« Quand la confession devient romanesque… »
Nicolas Aude, Les Aveux imaginaires. Scénographie de la confession dans le roman, Paris, ENS éditions, 2022, 358 pages.
Comment conserver un secret ? Le sien ou celui d’un tiers ? La question qui ouvre l’étude est d’importance dans le cas de la confession, où le prêtre qui reçoit les aveux est tenu au devoir de confidentialité. Telle est l’idée de départ de la réflexion de Nicolas Aude, énoncée d’emblée dans une introduction qui examine les paradoxes apparents de la quête envisagée et de la vanité de sa propre entreprise.
Première contradiction relevée : la confession serait œuvre de vérité, alors que le roman, qui est le genre choisi pour s’interroger sur cette pratique, par son essence même, invalide toute possibilité d’exprimer l’authentique. Pourtant, les récits de confession qui se développent au fil du temps sont révélateurs de la difficulté à entériner cette opposition comme une distinction pleinement recevable. En effet, les écritures de soi religieuses donnent à lire l’impossibilité d’une verbalisation pleinement objective, exempte de toute motivation personnelle, consciente ou non. La confession est souvent faussée par un désir d’expiation qui porte à accentuer la gravité de la faute commise, elle-même renforcée par le désir d’humiliation du sujet. Au contraire, la honte d’être connu tel qu’on est peut retenir la sincérité. Il suffit de lire les mises en garde des abbesses de Port-Royal aux novices du monastère pour réaliser la complexité de cette pratique religieuse et de l’introspection préalable sur laquelle elle repose. Si la vérité doit être dite au représentant de Dieu qu’est le confesseur, ce qui est avoué ne doit pas être reçu comme une vérité pleine et entière. Faire connaître son intérieur à autrui, a fortiori à Dieu, seul à connaître les cœurs dans la culture religieuse, est une entreprise ardue, biaisée par les sentiments qui la sous-entendent et par la tentation d’une apologie personnelle interdite. Ainsi l’opposition vérité-mensonge semble-t-elle très vite ténue et insuffisante pour reléguer le seul genre romanesque du côté du travestissement du réel. La littérature de l’aveu « n’aura sans doute jamais été qu’un leurre […], une fable ou un roman destiné à séduire et manipuler le lecteur, au moins depuis Rousseau », affirme Nicolas Aude (p. 9).
L’introduction relève un autre fait notable : la prolifération grandissante des confidences et des aveux dans les médias, au profit d’une exhibition de l’intime qui ne cache plus la mise en scène dont elle est l’objet. L’intime et le public se mêlent, le second se régalant d’aveux devenus un spectacle, de confidences destinées à faire le buzz. Cette confusion des deux sphères, que le schéma originel de la confession préserve grâce au devoir de secret imparti au prêtre, apparaît dès le XVIIe siècle, Rousseau en offrant le modèle avec des Confessions qui érigent le public en juge de Jean-Jacques. La naissance et le développement de la presse au xixe siècle pérennisent ce fait nouveau. Alors que « l’époque est au triomphe du livre public », le livre imprimé devient dès le romantisme « un nouveau sanctuaire voué à l’exploration des profondeurs du moi ». « En contexte romantique, la création se conçoit de plus en plus comme une épiphanie » ou « révélation qui définit et parachève à la fois ce qu’elle rend manifeste » (p. 20), remarque l’auteur.
L’usage romanesque de la confession, distinguée à juste titre de l’aveu lui-même, qui excède son seul champ, est examiné dans une approche plurielle où Nicolas Aude convoque les disciplines des sciences humaines et sociales : l’anthropologie, la littérature, l’histoire et l’histoire littéraire, la linguistique, et la psychanalyse, à partir de corpus européens propres à éclairer la dialectique du privé et du public, de l’intime et de la société, qui sous-tend le dispositif énonciatif de la confession. Les aveux imaginaires du roman sont interprétés en fonction du contexte moral, social et culturel dans lequel ils s’inscrivent. Il faut aussi compter sur la médecine, dont les découvertes renouvellent la relation à soi, sans forcément la simplifier.
Que disent les scènes d’aveu du personnage et de la société qui reçoit la verbalisation des fautes ? Que penser des modalités énonciatives mises en œuvre dans les romans, entre perpétuation d’une tradition religieuse (l’examen de conscience sous le regard de Dieu, dont les Confessions de saint Augustin constituent l’archétype à la fin du ive siècle) et le bouleversement de celle-ci par la laïcisation progressive des schémas canoniques amorcée par Rousseau ? L’analyse porte également sur l’autre acception du mot « confession » rappelée dès l’introduction : la profession de foi. L’aveu des fautes se confond avec l’expression de la foi en Dieu, elle fait aussi entendre les doutes intérieurs. Là encore, la question de l’influence du regard public est soulevée. Dans tous les cas, quel que soit le sens retenu, la confession touche à l’identité par l’examen de soi qu’elle suppose et par son enjeu même qui est d’accéder vers un nouveau moi. Dans la littérature religieuse, ce dernier exercice vise à une connaissance de soi qui doit favoriser le recueillement et la fusion en Dieu, la mort intérieure que l’amour du divin requiert. La pénitence et l’absolution du prêtre constituent les étapes de ce passage d’une identité passée à une autre, moralement supérieure car instruite de l’expérience des fautes. Dans la littérature profane, la confession est garante de connaissances qui autorisent l’avènement du moi pour lui-même. L’étude des aveux, imaginaires ou non, conduit à l’herméneutique du sujet, et c’est cette voie que suit Nicolas Aude, à la lumière de la philosophie du sujet développée par Michel Foucault.
