien des questions : En quoi consiste la distinction des êtres ? Existe-t-il un monde intelligible ? Qu’est-ce que l’âme ? Qu’est-ce que Dieu ? quel est le but du monde ? – Mais, de tous ces problèmes celui qui le préoccupe le plus, c’est peut-être celui-ci : quelle est ma valeur relativement aux autres hommes ? que penseront les autres hommes de mes idées ? – O fatal amour-propre qui, perçant le bois touffu de nos solitudes de ses traits aigus, nous irrite de tant de soucis !

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Ennui, profond ennui aujourd’hui. –––

[…]

 

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19 Déc.

[…]

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Plus que jamais j’ai soif de métaphysique et de réflexion profonde. Ma soif de métaphysique a succédé à une soif, non plus vive, de poésie. – On dirait que, de même que l’entretien du corps nécessite des éléments tantôt solides, tantôt fluides, ainsi la nourriture de l’esprit doit se composer, tantôt d’idées vagues, claires, brillantes, miroitantes, ingénieuses, pour ainsi dire fluides, tantôt de réflexions acharnées et profondes sur des sujets substantiels et solides. L’âme n’a pas soif de métaphysique à proprement parler ; elle en a

 

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faim. Elle a soif de poésie et de paradoxes.

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En quoi consiste cette faim de la métaphysique ? À ne plus se payer de mots, à les creuser pour savoir si chacun d’eux correspond à une distinction réelle des choses, à chercher à voir ces choses elles-mêmes.

Dans ces moments de creusement opiniâtre, de perquisition acharnée, d’approfondissement sans terme, il n’est pas possible de poursuivre la recherche d’un seul problème. Dès qu’on a mis le doigt sur l’un une difficulté, sur une antinomie, toutes les obscurités de la raison s’affaissent ensemble sur le tableau de la nature réalité présente aux yeux ; toutes les difficultés, toutes les antinomies de la raison vibrent et se croisent, l’esprit éperdu est éjeté [sic] dans le vide, hors de la sphère humaine.

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[…]

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––– Année 1863. –––

 

2 janvier 1863

On m’a reproché hier de manquer de jeunesse. On entend par jeunesse l’ardeur sensuelle, la chaleur superficielle qui dénote si souvent la glace du fond. Il faut être jeune en ce sens pour plaire au vieillard qui s’attribue avec un soin jaloux le droit exclusif, d’être sérieux et réfléchi. L’enthousiasme contenu, l’amour latent, le recueillement fécond des forces vitales sont inconnus à la plupart des hommes ; il faut, pour agréer aux yeux de l’âge mûr qui se souvient, en les amplifiant, de ses folies de jeunesse, il lui faut le spectacle de la jeunesse folle et vaine. Un jeune homme physiquement calme et ardent à l’intérieur blesse les yeux comme une exception sortie de l’ornière où ils <ont> jadis suivi le torrent. – Moi, je ne suis pas dans l’ordre, précisément parce que je ne suis pas livré au désordre corporel. Je déroge aux antiques usages, je n’accomplis pas avec la régularité banale du vulgaire les diverses

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phases de ma vie. Cette vie, si bien ordonnée par la coutume, et bien divisée par la vulgaire sagesse – joujoux Collège et routine, puis débauches et épuisements, puis calculs sordides et vil métier, enfin inertie et infirmités – Cette vie, jusqu’ici, n’est pas la science. J’ai cru pouvoir, sans manquer de respect à l’humanité, me tracer un autre programme, restituer aux mots leur véritable sens, secouer quelques préjugés, faire usage de ma raison pour diriger, aiguillonner au besoin, mais non pour lâcher sans frein, les forces vives de mon cœur. Viennent ensuite les étroits esprits dont la jeunesse n’a jamais été qu’une dorure éphémère de surface, accuser ma précoce vieillesse ! Vieux, moi ! Est-ce donc que je vous ressemble ?..

Je suis aigri, découragé ; oh ! où est-il pour moi ce point d’appui que M. de Biran réclame ! – Aimer qui ? Je n’aime que des fantômes que des ombres qui m’échappent. Je redoute l’isolement, père de l’égoïsme, et je ne puis me faire à la société.

