Entretien autour de Méditer plume en main, d'Emmanuelle Tabet

Entretien avec Emmanuelle Tabet, par Francis Walsh

26 jan 2022


Le présent entretien est une version remaniée et augmentée d’un dialogue entre Emmanuelle Tabet (chargée de recherches au CNRS depuis 2004) et Francis Walsh (postdoctorant à Sorbonne Université) ayant eu lieu le 26 janvier 2022 dans le cadre de l’atelier « Perspectives croisées » du CELLF autour de l'essai d'Emmanuelle Tabet : Méditer plume en main. Journal intime et exercice spirituel, Paris, Classiques Garnier, coll. « Confluences », 2021.

 

Francis Walsh : Dans votre ouvrage, Méditer plume en main. Journal intime et exercice spirituel, vous prenez le pari d’étudier un large corpus de journaux intimes issus des 18e, 19e et 20e siècles (les journaux d’Amiel, Barthes, Bloy, Camus, Claudel, Constant, Dabit, Green, Joubert, Kafka, Leiris, Mauriac, Michel, Rivière, Stendhal, pour n’en nommer que quelques-uns), à la lumière de la notion d’« exercice spirituel » de Pierre Hadot, notion également reprise par Michel Foucault dans sa réflexion sur les « techniques de soi » antiques.

L’écriture de soi aurait selon vous une fonction thérapeutique et éthique ou, plus largement, une fonction « spirituelle » au sens d’Hadot, pour qui la notion désigne, je vous cite, « la manière dont "la pensée se prend en quelque sorte pour matière et cherche à se modifier elle-même" pour se fixer une certaine manière de vivre. » (p. 11) Foucault parlait, en ce même sens, d’une écriture éthopoiétique, une écriture qui doit aider le soi à incorporer des discours de vérité, à transformer le logos en éthos.

Dans le cadre de votre étude, l’écriture des jours apparaît comme un remède à la mélancolie, à l’effritement du sujet, à travers une éthique de la vigilance, de la ténacité, et à travers la formation d’une attention à soi, au monde, au temps et à « l’intimité en toutes choses », i.e. à l’universel. Cette hypothèse permet de répondre aux critiques souvent formulées contre le journal et selon lesquelles l’écriture de soi serait en son fondement une écriture du déliement par rapport au monde et, plus encore, par rapport à la vie. Votre approche, je vous cite, « ni formaliste, ni purement historique, mais plutôt d’ordre existentiel » (p. 12) permet en ce sens de relire le journal moins comme un « genre » que comme une « pratique de soi », et d’effectuer cette relecture depuis le lieu même de l’énonciation diaristique : l’intimité d’un sujet qui, au jour le jour, est à la recherche d’un élan vital.

Or, vous montrez également les ambiguïtés, voire les paradoxes, occasionnées par la recherche d’exercices spirituels « modernes », ces « tentatives difficiles pour reconstituer une éthique et une esthétique de soi » dont parlait Foucault (p. 17), dans un contexte où le sujet est pensé comme un Moi possédant une vérité originelle, un Moi autonome et à l’écart d’autrui, avec en son fond une unité qui résiste mal à l’écriture des jours. Vous faites en ce sens ressortir un ensemble de tensions qui pourraient bien être les enjeux spécifiques, historiques, des techniques de soi modernes, tensions qu’on peut lire en puissance dans la formule nietzschéenne : « Deviens qui tu es. » Parmi ces tensions, on pourra noter, par exemple : l’intimité comme « secrets enfouis » et comme conscience réflexive ou « présence de soi à soi » (p. 11) ; l’écriture des jours comme symptôme du discontinu et comme remède à la vie décousue (p. 130) ; l’écriture de la mélancolie comme enfermement dans la douleur et comme libération (p. 176) ; l’écriture de soi comme refuge et comme lieu de la découverte du monde et de l’universel (p. 241) ; l’ambiguïté entre le caché et le révélé (p. 319), le silence et l’écriture (p. 524) ; les tensions d’une énonciation oscillant entre autodestination (une écriture adressée à soi) et surdestination (une écriture adressée à Dieu, par exemple).

