Conversation avec Margaretta Jolly et Hope Wolf

Entretien avec Margaretta Jolly, Hope Wolf, par Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno

15 déc 2022


Margaretta Jolly et Hope Wolf sont respectivement directrice et directrice adjointe du Center for Life History and Life Writing Research à l’université du Sussex, Royaume-Uni.


Note terminologique : « Life writing » n’a pas d’équivalent direct en français ; selon le contexte, nous avons adopté l’une des trois approches suivantes, en conservant le terme en anglais pour souligner sa nature d’« intraduisible », en offrant un étoffement pour indiquer qu’il englobe les genres biographiques et autobiographiques ou en proposant une alternative (telle que « écrits de vie ») pour évoquer conjointement ces deux domaines.

Bruno Tribout : Nous sommes intéressés par l’identité et par l’histoire du Centre. En quoi se distingue-t-il des autres centres de recherche sur les écrits de soi et les récits de vie au Royaume-Uni ? Quel rôle vos liens avec l’histoire orale et avec le Mass Observation Project ont-ils joué dans la mise en place du Centre ? Selon vous, qu’est-ce qui le définit le mieux aujourd’hui ?

Margaretta Jolly : Le Centre a été créé en 1999 par Alistair Thomson, qui travaillait au Centre for Continuing Education. C’était un adepte de l’histoire orale, qui s’intéressait à la littérature dans une moindre mesure. Australien, il a beaucoup travaillé sur l’histoire orale des migrations, sur l’identité australienne, sur la masculinité pendant la guerre. Lui et Dorothy Sheridan, qui était à l’époque la directrice du Mass Observation Project et des Mass Observation Archive, les deux volets de cette organisation, ont eu l’idée de créer un centre de recherche et ils voulaient attirer une subvention importante pour faire une histoire orale de l’université. Ils n’ont pas réussi à l’obtenir, mais ils ont bel et bien créé un centre, qui existe maintenant depuis assez longtemps. Il s’appelait initialement Centre for Life History Research. J’avais fait mon doctorat à l’université de Sussex et j’étais à l’époque dans le département de littérature anglaise : je m’intéressais à l’avant-garde de la théorie littéraire, où les théories de la fiction pouvaient être reliées au domaine de la non-fiction ; je suis fascinée par les histoires vraies depuis mes études de premier cycle à Cambridge, et j’ai donc toujours eu une passion pour l’autobiographie, la correspondance et les journaux intimes. J’étais encore doctorante, mais j’ai assisté aux premières rencontres du Centre. Près de dix ans plus tard, je suis revenue à Sussex sur un poste d’enseignant-chercheur, notamment parce qu’Alistair rentrait en Australie, que Dorothy prenait sa retraite et qu’on m’avait offert la possibilité de prendre en charge ce Centre. Je l’ai renommé en ajoutant « life writing » pour englober tous les genres et pour essayer de rattacher davantage le Centre aux grands débats qui agitaient les domaines artistiques et littéraires, et les relier à ceux qui avaient cours en histoire, en philosophie et en sciences sociales.  

Ayant édité l’Encyclopedia of Life Writing (2001), pour moi, tous ces domaines appartenaient à une même famille, reliant l’écrit, l’oral et les diverses nations, riches d’intérêt et de possibilités politiques autour de la question du témoignage et des politiques identitaires. Après la publication de l’Encyclopedia of Life Writing, Oxford University Press m’a demandé de contribuer au catalogue en ligne des Oxford Bibliographies et de créer une bibliographie commentée sur la biographie et l’autobiographie (Biography and Autobiography, 2017). L’Encyclopédie avait en partie pour but la définition de termes et de taxinomies, et c’était donc l’occasion de les mettre à jour. Je me suis fixée comme principe personnel que le monde entier soit représenté et qu’il y ait des listes d’œuvres de tous les continents, à la fois dans l’Encyclopédie et dans l’Oxford Bibliography, en raison de mes convictions politiques et parce que je pense que nous avons tendance à être cloisonnés et séparés. Mais il y a, malgré tout, des chercheurs qui ne le sont pas et qui conservent toujours une autre façon de penser : Philippe Lejeune a eu beaucoup d’influence sur moi, tout comme l’International Auto/Biography Association (IABA).