– Aimer qui ? Il n’est pas besoin de ce point

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d’interrogation. J’ai une blessure au flanc, une blessure mortelle, une blessure dont je m’honore en secret, et que je caresse, non pour la guérir, mais pour la maintenir toujours fraîche. Je souffre et j’aime, c’est la vérité, mes longues douleurs me l’assurant… O Maï ! Maï ! Ne m’oublie pas ! Si tu es bonne, et c’est pour ta bonté que je t’aime. Si tu es bonne, garde-moi ma petite place dans ta pensée ! Mon cœur vierge, sur lequel tu ne t’es jamais penché pour me regarder le fond, t’a élevé un sanctuaire ; ton image y est ; je m’agenouille devant elle aux joies de souffrances, et c’est pourquoi je suis si souvent replié, comme l’égoïste, sur lui-même ! Maï ! Maï ! oh ! si tu m’aimais ! – Qui sait si tu ne m’aimes pas un peu ? J’en ai bien des doutes, mais celui-là est le plus poignant ! O Maï ! c’est autour de toi que gravitent et ma pensée et mon cœur, aux champs, à la ville, tu me suis partout, partout je t’emporte ; il est tel site entrevu par une portière de wagon que ton image, plus vive apparue où cet endroit m’a consacré ! quand je repasse la même image me

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trouble et me voilà tout vibrant d’amour ! Maï ! Maï ! je n’ai que toi au monde, après ma mère, à aimer ! c’est fait de moi, c’est fini à jamais de mon cœur, quand, tu seras à jamais perdue pour moi ! Peut-être, dans l’espoir de t’apparaître ensuite plus séduisant et tel que les jeunes filles aiment les jeunes gens de mon âge, peut-être, uniquement par amour pour toi, eussé-je consenti à courtiser les filles des rues ! Mais toi perdue, pourquoi feindre une libertine gaieté ? Plutôt me réfugier au fond d’un cloitre ! Je finirai par là.

En écrivant ceci, je pleure, un bassin de larmes grandit en moi ; c’est la seule liqueur que je verse avec volupté. Les pleurs larmes soulagent, les pleurs larmes sont le baume naturel de toute douleur ; elles sont amères, et cependant plus éblouissantes que du miel. Maï ! Maï ! Si tu m’avais vu une fois pleurer, au lieu de me voir si souvent rire, mon amour pour toi ne serait pas moindre, mais les souffrances que ton souvenir me suscite seraient bien adoucies !

– Que n’ai-je un ami ? que n’ai-je une amie ! que n’ai-je un objet quelconque d’affection

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solide et réciproque ; un second moi !

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Pour une cause ou l’autre, ma soirée est perdue. Je pleure à flots ! quoi donc ! me faudra-t-il renoncer à l’étude, à l’espoir de m’élever un jour par l’intelligence et de tenir un rang honorable dans la société des gens de cœur et de tête ? – Ma santé, mon embarras de fortune, mon séjour dans cette ville maussade, sont autant d’obstacles à la poursuite de cet objet de tous mes désirs. Seul ! sans ressources, sans affections confidentielles, sans espoir même ! Quel triste état !

– Je pleure ! je pleure en apparence sans cause, et en réalité avec un sujet vague et mal défini de pleurs ! Je pleure pour le plaisir de pleurer, je pleure par faiblesse, je pleure parce que je sens tout vide et triste, parce qu’il pleut au-dehors, parce qu’au-dedans de moi le feu s’éteint, parce que nul ne me comprend, parce que je crains d’être compris, parce que j’ai honte de la solitude, et que j’hésite à me plonger dans le flot social. – Oh ! les clepsydres me reviennent en mémoire :

– 

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un petit enfant – l’amour – pleure dans un bassin et chacun de ses pleurs marque la fuite d’une seconde… symbole triste ! Chacune de nos secondes entraîne une larme qui tombe, et c’est l’amour qui la verse !.

– Ou je suis fou, ou je suis faible jusqu’à la niaiserie…

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[…]

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5 Janvier 1863

Il y a est toujours un problème fondamental de philosophie, une question philosophique, qui est l’objet principal et continu de mes réflexions, vaguement agité dans mes rêveries, parfois, mais rarement, creusé par une opiniâtre attention. Dans le temps, c’était la grande question du libre arbitre, la seule que j’ai quelque temps résolu résolument, bien que depuis diverses considérations (plus ou moins fortes suivant les divers états de mon esprit et de mon âme) aient ébranlé une conviction d’abord si ferme. Plus tard (avant d’avoir lu Kant) j’aperçus quelques antinomies rationnelles, et longtemps elles m’inquiétèrent ; je devins sceptique, encore fataliste, et de plus partisan déclaré de la doctrine de l’égoïsme inévitable. L’année dernière, l’inanité de la vie, bornée ici bas, m’apparut telle que je tombai et restai longtemps plongé dans une profonde tristesse, répétant sous mille formes la formule de l’Ecclésiaste : omnia vanitas ! L’idée que l’individu est un rouage renouvelable après un temps d’inappréciable durée, dans la machine sociale qui même marcherait sans lui, me poursuivait et me rongeait

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partout… – Une réaction survint lentement (je résume) : un débordement impétueux de chaleur d’âme m’entraîna peu à peu à substituer le mot, puis l’idée, de providence, au mot et à l’idée de Destin. J’entrevis quelques traits de l’harmonie des choses créées et de l’intention divine qu’elles supposent, j’allais même trop loin dans cette voie, au point de nier l’existence possible du laid et du mal. L’évidence de est l’exception possible et réelle à ces lois d’harmonie, de beauté, de bien, qui gouvernent le monde, m’a lui postérieurement, et a rectifié cette théorie.