Le défi du diariste, ce n’est alors pas de rétablir les ponts entre l’écriture et la vie, mais plutôt de pratiquer une éthique de la vigilance et de former une attention qui ne se referme pas sur l’écriture ; le défi, c’est de ne pas passer, pour ainsi dire, de l’autre côté de la frontière, ou comme écrivez : « Le risque c’est alors que d’un texte viatique qui aide à vivre, le journal se transforme en une œuvre monstrueuse dévorant la vie et se substituant à l’existence. » (p. 390). Ma question est donc la suivante : en quoi l’éthique de la vigilance permette-t-elle aux diaristes d’élaborer des lignes de fuite hors de ces tensions ? Dit autrement : en quoi l’écriture diaristique offre-t-elle des solutions à ses propres ambiguïtés, à une vampirisation de la vie par l’écriture, au risque, en-tout-cas, d’une confusion qui est peut-être aussi sa condition ?

Emmanuelle Tabet : Merci pour cette belle lecture et pour cette question qui est en effet essentielle. Je ne pense pas que l’écriture offre en elle-même des solutions : elle est un cadre – comme toute pratique régulière – et un outil particulièrement fin et précieux mais qui n’est pas un antidote en soi – on le voit lorsqu’on lit certains passages d’Amiel (heureusement pas tous) ou encore certains journaux qu’on reçoit à l’APA[1] (je pense au tout dernier que j’ai pu lire qui n’est qu’une longue plainte, un ressassement sans fin des mêmes obsessions et des mêmes amertumes). Mais ce qui m’intéresse, c’est justement les moments où quelque chose bouge, où l’écriture rend possible des formes de conversions ou du moins de déplacement du point de vue, même si toute la difficulté est de faire la part entre ce qui relève du chemin de vie, de l’évolution philosophique, existentielle, spirituelle de l’auteur.ice et ce qui est induit par la pratique d’écriture en elle-même, qui peut être le lieu d’une redéfinition et d’une reconfiguration de son expérience. On perçoit le journal intime comme une écriture de soi, mais il est d’abord une écriture au jour le jour avec tout ce que peut signifier et impliquer l’inscription dans un jour (le « jour » c’est le jour face à la nuit, la lumière face à l’ombre, c’est le temps qu’il fait, c’est le rythme et le souffle du monde, c’est le temps calendaire qui est un temps universel, c’est le temps historique, c’est le temps cosmique…). Si l’autobiographie a pour objet le moi, le journal a pour objet le temps, et cette attention au présent, j’ai essayé de la relier à l’éthique hellénistique de la vigilance à l’égard de l’instant, mais chez les diaristes contemporains elle peut aussi être associée à d’autres courants philosophiques – bouddhistes, taoïstes… Et plus globalement, si le journal est un exercice spirituel, c’est d’abord comme un exercice de souffle : à savoir s’inscrire, à travers l’écriture, dans un certain rythme, dans un certain tempo, comme un entraînement, parfois associé à des pratiques corporelles, visant à développer une attention au temps présent, une vigilance à l’instant. Mais ce qui m’a paru fascinant, c’est que souvent les diaristes s’entraînent au départ avec un but précis – qui est souvent d’avoir plus de maîtrise sur leur vie (avec toutes sortes de résolutions) – et que ce but s’estompe en cours de route pour laisser place à autre chose – et c’est là où l’exercice se transforme en expérience. Et il me semble que le journal intime – comme le carnet – est sans doute le lieu idéal où peut s’accomplir cette traversée de l’inconnu, en ce qu’il est la seule forme littéraire qui est aussi une non-forme, par définition même inachevée, et qui est au sens propre un désœuvrement. Et souvent la plainte des diaristes c’est de ne pas faire œuvre, mais justement ce non passage à l’œuvre au sens d’une forme achevée peut être aussi une posture éthique, une posture d’humilité, de renoncement aux prestiges de l’œuvre achevée, et une posture de réceptivité – réceptivité à la vie dans tout ce qu’elle a de quotidien, de ténu, de familier, de minuscule, d’éphémère. Écrire son journal, c’est savoir « habiter l’insignifiant[2] » (Eric Marty), lui donner une saveur.