J’ai assisté à toutes les conférences « mondiales » de l’IABA (à l’exception de celle qui s’est tenue au Brésil) et ce forum s’est toujours efforcé de rassembler des personnes de tous les continents ; il adopte également une approche très postcoloniale. La toute première conférence de l’IABA s’est tenue à Pékin en 1999. Je n’en ai entendu parler que parce que j’essayais de trouver un contributeur chinois pour rédiger certaines des entrées sur la Chine pour l’Encyclopedia, et je posais la question à toutes mes connaissances. Ma sœur, qui connaît des gens à Pékin, m’a mise en contact avec Zhao Baisheng, qui m’a informée du fait qu’il était sur le point de créer une association sur les écrits de vie et d’organiser une grande conférence. Cela a donc commencé hors de l’Europe et hors de l’Occident. Philippe Lejeune y est allé parce que cela l’intéressait. Sidonie Smith, qui allait devenir la présidente de la Modern Language Association of America, s’y est jointe aussi. De même, Craig Howes, qui dirige la revue Biography à Hawaï, centrée sur les conversations transnationales entre l’Orient et l’Occident. Grâce à cette expérience intense, je pense qu’un lien s’est créé entre nous, et nous avons établi un cadre pour réfléchir par-delà les frontières géographiques et linguistiques. Concernant ces ambitions multilingues, nous avons globalement échoué : Philippe Lejeune était notre conscience ; il refusait généralement de parler en anglais et nous a mis au défi tout au long de la conférence (et de nouveau lorsque nous nous sommes rencontrés à Hawaï, où il y a eu une autre conférence en 2008). Il a raison bien sûr, et cela est dû à la prépondérance de l’anglais dans le monde, dans mon monde en tout cas. Mais grâce aux conférences de l’IABA, j’ai pu observer la cartographie de la recherche sur les écrits de vie dans d’autres pays, des pays comme l’Estonie (2011) et Chypre (2016), où il y a tant d’initiatives brillantes en ce domaine.

Pour nuancer cette belle vision, la vérité est aussi que, comme la plupart des centres de recherche dans ce pays (tel que le Centre for Life Writing Research, dirigé par Clare Brant et Max Saunders, que nous connaissons bien), nous n’avons pas beaucoup de financement, nous n’avons pas de bureaux. Le Centre est un réseau constitué de quelques chercheurs passionnés. C’est le produit d’une époque où l’on pensait qu’il fallait créer un centre pour essayer d’attirer des subventions, mais nous n’avons pas beaucoup de ressources ni de temps. Nous faisons donc ce que nous pouvons. Mais depuis 1999, nous avons toujours eu un beau programme d’activités, et nous avons de bons contacts. Sur le site du Centre, nous avons une page de liens organisée par continents, et nous travaillons également avec des associations de défense du patrimoine local comme Strike a Light, QueenSpark Books et Sussex Traditions. Dans la section internationale, l’IABA est le réseau le plus important, mais il y en a d’autres, comme l’International Oral History Association, le Global Lives Project et le Museum of the Person à São Paulo. Pour la France, il y a Autopacte, l’association de Philippe Lejeune. J’ai rejoint l’Association interdisciplinaire de recherches sur l’épistolaire (AIRE), parce que le genre sur lequel portait particulièrement mes recherches dans les années 1990 était celui des lettres. J’ai vraiment senti qu’il y avait une différence culturelle par rapport à ce qui les intéressait : beaucoup de Mme de Sévigné et beaucoup de XVIIIe siècle, mais j’ai été abonnée à leur revue pendant longtemps. Juste après la conférence de Pékin en 1999, Philippe Lejeune m’a invitée à participer à un événement organisé par l’Association pour l’autobiographie (APA). J’étais chercheuse associée, jeune et bénévole, aux archives du Mass Observation Project, et il aimait beaucoup cette initiative parce qu’elle s’intéresse essentiellement aux gens ordinaires et à la vie de tous les jours, en démocratisant les archives. Il a créé l’APA en s’inspirant un peu de cette organisation, je pense. Pour ces raisons, donc, il m’a invitée dans la ville de l’autobiographie, Ambérieu-en-Bugey, et c’était tout à fait merveilleux et magnifique de voir ces connexions.