Mais jusque là la question de l’âme, la question de Dieu, celle même du Devoir, m’avaient peu préoccupé. Cette dernière est en train de se placer au premier rang des objets de ma méditation. La première, la question de l’âme, m’a surtout accompagné ces vacances, résolue immédiatement, avec l’imprudente affirmation du poète, par une distinction radicale établie entre le moi et la nature. À la suite, théories hazardées [sic], mais consolantes et non dépourvues de sens, sur l’immortalité stellaire. – Ma théodicée s’est ébauchée parallèlement ; elle marche dans la voie du Progrès. Si je n’ai pas débuté par la recherche de Dieu, après un long

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circuit, j’aborde enfin cette capital mystère. Je l’attaque par une voie indirecte. Dans ce moment-ci, la conception à laquelle je m’attache pour la dégager lentement de ses ténèbres, c’est la distinction (vulgaire, mais inintelligible au vulgaire) de l’ordre idéal et de l’ordre réel, du monde intelligible et du monde visible, des deux sens du mot possible8.

Ce résumé rapide et incomplet me prouve que les objets de nos méditations ne se déroulent pas dans un ordre fatal devant le regard de notre intelligence. Elles Ils se suivent par rang de difficulté et d’importance. L’âme semble rouler avec ordre et méthode autour des flancs divers des problèmes métaphysiques, comme autour d’une source de lumière (malgré ses taches obscures) et dont elle n’est jamais lasse de faire le tour !

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15 Janvier

Je reviens de Toulouse, où j’ai acheté des livres. Entr’autres, un ouvrage de M. Vacherot9, intitulé La métaphysique et la science. Cet ouvrage, si je me trompe, exercera sur mon esprit une influence très puissante, il me sera d’un grand secours…Je l’ai feuilleté, j’en ai coupé les feuilles, avec le frisson de l’impatience, avec la précipitation de la gloutonnerie… Que ne puis-je le dévorer d’un trait ! – Ô inexprimable ravissement ! Ô rencontre providentielle ! Les questions que je me posais naguère, on y répond ; les beaux livres de ma bibliothèque dont je me croyais le seul et jaloux appréciateur, y sont appréciés et loués ; mon amour-propre et ma soif du vrai y sont également satisfaits… Satisfaite ma soif ? Non, j’exagère, mais calmée au moins comme la soif du fiévreux par la goutte d’eau fraîche…

Satisfaite ? non, oh non ! Mais ravivée au contraire, mais atisée [sic], mais développée, mais rendue plus que jamais insatiable… Les portiques du monde

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métaphysique, de ce séjour des ténèbres et de l’absolu, que je pressentais si fort depuis deux ou trois mois, et vers lequel je gravitais, [illis.] sans le savoir d’abord, depuis mon détachement des théories fatalistes et matérialistes qui m’avaient longtemps fixés, ces portiques s’ouvrent devant moi !

J’y nage en plein, confiant et faible, et heureux et dilaté, de ma cramponner pour avancer au bras d’un nageur plus fort !

Oh ! que l’humilité intellectuelle est une grande vertu féconde en sublimes jouissances ! qu’il est doux de se dire : le Progrès de l’Esprit ne s’est pas arrêté à moi ; il est des têtes qui me dépassent ; donc je puis monter encore ! et monter toujours, toujours plus haut !

Ma dépression10 actuelle ne me décourage plus, car je sens en moi le ressort d’un soulèvement possible, d’une émersion possible dans l’avenir ! C’est ce ressort puissant qui m’emplit d’ardeur, qui dilate ma poitrine.

Je ne suis pas seul au monde à penser ; je le savais déjà, mais répétons-le nous sans cesse. D’autres pensent mieux, plus haut, plus loin

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et plus sûr que moi, de même que la portée du regard physique de beaucoup de mes semblables excède la mesure de la mienne… Écoutons, profitons, élevons-nous, non furtivement sur les épaules d’autrui, mais soulevé par la main d’autrui en même temps que par le ressort intérieur.

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Vacherot, je le prévois, va détrôner en moi le P. Gratry, et Jean Reynaud11, deux mystiques qui du reste m’ont plutôt séduit que convaincu, écrasé sous le poids de leur science que terrassé sous l’évidence de leurs the idées.

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[…]

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27 Janv.

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Le matérialisme ne pourrait-il s’accorder à la rigueur avec la croyance en l’immortalité de l’âme ? Ceux qui disent que l’âme est née du corps, qu’elle est la fille du corps, ne savent-ils pas qu’il est dans l’ordre

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que la fille survive au père ?

