« Vitalité de l’autobiographie espagnole »
Anna Caballé, Narcisos de tinta. Ensayo sobre la literatura autobiográfica en lengua castellana (siglo XIX y XX), Málaga, Megazul, « La autobiografía », 1994, 244 p.
« Les Espagnols ont écrit peu de mémoires ; la grandeur et l’éclat de l’histoire nationale ont absorbé leurs prétentions individuelles […]. Une fierté silencieuse enveloppe leur vie et leur mort[1] », écrivait Philarète Chasles en 1847. C’est en s’inscrivant contre cette idée reçue, inlassablement répétée par les critiques espagnols eux-mêmes, dont certains sont allés jusqu’à tenir l’écriture de soi pour une « zone désertique[2] » de leur littérature, qu’Anna Caballé rend justice dans Narcisos de tinta (Narcisses d’encre) à la vitalité de l’autobiographie en langue castillane. Dès 1836, le journaliste espagnol le plus célèbre du temps, Mariano José de Larra, ironisait en effet sur ce « torrent de mémoires » déferlant sur son pays. Si l’autobiographie a tardé à recevoir ses lettres de noblesse en Espagne, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a, juge Anna Caballé, « pas de raison qui justifie de maintenir le topos de la rareté de nos productions dans ce domaine littéraire » (p. 136).
Narcisos de tinta date de presque trente ans et précède d’autres travaux importants qu’Anna Caballé, responsable entre 1996 et 2007 de la revue Memoria. Revista de estudios biográficos (Barcelone), a consacrés à l’écriture de soi, comme Pasé la mañana escribiendo, poéticas del diarismo español (2015). Cet essai reste néanmoins une étude de référence, pionnière dans le domaine hispanophone. L’ouvrage embrasse un vaste corpus, littéraire (une riche bibliographie de textes primaires figure en fin d’ouvrage) et critique (un dialogue étroit est entretenu avec la critique nationale et internationale, notamment française[3]). Le sous-titre précise les bornes chronologiques de l’ouvrage : le propos n’est pas de remontrer aux origines de l’autobiographie espagnole (identifiées néanmoins : les journaux spirituels d’Ignace de Loyola et le Livre de la vie de Thérèse d’Avila ; au XVIIIe siècle, des œuvres comme la Vie de Torres Villarroel ou le Journal de Moratín), mais de se concentrer sur les XIXe et XXe siècles, ou plus précisément sur la période s’étendant de la fin de la guerre d’indépendance (1814) à la mort de Franco (1975). Quant aux bornes géographiques, s’il est fait ponctuellement mention de chefs-d’œuvre latino-américains comme J’avoue que j’ai vécu de Neruda (1974), l’ouvrage entend surtout se prononcer sur le destin spécifique de l’autobiographie en Espagne.
L’un des mérites de Narcisos de tinta est d’articuler approche théorique et approche historienne. L’ouvrage se veut à la fois une contribution générale à la réflexion sur l’écriture autobiographique et un voyage dans deux siècles de littérature, certains autobiographes faisant l’objet de développements plus approfondis (Carlos Barral aux pages 120-127 ou Ramón Gómez de la Serna aux pages 213-218). Anna Caballé structure sa réflexion en trois parties dont la première est à dominante générique, la deuxième à dominante poétique et la troisième à dominante historique : ce sont trois perspectives que nous emprunterons successivement.
« La literatura del yo » : difficultés terminologiques
Si l’adjectif autobiográfico est attesté depuis 1828 selon le Dictionnaire historique de l’Académie Royale d’Espagne, il semble qu’Emilia Pardo Bazán soit la première à appliquer le substantif à une œuvre littéraire en 1879 (p. 156). La célèbre écrivaine, après avoir intitulé son premier roman Pascual Lopez, Autobiografía de una estudiante de medicina, fait en 1886 précéder Le Château d’Ulloa de « notes autobiographiques » (« apuntes autobiográficos »). Le terme d’autobiografía se diffuse ensuite, mais Anna Caballé relève que les titres d’œuvres le mettent bien moins souvent à l’honneur que les termes de memorias et de recuerdos. L’Autobiographie de Federico Sanchez, de Jorge Semprún, est une exception notable, ce livre ayant pour originalité, du point de vue énonciatif, de mettre en scène un alter ego dont l’autobiographe se distancie progressivement (p. 87) et, du point de vue de sa réception, d’avoir reçu en 1977 le prix Planeta du roman bien qu’il ne relève manifestement pas du genre romanesque (p. 91).