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Francis Walsh : Merci pour cette réponse très dense, foisonnante de pistes de recherche. Je m’accorde d’ailleurs parfaitement avec vous : l’important, c’est de chercher ce qui « bouge » dans un journal. Et cette idée d’une sémiotique de l’« insignifiant » me semble ouvrir la possibilité de penser l’écriture diaristique en un sens très large, quasi-derridienne, sans même faire appel à la notion d’« œuvre » (avec tout ce qu’elle implique, dans la tradition française à tout le moins, l’Auteur, par exemple) : peut-être y a-t-il quelque chose comme un arbitraire de l’in-signe, de ce qui ne fait pas signe, et l’écriture diaristique, en tant que formation de l’attention, consisterait peut-être en ceci qu’elle cherche à faire entrer dans le champ du Signe ce qui arbitrairement lui échappe. Peut-être est-ce là en partie ce qui « bouge » dans un journal : la signifiance, ou plus exactement le signifié-transcendantal, c’est-à-dire ce qui touche à la présence du dehors et ne relève plus, selon une certaine métaphysique à tout le moins, du langage. L’« écriture » ne serait alors précisément plus strictement l’acte de coucher des phrases sur du papier, mais d’abord un jeu du signe et de l’in-signe, une structuration partielle mais réelle, c’est-à-dire en mouvement, de chaînes de signifiants, un travail dont la visée serait de toucher le « jour » (ou la nuit), la « vie » (ou la mort), c’est-à-dire le « temps », ou tout autre notion perçue, à tort ou à raison, comme en dehors de la sémiosis – Dieu, par exemple. Écrire, ce serait alors par définition transformer son attention, l’« attention » n’étant plus ici l’acte de la conscience translucide de la phénoménologie classique, mais véritablement l’acte d’un sujet – avec tout ce qui de ce sujet est le produit situé d’un assujettissement, d’une intériorisation de l’arbitraire à laquelle, par le travail d’écriture, le ou la diariste tente de résister en faisant signe de l’in-signe. Toujours est-il que cette formation de l’attention que serait, en ce sens, l’« écriture », c’est l’étude du journal qui nous permettrait d’en montrer le mouvement, les déplacements, la complexité, les tensions, etc.

Emmanuelle Tabet : En effet dans la tradition de l’exercice spirituel antique l'écriture vise à la constitution du sujet moral qui passe par la prosochè, attention à soi-même, vigilance de chaque instant. L’écriture diaristique relève de cet art de l’attention présenté comme une règle de vie en même temps qu’elle ouvre des voies de traverse venant remettre en question les points d’appui sur lesquels se fonde le moi.

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Francis Walsh : Oui, exactement : c’est peut-être cela « écrire ». Ma deuxième question est d’ordre méthodologique : sur la quatrième de couverture, votre essai est présenté comme une « méditation ». Dans l’avant-propos, vous décrivez en ce même sens votre projet : « cette enquête et l’écriture de ce livre furent aussi pour moi une forme d’exercice spirituel » (p. 12). J’aimerais que vous élaboriez davantage sur cette idée, importante à mon avis, non plus de l’écriture de soi comme exercice spirituel, mais de l’étude des écrits de soi comme exercice spirituel. Quels en sont les avantages méthodologiques ? En quoi le travail de soi sur soi en parallèle à l’étude des textes permet-il d’éclairer ces mêmes textes ? Vous parlez, par exemple, de la « résonnance » des textes en vous, une résonnance qui semble impliquer une lecture empathique, attentive à la fragilité du journal. Cette résonnance, je crois également la lire dans la structure générale de votre essai, son écriture moins linéaire ou circulaire que spiralée, c’est-à-dire avançant, à l’image de l’écriture des jours, de tensions en tensions, de déprises en reprises. Or, n’y a-t-il pas, contenu dans les avantages eux-mêmes de la « lecture résonnante », un risque analogue au risque de l’écriture diaristique, celui de se refermer dans un type d’attention en particulier, de ne plus percevoir ce qui ne résonne pas en soi ?