Hope Wolf : J’ai rejoint le Centre plus récemment. Pour moi, l’influence de l’histoire du Centre for Life History and Life Writing Research se fait encore sentir aujourd’hui : il y a une dimension politique dans son intérêt pour la vie de tous les jours, la classe ouvrière et les personnes sous-représentées, ce qui explique pourquoi l’histoire orale y occupe une place si importante. Le Centre est également très interdisciplinaire, une caractéristique qui plonge ses racines dans les premiers temps de l’université de Sussex : dans les années 1960 et 1970, on encourageait les étudiants à travailler sur plusieurs disciplines, ce qu’ils pouvaient faire pour obtenir leur diplôme. Aujourd’hui, nous nous penchons également sur différents médias : nous étudions la manière dont les histoires et les expériences biographiques ou autobiographiques sont présentées dans les arts visuels et dans les films ainsi que dans les textes. Le terme d’« écriture » pourrait peut-être sembler ne pas être le plus approprié pour décrire ces sources, mais l’« écriture » couvre également le travail que le critique accomplit en essayant de décrire, d’interpréter, de comprendre ou de penser la vie d’autrui. Les centres de recherche dédiés au « life writing » dans lesquels j’ai été impliquée au Royaume-Uni (à King’s London comme à Sussex) et les cours que j’ai enseignés sur la question m’ont semblé très ouverts à toutes sortes d’approches, ainsi qu’aux personnes voulant travailler sur différents médias. D’après mon expérience, il s’agit d’un terme ouvert plutôt que restrictif.

Jean-Louis Jeannelle : Sur quoi portait votre thèse ?

Hope Wolf : J’ai fait ma thèse à King’s College London sur les histoires de guerre ou, plus précisément, sur les anecdotes que répètent les anciens combattants. Je me suis intéressée notamment à la mémoire tardive. Il s’agissait d’un partenariat avec un organisme non universitaire dans le cadre d’une thèse financée par le Arts and Humanities Research Council (AHRC Collaborative Doctoral Partnership), et j’ai travaillé sur d’importantes archives conservées à l’Imperial War Museum : un ensemble de récits de vie de la Première Guerre mondiale que la BBC avait rassemblés dans les années 1960. La BBC avait lancé un appel au Royaume-Uni et dans d’autres parties du monde pour que les personnes ayant vécu la guerre lui envoient des lettres décrivant leurs expériences les plus « marquantes ». Mon travail a consisté à lire plus de 20 000 lettres et à les utiliser non pas comme des documents historiques illustrant ce qui s’était passé pendant la guerre, mais pour réfléchir à leur construction. Mon projet a finalement pris la forme d’une analyse du fonctionnement des anecdotes et de ce que l’on ne dit pas lorsque l’on en raconte. Comme Margaretta, je me suis intéressée aux zones d’ombre entre fiction et non-fiction. Je m’intéresse également aux tactiques que nous utilisons pour ne pas dire les choses directement. J’ai publié une partie de ma réflexion dans un chapitre du recueil édité par Adam Smyth, A Cambridge History of English Autobiography (2016) et dans la revue Life Writing. J’ai inclus certaines des lettres étudiées dans un livre que j’ai coédité avec le romancier Sebastian Faulks pour Hutchinson-Random House (A Broken World: Letters, Diaries, and Memories of the Great War, 2014).

J’ai ensuite collaboré au projet de Clare Brant, Strandlines. Cette expérience a été très importante pour moi, parce que j’ai alors commencé à étudier des récits de vie beaucoup plus contemporains, en rassemblant des formes d’autobiographies relevant de l’histoire orale comme de l’écrit, et en travaillant avec des communautés, beaucoup de groupes défavorisés, ce qui a été très révélateur pour moi, et stimulant. C’était un projet vraiment fascinant. J’ai réfléchi à mon expérience de travail sur ce projet dans un essai publié dans un volume collectif intitulé Life Writing and Space (2018), que j’ai édité avec Eveline Kilian de l’université Humboldt de Berlin (« Strandlines: eccentric stories, thoroughfare poetics and the future of the archive »).

J’ai ensuite passé quelque en postdoctorat à Cambridge, avant de rejoindre Sussex. À présent, je travaille davantage sur les vies visuelles, ou du moins c’est ce que j’ai fait récemment.

Jean-Louis Jeannelle : Votre directeur de thèse principal était donc dans le département d’anglais, pas d’histoire ?

Hope Wolf : Oui, mon directeur de thèse principal, c’était Max Saunders, en anglais, et mon codirecteur Antony Richards, Head of Documents and Sound à l’Imperial War Museum. Celui-ci était là pour m’aider à me repérer dans les archives ; il était spécialisé en histoire militaire. Travailler dans ce musée a également éveillé mon intérêt pour la création d’expositions (que j’ai mis en pratique ces dernières années) et pour le travail avec le public. Nous avons eu de nombreuses discussions sur les différences entre les méthodes historiques et littéraires. D’ailleurs, j’ai une licence d’histoire (même si j’ai fait ma maîtrise en anglais), et j’avais donc une certaine expérience dans ce domaine.