C’est qu’une évidente porosité existe entre l’autobiographie et des genres connexes, de même qu’entre les sous-genres que l’on réunit sous l’étiquette d’autobiográficos. Ainsi les Memorias politicas et Memorias de Guerra de Manuel Azaña relèvent-ils, en dépit de leur titre, de l’écriture diariste. Anna Caballé revient sur la traditionnelle distinction entre memorias et autobiografía et propose, à partir d’une discussion de Miroirs d’encre de Michel Beaujour (l’un des titres auxquels Narcisos de tinta fait écho), une réflexion sur l’autoportrait. On retiendra particulièrement les analyses sur le travail du diariste – qui « ne manie pas des souvenirs, mais des impressions, des traces qui conservent encore le souffle de la vie et maintiennent une connexion immédiate avec la réalité décrite » (p. 53) –, appelées à être prolongées par la commentatrice dans son ouvrage de 2015, Poéticas del diarismo español, qui après une introduction théorique, propose un système d’entrées : noms de diaristes, catégories génériques, thèmes récurrents, etc.
Mnémosyne et Léthé : poétique de la remémoration
« L’autobiographie ne se fait pas seulement avec les souvenirs ; les oublis entrent aussi dans sa composition », écrit Francisco Ayala, dont l’autobiographie en deux volumes a pour titre Souvenirs et oublis. Cette articulation entre Mnémosyne, « qu’invoquent la majorité des autobiographes et mémorialistes » et Léthé, cette « toile de fond » de l’écriture de soi (p. 118) donne lieu à de belles analyses d’Anna Caballé. L’autrice analyse à ce titre les interférences entre oubli volontaire et oubli involontaire et se prononce, plus généralement, sur la place de l’imagination et de la recréation fictive de soi chez les autobiographes.
Le chapitre intitulé « Sémiologie du souvenir » (p. 81) commence ainsi par une réflexion sur la distance temporelle entre l’autobiographe et son objet : quel temps doit s’être écoulé pour que l’écrivain dispose d’un recul suffisant sur sa vie (en évitant, écrit César González Ruano, la « proximité qui éblouit ») sans que l’oubli fasse son œuvre ? La question se pose de façon particulièrement aiguë à propos de cette étape obligée de la plupart des autobiographies qu’est le récit d’enfance, dont Anna Caballé étudie les figures rituelles à partir des travaux de Bruno Vercier[4]. Narcisos de Tinta comporte à ce titre un (bref) développement sur les premières lectures et l’émergence de la vocation littéraire, avant de s’attarder sur le tableau de l’environnement familial, qui diffère dans les autobiographies masculines et féminines (p. 98-105).
Il arrive que des auteurs outrepassent les limites auxquelles tout récit des origines est soumis pour ébaucher une « proto-biographie » (p. 94), où la remémoration cède le pas à l’affabulation. Anna Caballé analyse ainsi le rôle qu’accorde Gabriel Celaya à l’expérience prénatale dans ses Souvenirs immémoriaux. Quant à Salvador Dalí, il prétend, avec son goût accoutumé pour la provocation, offrir « pour la première fois dans l’histoire littéraire » des « Souvenirs intra-utérins » dans le deuxième chapitre de La Vie secrète. Dans ces pages qui participent à la construction d’une légende de soi, la naissance est perçue sur le modèle de l’expulsion hors du paradis originel (p. 95).
Il faudrait signaler d’autres analyses suggestives, d’ordre thématique (l’autobiographie de Juan Goytisolo, en 1985, est la première où un écrivain espagnol déclare publiquement son homosexualité) ou énonciatif (La Rose de Camilo José Cela comporte un « Intermède » écrit à la troisième personne, pour marquer le désir de distanciation et d’objectivité). Peut-être peut-on regretter que certaines questions soient plusieurs fois abordées sans être tout à fait traitées, telle celle du rapport de l’autobiographe à sa mort à venir – « toute autobiographie [étant], par définition, une biographie incomplète » (p. 204). La mise au jour des analogies entre les écrits autobiographiques de María Teresa León et ceux de son mari, le poète Rafael Alberti (p. 206), pourrait donner lieu à une réflexion plus générale sur le couple littéraire. Notons enfin que la question de la voix spécifique des écrivaines ne fait pas l’objet d’un chapitre de Narcisos de tinta, mais sera au cœur d’une partie des travaux ultérieurs d’Anna Caballé[5].