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Notons ces trois vers de Brizeux12 dont chacun séparément forme un sens si complet et si juste :

« Aux autres il faut croire, il faut croire à soi-même ;

pour qu’on nous aime aimer, aimer sans qu’on nous aime,

Amoureux par nature, amoureux par système13 ».

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29 Janv.

[…]

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Ennui, profond ennui.

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31 Janvier

Je viens de finir le dernier volume de la Métaphysique et la science, par Vacherot. Ni mon intelligence, ni mon cœur n’y ont trouvé pleine et entière satisfaction. ––– L’influence de cet ouvrage a été jusqu’ici de dissiper des brumes mystiques répandues les sur mes croyances, de purger mon langage des phrases pieuses, presque dévotes, qui sentaient le cléricalisme.

[…]

 

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16 fév.

Hier <soir>, au grand étonnement de chacun, on a dansé… Dansé à Sarlat !.. La veille, un de mes camarades se plaignait de cette éclipse totale et si longue des bals dans notre ville. Avoue, lui dis-je en a parte, que tu serais très fâché qu’on dansât demain… – Oui, me dit-il à l’oreille, car je ne sais pas danser, ni toi non plus. – On redoute, plus qu’on ne les désire, les occasions où il s’agit de se produire, et où le plaisir dépend du succès. Un bal est un concours, et tout concours est précédé d’une appréhension ; on l’amour y marche sur les amours-propres plus douloureusement que sur les pieds, et dans ces entrelacements si galants des quadrilles, se heurtent parfois des rivalités jalouses. – On ne se plait dans le monde qu’à la condition d’être aimable ou bien d’y entrer le cœur déployé, laissant son amour-propre dans l’antichambre avec son pardessus.

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Que le langage de la conversation soit pareil au vêtement, c’est-à-dire, conforme à

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la mode. Oseriez-vous entrer dans un salon avec un habit du dernier siècle ou un costume de votre invention ? Non. Pareillement n’affectez pas un style suranné ou d’une originalité bizarre. – Dans quel cas un vêtement va-t-il bien ? Dans le cas où il voile les nudités du corps, en laissant deviner les deviner les formes. De même le langage de la causerie sera sera toujours convenable, s’i d’une part il cache les parties honteuses ou inutiles à voir de la pensée, et si, pour atteindre ce but, les mots qu’il admet ne sont ni trop précis, ni trop indéterminés. Par exemple la multiplication répétition fréquente du verbe faire, du pronom ou et du substantif chose, pourrait-elle fatiguer les auditeurs et entacher de vague la pensée ; d’autre part, l’oreille de l’auditeur ne serait-elle pas moins choquée du fréquent usage de termes techniques, vain luxe d’élocution qui rend jaloux celui qui écoute, ou le fait rire.

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18 février

Depuis quelque temps la rêvasserie m’envahit ; je ne tiens plus les rênes de mon esprit et de mon cœur ; elles flottent sur le cou de ces aventureux

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coursiers.

– L’homme d’études a toujours une méthode qui, à son insçu [sic] peut-être, domine tout son travail et dirige ses efforts. Depuis quelques jours, depuis quelque temps plutôt, ma méthode se résume en une tendance continue à émettre sous une forme explicite tout e ce que idée que je sens naitre implicitement en moi. – Je m’habitue à écouter, d’une oreille de plus en plus affinée, sourdre au dedans de mon esprit les idées naissantes, et aussitôt, averti par ce sourd murmure comme par celui d’une source cachée, je gratte le sol et le creuse pour la faire jaillir l’idée à la lumière. – Malheureusement, mon ophtalmie émousse singulièrement la pointe de mon attention et la finesse de mon ouïe.

Cette méthode n’est qu’une méthode particulière ; ma méthode générale est contenue dans cette parole de Montesquieu14 : l’esprit consiste à voir la ressemblance des choses dissemblables et la différence des choses semblables. Cette méthode Elle se décompose donc en deux procédés très distincts : voir le rapport des choses dissemblables, premier travail de synthèse qui unit les idées pour

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les féconder et les éclaire en les approchant ; et : voir la différence des choses semblables, travail subséquent d’analyse et de critique, plus spécial aux esprits froids et sagaces comme le précédent est plus propre aux imaginations chaudes et aux cœurs sympathiques. Ces deux procédés se complètent. Je m’habitue, autant qu’il est en mon humble pouvoir, d’abord à saisir les lointaines analogies et ensuite à ne point m’arrêter là, mais à discerner sainement les deux choses termes de la comparaison, afin de ne pas me leurrer moi-même sur sa valeur. Généraliser, individualiser ; synthétiser, analyser ; unir, distinguer ; double instrument de l’étude sérieuse et consciencieuse qui cherche la vérité et non pas uniquement la pensée, la vérité et non la vanité. Le malheur est que les grands généralisateurs sont de mauvais critiques, et les grands critiques de mauvais généralisateurs. Les uns se refusent à voir les analogies, par amour de l’excessive et palpable clarté ; les autres, par dédain de l’observation minutieuse, se refusent à voir les différences. Tous se trompent ; mais l’erreur

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des derniers me séduit mieux, je l’avoue.