Margaretta Jolly : Avez-vous en France, comme c’est le cas ici, ce type de bourses de doctorat en partenariat (impliquant des institutions publiques), des bourses qui ont vu le jour en partie pour répondre à la pression exercée sur les universités pour qu’elles se lient et dialoguent davantage avec le public ? Je trouve cela merveilleux. Même si j’ai fait ma thèse dix ans auparavant et que je n’ai pas pu bénéficier de ce dispositif, j’avais un lien informel avec le Mass Observation Project et Dorothy a été pour moi, de manière non officielle, une sorte de troisième directrice de thèse. Ce genre de programme existe-t-il en France ?

Bruno Tribout : Je ne crois pas que l’on trouve ce type de subventions à la même échelle dans le domaine littéraire, même s’il y a des musées et des bibliothèques (comme la Bibliothèque nationale de France) qui prposent des bourses de doctorat ou de postdoctorat pour étudier des archives particulières ou certains aspects de leurs collections, parfois en partenariat avec des universités.

Jean-Louis Jeannelle : C’est plus fréquent en histoire, et on peut difficilement imaginer que votre thèse ait été dirigée par un collègue littéraire en France. Pour une approche similaire à la vôtre, je pense à des historiens tels que Philippe Artières ; il y avait aussi un groupe d’historiens à la Sorbonne qui travaillaient sur des sources du XVIIIe siècle que l’on désignerait aujourd’hui comme des ego-documents, utiles pour explorer l’histoire de l’intimité, et dont le livre de Catriona Seth, La Fabrique de l’intime (2013), offre un bon exemple, mais elle constitue plutôt une exception en tant qu’historienne de la littérature travaillant dans ce domaine.

Bruno Tribout : Diriez-vous que le centre de gravité de votre structure s’est déplacé, partant d’un intérêt pour l’histoire (avec l’implication initiale de praticiens de l’histoire orale à la fin des années 1990) pour s’ouvrir à d’autres approches des écrits de vie dans les domaines de la littérature et des cultures visuelles ? Pour ces dernières, s’agissant de vies prenant des formes non écrites, considérez-vous que le terme « life writing » est toujours pertinent ?

Margaretta Jolly : Pour votre première question (est-on passé de l’histoire orale à la littérature ?), je crois que la réponse est : pas vraiment. J’ai bien changé le nom du Centre, en ajoutant « life writing » en 2007 pour inclure les nombreux collègues adoptant une perspective littéraire ou esthétique. L’accent mis sur ces approches a pris de l’importance à mesure que le Centre s’est détaché du département de formation continue de notre université (lequel a malheureusement fermé vers 2012) pour se rapprocher de la School of Media, Arts and Humanities. Mais, personnellement, j’ai tâché de maintenir les liens originels du Centre tant avec l’histoire orale qu’avec les Mass Observation Archive. Ces dix dernières années, je me suis formée pour devenir une praticienne de l’histoire orale, notamment auprès du département d’histoire orale de la British Library et auprès de l’Oral History Society du Royaume-Uni, tous deux enracinés dans la pratique de l’histoire du socialisme, de l’histoire de la classe ouvrière et de l’histoire populaire. Et je me suis pris de passion pour l’histoire orale, comme je l’avais déjà fait pour l’autobiographie, la biographie, et les genres voisins ; je les considère donc tous comme faisant partie d’une même famille. J’ai obtenu une subvention pour faire une histoire orale des mouvements féministes (Sisterhood and After: An Oral History of the UK Women’s Liberation Movement, 1968-present, 2019), qui complétait un livre que j’avais écrit auparavant, In Love and Struggle: Letters in Contemporary Feminism (2008), lequel se penchait sur les formes, les fonctions et les effets littéraires des lettres écrites par des femmes engagées dans un mouvement social. Je crois donc que nous ne nous sommes pas vraiment éloignés de l’histoire orale, mais que nous travaillons tous entre les disciplines. Hope, vous avez une formation d’historienne, vous travaillez en études visuelles, et ces deux pôles ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Il me semble que la plupart des centres fonctionnent de cette manière, en raison de la nature du monde universitaire : lorsqu’on avance dans la recherche, pour être différent et pour proposer quelque chose de nouveau, on se positionne généralement aux limites de sa discipline, et d’autant plus pour obtenir des subventions. Je pense toujours qu’il est paradoxal que, dans les universités, les étudiants et le financement lié à l’enseignement sont associés à des matières bien définies, tandis que la recherche que nous faisons est entièrement interdisciplinaire, vous ne trouvez pas ?