Emmanuelle Tabet : La question que vous posez là est une question très profonde, et qui effectivement interroge la définition même de notre travail de chercheurs. Et la question est finalement double. Elle renvoie d’abord à la difficulté qui est celle de l’articulation entre le philosophique et le littéraire : une méthode philosophique qui conduit à ne convoquer les textes que pour répondre à un questionnement ou pour illustrer une pensée et une méthode littéraire qui envisage le texte dans toutes ses finesses et ses contradictions – et la ligne de crête entre les deux approches est toujours instable et forcément inconfortable. Mais vous posez également la question de l’intime. Il m’a en effet semblé que ce travail était non seulement un exercice spirituel mais aussi un travail intime (dans une certaine réflexivité par rapport au sujet), notamment dans la mesure où le corpus était tellement immense que j’ai choisi, pour m’orienter dans cette « forêt obscure », de privilégier les textes qui entraient en résonance avec mes propres interrogations. Alors évidemment le risque est celui d’une lecture parfois biaisée, et en tout cas nécessairement incomplète, du corpus – et j’ai sans doute mis la lumière avant tout sur les journaux où l’écriture me semblait revêtir une fonction thérapeutique ou spirituelle au sens large – ce qui n’est pas toujours le cas. Mais peut-être, dans ce jeu de réflexivité entre la recherche et son objet, peut-on s’interroger sur la notion même d’intime. En effet, dans une acceptation qui me paraît particulièrement intéressante, l’intime ne se réduit ni au moi, ni à la personne, ni à une pure relation d’auto-réflexivité : il me semble, et c’est le travail que j’essaie de mener encore aujourd’hui dans une perspective qui est désormais une perspective plus écopoétique, que l’intime n’est pas une pure intériorité venant se refléter dans le miroir du texte, il est ce que les spirituels du 17e siècle appelaient la pointe de l’âme, à savoir ce point par lequel on peut être touché par l’Autre, par ce qui nous entoure, ce que Leiris nomme une « consonance[3] » entre mon moi le plus intime et la « présence » des choses du monde. En ce sens, l’intime se définirait moins comme émanation du moi que comme relation au monde, et donc aux textes, faite de réceptivité et d’écoute.

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Francis Walsh : Merci pour cet humble témoignage, en réponse à une question difficile parce que relevant en effet de l’intime, de la vôtre et, plus largement, d’une intimité trop souvent en apparence mise entre parenthèses : celui du ou de la chercheur.se. J’entends parfaitement l’exigence historique – et politique, comme le laisse entendre la notion d’« écopoétique » – de déplacer notre compréhension collective de l’intime du « dedans » à, pour ainsi dire, un point de contact avec le dehors : exigence double en ce qu’elle permet à la fois d’élaborer une saisie plus nette de la constitution des sujets dans l’ordre de ce que Foucault appelait une « pensée du dehors[4] », et de penser, voire d’inventer, des ressources de subjectivation organisées autour de pratiques collectives de l’entre-écoute et de l’entre-écriture. Seulement, et je m’excuse si je donne l’impression de vous attraper au mot, mais c’est sans malice aucune, c’est un véritable problème qui me préoccupe et pour lequel je n’ai pas de solution, ce déplacement me semble encore relever de ces « tentatives difficiles » pour reconstituer une éthique et une esthétique de soi modernes dont parlait Foucault ; ces difficultés, je crois les percevoir dans le redoublement de l’« intime » que suppose cette « consonance » à la Leiris : l’intime serait le point de rencontre entre le moi le plus intime et la présence du monde. Tentatives difficiles, donc, parce que l’intime comme type de relation se passe difficilement de l’intime comme intériorité, lequel semble encore, le plus souvent, plus ou moins implicitement, permettre de faire fonctionner l’intimité de dehors. D’où, me semble-t-il, l’intérêt de penser à la fois l’« intimité » du sujet et la « présence » du monde comme les produits d’une sémiosis complexe, un jeu de signes et d’in-signes, sans présumer jamais pouvoir saisir d’ émerge ce jeu. Dans tous les cas, merci pour ce livre et cet échange qui m’ont donné beaucoup à penser. Je lirai avec le même plaisir et enthousiasme vos travaux à venir.

Emmanuelle Tabet : Un grand merci! Mes recherches se tournent actuellement vers la transformation du regard posé sur le monde du vivant dans les carnets et journaux intimes depuis les années 70, sur les formes d’écritures choisies pour l’exprimer (du journal intime au carnet poétique) et sur  la redéfinition de l’intime qu’elle suppose. C’est un vaste chantier!

 

 

[1] Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique. Voir autobiographie.sitapa.org.

[2] Éric Marty, L’Écriture du jour. Le Journal d’André Gide, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 11.

[3] Michel Leiris, Journal 1922-1989, éd. Jean Jamin, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1992, 29 juillet 1977.

[4] Michel Foucault, La Pensée du dehors, Fontfroide le Haut, Fata Morgana, 1986.


Pour citer cet article: 

Francis Walsh, « Entretien autour de Méditer plume en main, d'Emmanuelle Tabet », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2022, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/entretien-autour-de-mediter-plume-en-main-demmanuelle-tabet, page consultée le 25/04/2024.


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