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20 février

Exprimons en deux mots ce que je voudrais devenir : un esprit synthétique, une voix symphonique, un cœur sympathique ! Symphonie, sympathie et synthèse : que cette trinité de termes enferme l’unité constante de mes vœux ! Embrassons d’un même coup d’œil le monde entier, pressons le tout entier sur notre cœur ardent, chantons à l’unisson du grand concert ! Que le lien intime et vivant de tous les êtres se révèle à notre intelligence, se fasse sentir à notre âme, s’exprime par notre voix ! –

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21 février

Quand je me promène à grands pas dans ma chambre, fatigué de lecture, ennuyé de mon inaction, j’observe que mes pas sont tous à peu près égaux, isochrones. Cet isochronisme de mouvements dans une machine si compliquée que l’organisation physique de l’homme n’ suppose indubitablement la surveillance d’un régulateur interne. Ce régulateur n’est pas un, il est triple. Il y a d’abord le cervelet, coordinateur des mouvements de locomotion et sans lequel la station droite nous serait impossible ; viennent ensuite les yeux qui, par la propriété qu’ont leurs regards d’être rectilignes, tracent à nos pas une voie droite et régulière, et sans lesquels notre marche s’égarerait bientôt : si, en effet, tout en me promenant dans ma chambre, je tiens un instant les yeux fermés, je vais aussitôt <me> cogner à quelque meuble. Enfin, ce qui paraît moins clair, l’ouïe concourt elle-même à la régularisation de notre marche. Sans le cervelet, on tomberait ; sans les yeux, on ne marcherait pas droit ; sans l’ouïe, qui, attentive au bruit de nos pas, ne tolèrerait pas entr’eux une irrégularité de temps inharmonique, nos pas, (bien que sûrs

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et bien dirigés) seraient inégaux et bizarres. L’oreille que la nature a douée de l’instinct du rhythme [sic] (de même que les yeux de l’instinct de form l’harmonie des formes et des couleurs, de même que la raison de l’idée de l’ordre) non prévient ces bizarreries ; elle recueille le plus souvent à notre insçu [sic], les divers bruits de nos pas, en apprécie l’intervalle, et veille à ce que leur succession soit réglée, mesurée, posée, calme, comme il convient à la dignité humaine. La danse, sans l’oreille, ne serait pas possible…

– Dans ce moment-ci où j’écris, croirai-je qu’il soit tout naturel et tout simple que mes lettres s’alignent avec ordre, à peu près parallèles et de même grandeur ? Je n’ai qu’à fermer les yeux pour me convaincre que la correction, la régularité, l’ordre de mon écriture dépendent de la vigilance incessante de ma vue. Ici l’oreille n’intervient pas ; mais, en revanche, l’écriture est asservie aux lois d’un régulateur bien supérieur, la raison, qui préside au défilé de ces signes de la pensée.

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Fin février 1863

Depuis une quinzaine de jours, depuis quatre ou cinq jours surtout, mes yeux m’empêchent presque totalement de lire ; n’ayant plus cette digue de lecture à opposer au débordement de la rêvasserie, je ne vis plus ; je promène, ombre ambulante, pour m’occuper. Mon ennui est tel qu’il ne me laisse pas même le goût de l’analyser un peu dans ce cahier. – Me résignerai-je aux ombres qui se pressent sur mes yeux ?… Vienne la mort si cet état doit durer !

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fin février 1863

Comme il arrive périodiquement, ma plaie amoureuse s’est rouverte ce matin ; depuis plus de quinze jours elle était fermée. J’ai passé au moins deux heures dans mon lit à rêver, à imaginer de tendres dialogues, à pleurer !

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Cet écoulement régulier d’amour ne serait-il pas une sorte de flux menstruel de mon âme ? L’amour d’une femme ne m’aurait-il pas féminisé ? Lors en effet que mon amour, mon maladif amour, se réveille, et que le sang de mon cœur se traduit pas des larmes, je ressens cet alanguissement, cet affaiblissement, cette défaillance totale que fait éprouver aux femmes la réouverture de leur source intermittente. La moindre contrariété externe m’irrite alors aussi vivement qu’elles en pareil état.

– Doux rhythme [sic] de ma vie ! Puisse-t-il toujours cadencer et attendrir la suite de mon existence ! Puissé-je ainsi jusqu’à la fin de mes jours, renouveler de mois en mois aux pieds de celle que j’aime mon oblation de larmes. Et la flo Puissent les flots successifs de mon éternel amour, alternativement hauts et bas, ne s’apaiser tout à fait que noyés dans le confus océan avec la dernière expiration de ma poitrine inanimée ! ––

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– Pour voir le fond des choses, pour avancer dans la recherche de la vérité, la curiosité est insuffisante, il faut l’amour.