Hope Wolf : Je suis entièrement d’accord. Je pense que notre recherche est toujours beaucoup plus interdisciplinaire que notre enseignement, même si des évolutions sont en cours à Sussex pour qu’il soit plus facile d’enseigner à cheval entre les disciplines. Quant à la question de savoir si le terme « life writing » est toujours pertinent compte tenu de notre travail sur d’autres médias, je pense que oui, surtout si l’on envisage life writing non pas seulement comme une source, mais comme une pratique. En ce qui concerne mes recherches sur les cultures visuelles, j’ai eu tendance à choisir des artistes qui insufflent un contenu autobiographique à leurs tableaux, mais aussi qui écrivent de manière autobiographique. Moi-même, en mettant bout à bout l’histoire de leur vie, j’ai également produit un récit de vie (tout en analysant celui-ci). En 2018-2020, par exemple, j’ai été commissaire d’une exposition sur la vie et l’œuvre d’un duo d’artistes qui ont contribué aux domaines de la psychanalyse et du surréalisme (A Tale of Mother’s Bones: Grace Pailthorpe, Reuben Mednikoff and the Birth of Psychorealism). Ces artistes ont créé des tableaux et des dessins, avant d’élaborer à leur sujet des réflexions autobiographiques. Art et écrits de soi sont liés de manière inextricable. J’ai aussi essayé, dans cette exposition, de construire un récit biographique sur la vie de ces artistes à travers leurs œuvres. Ici donc, les mots et les images devaient travailler main dans la main.

Margaretta Jolly : Pour compléter la cartographie de la recherche dans le domaine des écrits de vie au Royaume-Uni, une autre personne essentielle, qui a eu beaucoup d’influence sur moi, fut Laura Marcus, qui travaillait ici dans le département d’anglais, mais dont l’orientation était plus philosophique : elle s’intéressait au cinéma et au modernisme, donc à l’image, à l’existentiel, et pas tant aux usages politiques de la mise en récit des vies. Elle a continué sa carrière à Oxford et faisait alors partie de l’Oxford Centre for Life Writing. La sociologue Liz Stanley est une autre collègue importante, qui, avec David Morgan, a mis en place en 1992 l’Auto/Biography Study Group au sein de la British Sociological Association, puis le Centre for Narrative and Auto/Biographical Studies à Édimbourg. Il y a eu ensuite le Centre for Life Narratives créé par Meg Jensen à Kingston. Enfin, à Brighton, le Centre for Memory, Narrative and Histories. Ce dernier se trouvant littéralement de l’autre côté de la rue, j’y suis allée pour demander qu’il ne porte pas le même nom que notre Centre ou bien qu’il fasse partie d’un grand centre commun à nos deux universités. À l’époque, le directeur du Centre était Graham Dawson, historien du conflit nord-irlandais, et il était donc ouvert à l’idée de ne pas utiliser life writing et de se concentrer sur les questions mémorielles, qui représentent un autre domaine voisin. De temps à autre, un collègue proposait de monter une demande de subvention pour mettre en réseau ces divers centres. J’ai participé à certains de ces projets, mais les demandes de financement n’ont pas abouti, et nous avons continué malgré tout. Chacun de ces centres a une orientation particulière, mais je pense qu’ils sont tous interdisciplinaires.

Jean-Louis Jeannelle : En France, la légitimation du champ est passée par la canonisation d’un corpus d’écrits de soi, tandis qu’en Angleterre, sur la base de ce qui précède, cette légitimation est liée à une ouverture à l’histoire et à un nombre important de textes connexes. Pensez-vous que cela est dû, d’une part, à l’importance de la poétique pour nous et, de l’autre, à l’importance des questions identitaires au Royaume-Uni, ou de l’interdisciplinarité, ou d’autres choses encore ?