Les fractures de l’histoire
La troisième partie du livre, la plus longue, s’appuie sur les acquis théoriques des deux premières. Ainsi le commentaire des « Notes autobiographiques » d’Emilia Pardo Bazán (p. 156) tire-t-il parti des précédentes analyses sur les composantes rituelles du récit d’enfance (p. 92 sq). Après avoir souligné les limites de ce qu’elle nomme le « topos du faible intérêt [des écrivains espagnols pour l’autobiographie] », Anna Caballé adopte une approche chronologique dans deux chapitres consacrés l’un aux écrits de soi espagnols du XIXe siècle, l’autres à ceux du XXe siècle.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les mémorialistes sont sans surprise nombreux à « prendre les faits de la guerre d’indépendance comme motif fondamental de leurs écrits » (p. 147). L’ouvrage revient sur le témoignage de figures politiques, comme Pedro Cevallos, Secrétaire d’État de Fernando VII. Certains textes sont de part en part des plaidoyers pro domo, comme l’indique d’emblée le titre des Mémoires critiques et apologétiques de Manuel Godoy. Anna Caballé n’exclut pas de son corpus une œuvre comme la Vie de José María Blanco White qui, bien qu’écrite en anglais, constitue le remarquable témoignage d’un écrivain espagnol s’exilant au début de la guerre d’indépendance. L’exploration, enfin, se poursuit jusqu’aux Souvenirs d’autrefois (Recuerdos del tiempo viejo, 1880) de José Zorrilla, où le poète et dramaturge, loin de se glorifier, procède au contraire à une disqualification de soi qu’on ne saurait réduire à une stratégie de captatio benevolentiae. D’après Anna Caballé, qui fait régulièrement part de sa propre expérience de lectrice[6], cette saisissante insistance de Zorrilla sur sa propre fragilité est une des raisons qui font de ses Souvenirs « le texte autobiographique le plus intéressant de tout le XIXe siècle espagnol » (p. 153).
À la charnière des XIXe et XXe siècles, la crise provoquée par la perte des dernières colonies espagnoles affecte les autobiographes autant que les autres membres de la génération dite « de 98 ». Après un examen de la production autobiographique jusqu’au déclenchement de la guerre civile, Anna Caballé souligne combien « il est difficile de synthétiser le développement de l’autobiographie de 1939 à nos jours » (p. 167). Elle analyse, au cours des années 1940, les stratégies des auteurs qui sacrifient à la propagande franquiste, comme Felipe Sassone, ou font de l’esquive une « norme autobiographique » à l’instar de Pío Baroja (p. 171). Les années 1950 sont entre autres marquées par les autobiographies de César González-Ruano et Camilo José Céla, qui font l’objet d’une étude attentive. À la fin de l’ouvrage, Anna Caballé se concentre sur l’autobiographie d’un exilé, Automoribundia de Ramón Gómez de la Serna, publiée en 1948 à Buenos Aires et en 1974 en Espagne. Dans cette imposante somme autobiographique, qui s’affranchit peu à peu de la chronologie, la nostalgie de Madrid est constante et se double d’un faible intérêt pour la terre d’exil : « tout ce qui comptait pour Ramón est mort en 1936 » (p. 215).
L’histoire des « Narcisses d’encre » prend de toute évidence un nouveau cours à la fin du franquisme. Les derniers textes commentés dans cet ouvrage paraissent en une décennie, les années 1970, qui constitue en Espagne « la porte du changement » (p. 204). Anna Caballé invite ainsi à prolonger l’enquête, en soulignant qu’« après tant d’années de silence forcé, les souvenirs jaillissent à présent avec un plus grand naturel » (p. 219).
[1] Philarète Chasles, Études sur l’Espagne et sur les influences de la littérature espagnole en France et en Italie, Paris, Amyot, p. 233, cité par Anna Caballé dans Narcisos de tinta, p. 132.
[2] Juan Carlos Ghiano, « Las zonas desérticas de nuestra literatura », Literatura, IV, 8, 1953, p. 261-263.
[3] Il est à noter que Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, abondamment cité par Anna Caballé, a été traduit et édité dans la collection où paraît Narcisos de tinta.
[4] Bruno Vercier, « Le mythe du premier souvenir : Pierre Loti, Michel Leiris », RHLF, n° 1075, p. 1029-1040. Voir Anna Caballé, Narcisos de tinta, p. 92 et suivantes.
[5] Voir Anna Caballé, « Memorias y autobiografías escritas por mujeres (siglos XIX y XX) », dans Breve historia feminista de la literatura española (en lengua castellana), dir. Iris M. Zavala, vol. 5 (La literatura escrita por mujer : desde el siglo XIX hasta la actualidad), 1998, p. 111-138, ou plus récemment Anna Caballé, « Mujer, feminismo y biografía », Revista Signa, 2020, p. 37-59. Anna Caballé a également écrit El feminismo en España: la lenta conquista de un derecho, Catédra, 2013.
[6] Voir par exemple une déclaration comme celle de la page 182 : « Je dois avouer que les mémoires de César González-Ruano ont été, en leur temps, la plus grande surprise de mon travail ». Dans une brève note préliminaire de Narcisos de tinta, Anna Caballé cite Anatole France : « Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre » (p. 13).