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28 février 1863

« Je sens que, pour être tel que j’aspire à être, pour user convenablement de mes facultés, il faudrait certaines conditions organiques, ou extérieures et supérieures à ma volonté, plus favorables que celles auxquelles je suis soumis, et j’avance dans la vie, toujours luttant, faisant des efforts pénibles et presque toujours superflus dans cette attente ou cet espoir d’un état meilleur et qui ne vient pas. » (M. de Biran)15

Ces paroles s’appliquent entièrement à moi ; j’éprouve ce qu’éprouvait et ce qu’exprime si fréquemment M. de Biran, que mes désirs sont étrangement disproportionnés à mes forces. Mes organes ne sont pas autant des instruments pour moi que des obstacles ; c’est bien le cas de dire citer la parole

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de Van Helmont16 qui se trouveait à la suite de la pensée précédente : domestici ejus sunt inimici ejus. Ne dirait-on pas que Dieu m’a donné des sens pour ne pas m’en servir et en particulier des yeux pour ne pas voir ?

Mais ce ne sont pas seulement les conditions organiques auxquelles je suis soumis que je désirerais changer. Ce sont aussi les conditions intellectuelles et morales dont je ne dépends pas moins. Si mes yeux, si ma santé, qui sont aujourd’hui le sujet direct de mon tourment, se fortifiaient au point de me permettre les plus longs travaux, je sens que mes plaintes se seraient point à jamais taries, mais changeraient seulement d’objet, je gémirais de la faiblesse et de l’infidélité de ma mémoire, des bornes trop étroites de mon intelligence, de la tiédeur de mon âme, de l’inconstance et de la timidité de ma volonté…

Or, cela n’est-il pas étrange ? En parlant ainsi en effet, en gémissant de l’état actuel de mon intelligence, de ma volonté, de mon cœur, je sépare mon moi de toutes ces choses,

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je le considère comme indépendant de toutes mes facultés. Mais est-ce seulement de mes facultés prises isolément, ou de mes facultés réunies ? Dans ce dernier cas même, il me semble que, pourvu que la mûe [sic] s’opérât par gradation, mon moi survivrait à mon intelligence, à ma volonté, à ma sensibilité transformées. – Il me le semble, mais peut-être n’est-ce là qu’une tournure illégitime du discours. – Il y a bien ici un faisceau et un lien qui le retient ; mais il n’est pas clair que le lien soit séparable, ou même discernable, du faisceau, et que, l’un supposant l’autre, il soit permis autrement que pour obéir aux nécessités du langage de sépar distinguer l’un de l’autre.

– Citons encore M. de Biran : « J’ai souvent pitié de moi-même, dit-il ; je déplore mes écarts d’esprit et de raison, la faiblesse et les courtes limites de mes facultés physiques et morales… Le sentiment de pitié ou de compassion réfléchie du moi sur lui-même est encore assez doux à omprimer éprouver, en tant qu’il constate une nature supérieure à celle qui pâtit, quoiqu’elle

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lui soit intimement jointe17. » Cela est vrai, il est doux de compâtir [sic] à sa propre misère, de se reconnaître infirme et borné, de s’humilier par la comparaison avec autrui, ou plutôt (car la comparaison avec autrui est toujours amère) avec l’idéal de l’homme qu’on porte en soi. On s’élève alors au-dessus de soi-même, on se croit ou on usurpe le droit de se plaindre de sa propre infirmité à la source d’où l’on découle. On voudrait être autre, et on se réjouit de faire mentir le proverbe :

Nul n’est content de sa fortune
Ni mécontent de son esprit.

Ce proverbe est faux. Le monde jusqu’ici n’a compris qu’une sorte de mécontents, ceux qui se plaignent du sort, des circonstances fortuites qui entravent le libre essor de leur génie incompris. Ces gens-là n’ont qu’un banal mécontentement, ils se sont altérés que d’une soif vulgaire, l’ambition. Leur irritation, leur aigreur, leur froncement de sourcils n’a rien de noble et de surhumain, ils attendent toute leur

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félicité d’un vain éclat ; d’ailleurs leur douleur est toute superficielle ; d’ailleurs, couvant en eux-mêmes, la vraie source de la joie et de la sérénité intime s’ils savaient en être satisfaits, le contentement d’eux-mêmes. – Disons-le, au-dessus de cette classe d’âmes vaines et d’esprits chagrins, qui ne sont mécontents que du sort, s’élève la classe autrement respectable des âmes contemplatives et modestes, qui se résigneraient au sort, si elles n’ étaient pas pro contentes d’elles-mêmes, mais qui, par la misère incurable de leur nature, sont à la fois mécontentes d’elles-mêmes et du sort.