Margaretta Jolly : C’est une question très intéressante. Je dirais qu’en Amérique du Nord, il est certain que la légitimation, l’institutionnalisation, le financement de la recherche sont allés de pair avec le fait que les études des écrits de vie se sont alignés sur les grandes causes sociales et sur les revendications identitaires. Sur ce point, Sidonie Smith, que j’ai déjà mentionnée, est une figure importante. Elle et Julia Watson, avec laquelle elle a écrit plusieurs livres, représentent une approche différente de celle de Laura Marcus. Dans des ouvrages tels que le livre de Sidonie Smith, Subjectivity, Identity, and the Body: Women’s Autobiographical Practices in the Twentieth Century (1993), et dans les volumes collectifs édités par Sidonie Smith et Julia Watson, De/colonizing the Subject: the Politics of Gender in Women’s Autobiography (1992), Getting a Life: Everyday Uses of Autobiography (1996), Women, Autobiography, Theory: A Reader (1998), et Before They Could Vote: American Women’s Autobiographical Writing, 1819-1919 (2006), il est évident d’un bout à l’autre qu’il s’agit d’affirmations identitaires. Je pense qu’une de leurs publications les plus intéressantes concerne le faux témoignage, qui a une longue histoire, mais qui est devenu de plus en plus commun à l’ère numérique. « Witness or False Witness : Metrics of Authenticity, Collective I-Formations, and the Ethic of Verification in First-Person Testimony » (Biography, n°35/4, 2012, p. 590-626) s’attache au défi de mesurer la « vérité », ce qui équivaut précisément à mesurer quelle influence exercent certains récits de vie. Une autre collègue dans ce domaine est Gillian Whitlock, basée en Australie ; elle a écrit un livre brillant, intitulé Soft Weapons: Autobiography in Transit (2007), qui considère la publication de récits personnels (« memoirs ») de femmes arabes comme un outil dans la prétendue « guerre contre le terrorisme » (ainsi nommée par l’administration Bush et ses alliés) et qui s’intéresse à la manière dont ces récits sont instrumentalisés. Et ce marché engendre également de faux témoignages, comme le livre de Norma Khouri, Pour l’honneur de Dalia (Honor Lost: Love and Death in Modern Day Jordan, 2002), un récit censé émaner d’une femme de Jordanie menacée de crime d’honneur, mais dont il s’est trouvé que l’auteur vivait en réalité dans une petite ville américaine. Même si elle est d’origine arabe, son histoire ne correspond en rien à ce qui se passe dans le livre. Mais il y avait de l’argent à faire, il y avait une opportunité. Donc, il est tout à fait vrai, je crois, qu’en Amérique du Nord, ces éléments ont été indissociables, et le fait que Sidonie Smith soit devenue présidente de la Modern Language Association témoigne de cette institutionnalisation.

L’idée que je me fais de la situation en France est qu’il y a bien toujours davantage de légitimité et de place pour ce qui est purement philosophique, qu’il y a moins de nécessité de montrer l’utilité de la recherche pour le monde extérieur, tandis que nous sommes constamment sous pression pour démontrer comment, en bref, justifier la valeur de l’université. Ce qui est dans l’air du temps, c’est de voir si l’on peut trouver des débouchés commerciaux à nos activités, ce que j’essaie d’aborder avec un esprit ouvert. Et cela est pertinent pour le terme « life writing » : lorsque j’ai publié l’Encyclopedia, je me suis demandé s’il fallait l’appeler « Encyclopédie de l’autobiographie » (« autobiography »), de « l’auto/biographie » (« auto/biography ») ou de « la biographie » (« biography »). Mais le terme « life writing » était celui qui paraissait, d’une certaine façon, le plus large. Il permet, bien entendu, d’inclure des écrits biographiques comme autobiographiques, mais il est également plus ouvert politiquement et plus facile à rattacher aux domaines qui ne passent pas par l’écrit. Je me suis intéressée aux arguments de Walter Ong sur la culture orale et aux idées de Manuel Castells sur la revanche de l’audiovisuel grâce au numérique. « Life writing » permet donc de discuter de la question des fonctions, que ce soit dans le domaine du droit, de la politique, des loisirs, de la société, et c’est pour cela que j’ai choisi le terme (après avoir consulté mon éditeur chez Fitzroy Dearborn, qui a eu beaucoup d’influence sur moi), étant à la recherche d’un titre qui pourrait attirer l’attention sans se démoder. Mais j’ai aussi été influencée par des collègues comme Sidonie Smith, qui pensait que le terme pouvait être utilisé à la fois pour légitimer le champ et pour remettre en question l’institution.