L’énonciation est privilégiée comme un mode d’examen du traitement de la confession, soit l’acte de langage qu’elle constitue et la manière dont celui-ci s’intègre dans la narration, dans une prise en compte du lecteur qui élargit le duo originel du prêtre et du confessé. Six textes, choisis principalement dans la littérature du xixe siècle, sont sélectionnés pour étayer la démonstration de l’influence de la société, des mentalités et des religions dans les choix narratifs et discursifs à une échelle européenne : L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs (1797) d’Ann Radcliffe, deux romans confidentiels, Villette (1853) de Charlotte Brontë et Mademoiselle La Quintinie (1863) de George Sand, les Démons (1872) de Dostoïevski, Une confession (1907) du russe Maxime Gorki, enfin le Journal d’un curé de campagne (1936) de Georges Bernanos. Ce choix temporel et géographique d’œuvres d’écrivains catholiques, protestants et chrétiens orthodoxes révèle l’autre intérêt d’un tel ouvrage : montrer la place du religieux dans les écritures de soi fictives et l’apport du genre romanesque dans le traitement des interrogations d’un siècle où l’anticléricalisme se développe. Les aveux, les doutes, les déchirements des personnages révèlent une intériorité tourmentée, en quête d’une spiritualité qui n’est plus celle offerte par les religions traditionnelles. Si la société influence l’usage fait des aveux fictifs, ceux-ci à leur tour participent à l’évolution des mentalités. On saisit la portée d’un ouvrage qui interroge en réalité la société au prisme des êtres de papier qui la représentent, le rapport à soi, à Dieu et à autrui, mais aussi la manière dont l’imaginaire œuvre au collectif qu’il décrit, pour l’approuver ou pour le critiquer.
La réflexion se développe en trois parties alimentées par des références bibliographiques nombreuses, qui inscrivent le volume dans la temporalité large qui est celle de la confession, de l’Antiquité à nos jours. Nicolas Aude étudie d’abord les mises en scène du schéma énonciatif choisi, soit la « scénographie » des aveux imaginaires ; il envisage ensuite le paradigme théâtral qui les sous-tend, soit la contamination du genre romanesque par le genre dramatique, et il s’intéresse finalement à la confession comme herméneutique de l’âme. De la représentation écrite du dialogue oral de l’aveu à son interprétation : tel est le cheminement suivi.
La complexité de l’acte de langage qu’est la confession apparaît dans toute sa dimension par le biais d’exemples précis extraits du corpus, dans une démarche comparative qui convoque les modèles anciens et les réécritures à venir, soit l’intertextualité à l’œuvre entre la littérature religieuse et le roman. Par exemple, la tradition de l’introspection et de l’examen de soi, la question de la connaissance de soi, impossible selon l’anthropologie augustinienne qui ôte à l’homme le pouvoir de se connaître lui-même, mais aussi la relation du sujet à sa propre intériorité, la perception du cœur, maison de Dieu selon la Bible, mais également siège des instincts dont la domination s’impose pour favoriser la naissance du cœur nouveau prescrit par saint Paul. Cette dialectique du refuge et de l’abîme, de la vérité et du mensonge que tout homme porte en lui, sous-tend le traitement de la confession.
La littérature fantastique du XIXe siècle offre une autre manière d’appréhender cette relation du sujet à lui-même : les fantômes et les diables, le démon, s’immiscent dans le dialogue du « je » à lui-même, révélant l’angoisse et les peurs que la découverte de soi occasionnée par l’aveu induit. Autre facteur d’inspiration romanesque : les nouveaux discours médicaux sur l’hystérie. Nicolas Aude examine les aveux des folles et autres fous rapportés par Charlotte Brontë, ceux des personnages de Bernanos, dont le discernement est troublé par la conviction d’un dédoublement intérieur, les professions de foi du héros des Démons, qui confesse « croire au démon ». Il examine les interrogations sur soi du curé de campagne de Bernanos, qui confirment la difficulté de la connaissance de soi entérinée par la tradition, l’aide trouvée à écrire, partielle et partiale, insuffisante à donner la clairvoyance recherchée. « Tous ces écrivains », conclut-il, bien qu’ignorants encore des découvertes de la psychanalyse freudienne à venir, « ont néanmoins pour point commun d’interroger le fonctionnement de leur propre dynamique imaginaire ».
Dernier exemple de l’apport de l’étude : l’usage des personnages mythiques, telle Madeleine, la pécheresse pénitente devenue sainte. Chez George Sand, la scénographie de l’aveu est l’objet d’une réécriture qui exprime une nouvelle représentation de la femme, non plus doloriste, mais conquérante au sens où l’aveu donne lieu à une publication de soi qui est émancipation de soi. La femme publique n’est désormais plus la femme perdue : elle est le sujet d’un discours qui conditionne l’émancipation féminine.
Cette étude scientifique éminemment érudite est écrite de manière à être compréhensible par le grand public. Elle confirme, à partir de ce qui est devenu une scène de genre au cinéma (dont il est question en conclusion), la capacité du roman à s’approprier des modèles issus de la tradition et à les adapter aux préoccupations contemporaines. Elle corrobore ainsi la force d’inspiration que constitue la littérature religieuse dans la littérature d’aujourd’hui, mais aussi les rapports étroits qu’entretiennent la sphère privée, dont la confession relève par excellence, et la sphère publique dans laquelle elle s’inscrit en tant que pratique culturelle.
Nicolas Aude signe un ouvrage passionnant qui apporte une contribution majeure aux études littéraires, sociétales, éditoriales. Il ravira celles et ceux qui s’intéressent aux écrits de l’intime et à l’histoire de la subjectivité en Occident, qu’ils recouvrent la fiction ou la non-fiction, deux domaines dont l’auteur confirme la perméabilité des frontières.