Pour plus de précision, je distingue trois degrés de mécontentement : celui qui suivant qu’il consiste à se plaindre : 1o du milieu social où on est placé ; 2o de l’état de u son corps qui empêche le libre exercice de l’âme ; 3o enfin de l’état et de la constitution imparfaite de l’âme qui ne répond pas aux désirs du moi.

À cette dernière division correspond l’ambition la plus élevée à laquelle l’homme puisse atteindre, la transformation de lui-même. Cette ambition, il

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faut tâcher de la couver, de la développer, de la raviver sans cesse au fond du moi. Seule elle est noble, seule permise, seule fructifiante et sanctifiante. Généreuse impatience de l’homme à se voir si lentement dépouillé de ses imperfections ! Je ne l’explique pas, mais je l’admire.

–––––––

Qui n’a remarqué, dans le langage de l’enfant cette locution si étrange adressée par exemple à l’un de ses camarades : Si j’étais toi ! Hypothèse que l’on pourrait traduire ainsi : moi = toi. Hypothèse la plus hardie qui se puisse faire ; car s’il est une combinaison qui nous semble impossible, c’est bien la fusion de deux personnalités en une. Je conçois mon anéantissement, mais ma réduction en un autre, non. Et – encore une antinomie – je ne conçois pas mieux le fait psychologique de l’identité du moi. C’est-à-dire je ne conçois pas que le moi puisse être identique, ni qu’il puisse être autre.

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[…]

 

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4 mars.

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Pourquoi donc sommes-nous, mon Dieu ? je ne vois le but de rien sur la terre. Quand je cherche le but

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de la vie, je ne le trouve pas, mais je vois que la vie se passe à ent chercher les moyens de vivre, d’entretenir la vie ; ceux qui voient au delà sont rares, et la sagesse humaine les réprouve…Nous aimons pour aimer, nous voyageons pour voyager, nous prome marchons pour marcher, nous étudions pour étudier, nous vivons pour vivre ! – La vie pour la vie, l’amour pour l’amour, la science pour la science, l’art pour l’art !