Jean-Louis Jeannelle : Selon vous, quand est-ce que le terme « life writing » est apparu pour la première fois dans le monde anglophone ?

Margaretta Jolly : Le terme remonte au XVIIIe siècle en Angleterre, mais il doit son usage critique à l’ouvrage de Donald J. Winslow, Life-Writing: A Glossary of Terms in Biography, Autobiography, and Related Forms, publié par l’University Press of Hawaii en 1980 : Winslow dirigeait la revue Biography avant Craig Howes, que j’ai déjà mentionné. Winslow note que le terme englobe à la fois l’« autobiographie » et la « biographie », et il ajoute que « certains auteurs pourraient préférer l’expression life writing, ancrée dans des termes anglo-saxons, à ces mots fondés sur le latin et le grec ». Je pense que mon Encyclopedia s’est efforcée de cerner l’expression et de l’appliquer à un ensemble d’éléments différents, à une époque où, bien plus tard, celle-ci était en train de devenir plus populaire. Mais cette évolution avait certainement démarré dans les années 1990. L’« auto/biography » constituait une sorte d’expression rivale, visant un objectif similaire en ce qui concerne la remise en cause d’une tradition canonique de l’autobiographie, la biographie étant le genre de l’histoire et l’autobiographie celui de la littérature. Ces dix dernières années environ, « memoir » et « memoirs » ont pris le dessus dans la langue anglaise, et je trouve que G. Thomas Couser propose de très bonnes analyses expliquant les raisons et les modalités de cette évolution. Certains auteurs féministes ont soutenu que « memoir » est un terme féministe, parce qu’il évoque le moi dans le monde, le moi collaboratif et relationnel. Helen Buss a écrit un livre sur cette question (Repossessing the World: Reading Memoirs by Contemporary Women, 2006). Et puis Tom Couser a publié sa brève histoire du genre (Memoir: An Introduction, 2012). Pour lui comme pour Julie Rak (Boom!: Manufacturing Memoir for the Popular Market, 2013), il s’agit davantage d’un terme commercial, adopté par les maisons d’éditions en partie parce qu’il n’est pas possible de décliner de la même manière l’autobiographie en sous-catégories thématiques, nécessaires à partir du moment où vous faites face à un intérêt croissant pour la vie du livre de cuisine, la vie en voyage, la vie du « papa-qui-apprend-à-élever-ses-enfants », et ainsi de suite, tous ces genres spécialisés qui ont été mis en avant par les maisons d’édition commerciales : « memoir » fonctionne mieux pour cela et, maintenant qu’il est devenu dominant, il est difficile de récupérer le terme d’« autobiography ».

Hope Wolf : J’utilise assez souvent « autobiographique » (« autobiographical ») – « écrit autobiographique » ou « récit auıtobiographique » – parce que ce terme me semble moins prescriptif qu’« autobiographie » (« autobiography ») : il n’implique pas nécessairement l’ensemble d’une vie et ne requiert pas que tous les aspects d’un texte relèvent d’un seul genre. Ce que vous disiez au sujet du canon est intéressant. En ce qui concerne l’enseignement, je ne crois pas qu’il faille nous en tenir à un canon. Il y a des textes qui, dans les programmes de diverses universités, reviennent plus souvent que d’autres, mais, de manière générale, il me semble que, depuis que j’ai commencé à enseigner, on s’est beaucoup attaché à diversifier les programmes. Les cours sur les écrits de vie auxquels j’ai contribué ont eu tendance à être moins fondés sur un canon que certains cours d’introduction à la littérature.

Jean-Louis Jeannelle : Je me demande si l’importance en France de collections telles que « La Pléiade » et de concours nationaux pour le recrutement des enseignants comme l’agrégation –pour laquelle des auteurs comme Sartre, Beauvoir ou Leiris ont été récemment au programme –, peut expliquer le fait que penser en termes de canon occupe toujours tant de place chez nous. Est-ce que vous observez la même chose au Royaume-Uni ?