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[…]18

  • 1. Inscription qui figure sur l’étiquette de la couverture.
  • 2. La datation – « fin février » – fait penser que cette injonction au lecteur a probablement été rédigée après coup, sur la première page du deuxième cahier.
  • 3. Jean Chardin, dit le « Chevalier Chardin » (1643-1713), est un voyageur et un écrivain français, surtout connu pour sa relation de ses séjours en Perse et en Orient à la fin du xviie et au début du xviiie siècle.
  • 4. Le cercle de Popilius désigne le cercle qu’avec sa baguette Popilius Lénas, consul à Rome, traça autour du roi de Syrie Antiochus Épiphane, lui défendant de franchir cette limite avant d’avoir répondu catégoriquement à la demande du peuple romain. De manière figurée, l’expression désigne une situation dont on ne peut sortir qu’en accomplissant une certaine condition.
  • 5. Le Pech est la retranscription française de l’occitan puèg qui dérive du latin Podium et désigne un endroit plat et surélevé.
  • 6. Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, I, 10.
  • 7. Maine de Biran (1766-1824) est un philosophe et homme politique français. Tarde possède dans sa bibliothèque l’édition des Œuvres philosophiques par Victor Cousin de 1841 (Paris, Ladrange, 3 vol) et les Œuvres inédites de Maine de Biran édité par Ernest Naville avec la collaboration de Marc Debrit, Paris, Debrozy, E. Magdeleine, 1859, 3 vol.)
  • 8. Cette dernière expression est soulignée deux fois.
  • 9. Étienne Vacherot, (1809-1897) est un philosophe et homme politique français, le représentant de l’éclectisme, directeur d’études à l’école normale. Une polémique l’oppose au Père Gratry, aumônier de la même école, qui l’accuse de panthéisme et d’athéisme, pour avoir abordé la dialectique de Hegel. Opposé au coup d’État de Louis-Napoléon-Bonaparte en 1851, il perd son salaire de professeur. Il succède à Victor Cousin à l’Académie des sciences morales et politiques. Il se ralliera au mouvement orléaniste après avoir été farouchement républicain. Tarde possède dans sa bibliothèque l’édition de 1863 de La Métaphysique et la science ou principes de métaphysique positive (Paris, Éditions Chamerot, 3 vol., 1858), et l’Histoire critique de l’école d’Alexandrie (Paris, Ladrange, 1851).
  • 10. On peut s’étonner de l’emploi, par Gabriel Tarde, dès 1862, du terme de dépression au sens moral, que les dictionnaires que nous avons consultés attribuent tous à Baudelaire, comme le dictionnaire de la langue française de Rey : 1867 dépression [d’âme] « abattement moral » (Baudelaire., Curiosités esthétiques., « L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix ») : « Quand cet homme si frêle et si opiniâtre, si nerveux et si vaillant, cet homme unique dans l’histoire de l’art européen, l’artiste maladif et frileux, qui rêvait sans cesse de couvrir des murailles de ses grandioses conceptions, a été emporté par une de ces fluxions de poitrine dont il avait, ce semble, le convulsif pressentiment, nous avons tous senti quelque chose d’analogue à cette dépression d’âme, à cette sensation de solitude croissante que nous avaient fait déjà connaître la mort de Chateaubriand et celle de Balzac, sensation renouvelée tout récemment par la disparition d’Alfred de Vigny. Il y a dans un grand deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l’intellect qui ressemble à une éclipse solaire, imitation momentanée de la fin du monde ».
  • 11. Jean Reynaud (1806-1863) est un philosophe français, fondateur, avec Pierre Leroux, de l’Encyclopédie nouvelle. Dans Terre et ciel Reynaud pose le principe de la préexistence de l’homme et sa survivance dans d’autres astres. Prenant une liberté très grande sur le contexte religieux de l’époque, Reynaud renoue avec une certaine image du druidisme, requalifie l’opposition entre anges et démons et rejette le dogme des peines éternelles. Un concile d’évêques réuni à Périgueux condamna son livre qui reste, encore aujourd’hui, une curiosité philosophique et littéraire. Tarde possède dans sa bibliothèque Terre et ciel : Philosophie religieuse (Paris, Furne, 1858).
  • 12. Julien Pélage Auguste Brizeux (1803-1858) est un poète romantique breton. En 1831, son premier recueil Marie, d’abord publié comme « roman » et sans nom d’auteur, est un poème narratif inspiré par les souvenirs de son enfance et ses premières amours dans la campagne bretonne. Il rencontre immédiatement un vif succès (Alfred de Vigny et Sainte-Beuve en vanteront les mérites). En 1841, il publie Les Ternaires, un recueil lyrique inspiré par l’Italie dont il fait la « seconde patrie de son âme ». En outre, il publie une traduction de la Divine Comédie. Le poème Les Bretons, grâce à l’appui d’Alfred de Vigny et de Victor Hugo, est couronné l’année suivante par l’Académie française.
  • 13. Auguste Brizeux, Œuvres, Histoires poétiques, « La fleur d’or » (Alphonse Lemerre éditeur, 1874, vol. 3, p. 160-166).
  • 14. Charles Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu (1689-1755) est un philosophe français. Précurseur de la sociologie, il est notamment l’auteur de L’Esprit des lois, Lettres persannes, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Tarde possède ses Œuvres en sept volumes (Amsterdam, 1790).
  • 15. « Cunctis diebus, quibus nunc milito, expecto donec veniat immulatio mea [Dans cette guerre où je me trouve maintenant, j’attends tous les jours que mon changement arrive], (Job, chap. 14, v. 14) J’attends, j’espère aussi mon changement, tous les jours de ce combat qui remplit ma vie. Je sens que pour être tel que j’aspire à être, pour user convenablement de mes facultés, il faudrait certaines conditions organiques, ou extérieures et supérieures à ma volonté, plus favorables que celles auxquelles je suis soumis, et j’avance dans la vie, toujours luttant, faisant des efforts pénibles et presque toujours superflus, dans cette attente et cet espoir d’un changement ou d’un état meilleur qui ne vient pas ou plutôt qui devient pire avec l’âge ». (Maine de Biran, Journal, III, octobre 1819, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1955, p. 237-238).
  • 16. Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644) est un alchimiste, chimiste, physiologiste et médecin originaire des Pays-Bas. Il a écrit l’essentiel de son œuvre en latin, mais a laissé aussi un important traité en néerlandais. Il découvrit le gaz carbonique et le rôle du suc gastrique dans la digestion.
  • 17. « J’ai souvent pitié de moi-même ; je déplore mes écarts d’esprit ou de raison, la faiblesse et les courtes limites de mes facultés physiques et morales. Le sentiment de pitié ou de compassion réfléchie du moi sur lui-même est encore assez doux à éprouver, en tant qu’il constate une nature supérieure à celle qui pâtit, quoiqu’elle lui soit intimement jointe » (Maine de Biran, Journal, III, mai 1820, op.cit., p. 271)
  • 18. Restent quatre pages dont trois écrites avant la fin du second cahier.

Études psychologiques sur moi-même, Gabriel Tarde. Archives du Centre d’Histoire de Science Po, Fonds GT. GTA 64 1e-5e cahiers (Juin 1862-février 1864)

Tarde Gabriel
Statut éditorial: 

Inédit

Tarde Gabriel, « Journal de Gabriel Tarde (1843-1904) », éd. par Devarieux Anne, dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/deuxieme-cahier-aout-1862-mars-1863, page consultée le 27/04/2024.