Margaretta Jolly : Oui, la structure des examens pourrait jouer un rôle en ce sens. Nous n’avons plus beaucoup d’examens en lettres et sciences humaines (nous ne sommes pas autorisés à en organiser autant qu’avant). Malgré tout, cela est vrai au niveau du A Level (les examens qui ont lieu à la fin du secondaire). J’ai fait des recherches jadis pour savoir jusqu’où certains textes étaient allés dans les programmes d’anglais du A Level, des œuvres telles que Les oranges ne sont pas les seuls fruits (Oranges Are Not the Only Fruit, 1985) de Jeanette Winterson, qui, avec d’autres textes comme ceux de Janet Frame et de Jamaica Kincaid, se retrouvent ici parce qu’ils jouent avec la notion de genre (est-ce si vrai ?), mais aussi parce qu’ils parlent d’une personne opprimée qui se bat contre vents et marées, et qui finit par s’en sortir. Il est intéressant de voir que les Birthday Letters (1998) de Ted Hughes figurent au programme en ce moment, à côté d’autres poèmes de Hughes et de Sylvia Plath : je suis à peu près certaine que les discussions portent sur le caractère pertinent ou non de la biographie de l’auteur pour l’interprétation des poèmes, dans un cas où les enjeux politiques liés aux notions d’auteur et d’autorité sont évidemment si importants. 

Je suis curieuse de savoir ce que vous observez au sujet des autres pays. Par exemple, je me souviens que Rudolph Dekker aux Pays-Bas mettait en avant le terme d’« ego-document ». Je l’ai toujours associé avec cette expression. Mais, pour moi, elle sonne très étrangement en anglais à cause du mot « ego ». Alfred Hornung, de l’université de Mayence en Allemagne, utilise le terme d’« ego media », qui a été repris par d’autres. Pour vous, que représente le terme d’« ego-document » ?

Jean-Louis Jeannelle : On l’utiliserait en histoire ainsi qu’en sociologie, mais je pense qu’autrement, il n’est pas très courant en France.

Bruno Tribout : Je suis d’accord. On peut aussi trouver « ego-document » dans les études littéraires pour désigner quelque chose d’autobiographique qui n’est pas considéré comme « littéraire » et qui serait associé davantage à des documents pour historiens : l’emploi du terme en soi implique une approche qui renvoie aux disciplines.

Jean-Louis Jeannelle : « Ego-document » est peut-être aussi moins étrange pour nous, parce que nous sommes habitués à l’« ego-histoire » de Pierre Nora, mais le terme paraît quelque peu artificiel, comparé à d’autres utilisés par les chercheurs en littérature et en histoire, comme « livre de raison » entre autres.

Hope Wolf : Pour moi, le terme d’« ego-document » en dit trop sur la manière d’interpréter un texte. Lorsqu’on utilise le terme « ego », cela évoque la psychanalyse ; « documents » renvoie aux faits et à l’histoire. Je dirais que toute étiquette générique implique déjà une interprétation (et j’aime l’idée selon laquelle les textes participent à des genres, plutôt qu’ils n’appartiennent à l’un d’entre eux), mais « ego-document » me paraît imposer davantage que « life writing » la manière dont un texte devrait être lu.

Bruno Tribout : Pour rebondir sur notre discussion concernant les notions de corpus et de canon, quels sont les principaux changements que vous avez observés ces dix dernières années dans la manière dont les chercheurs réfléchissent à leurs sources, notamment en ce qui concerne la palette des matériaux, des formes, des genres et des auteurs étudiés ? Pour poser la question différemment, quels sont aujourd’hui les principaux facteurs déterminant ce qui relève ou ne relève pas des écrits de vie ? Par exemple, Hope, si l’on pense à de nouvelles formes d’écrits de soi, vous avez travaillé sur des tweets écrits pendant les bombardements de Gaza en 2014.

Hope Wolf : J’ai vu des chercheurs étendre au domaine digital leurs travaux sur des formes plus traditionnelles d’écrits de vie et développer de nouveaux savoirs chemin faisant. C’est ce que j’ai fait avec l’article que vous avez mentionné. J’ai travaillé sur les tweets d’une autrice dont les écrits n’avaient pas été publiés sous forme de livre. Son œuvre n’avait en aucun cas été promue au sein d’un canon, et elle n’était inscrite dans aucun programme universitaire. Une des raisons pour lesquelles j’aime le terme « life writing » est qu’il me semble moins hiérarchique que beaucoup d’autres termes, moins lié aux structures de pouvoir dominantes. Il n’implique pas seulement des écrivains établis, comme on pense souvent que c’est le cas avec la littérature. J’ai découvert les tweets sur lesquels je me suis concentrée en lisant les nouvelles. J’ai écrit cet article alors même que de nouveaux tweets continuaient à être postés. J’ai utilisé ce que j’avais appris pendant mon doctorat sur l’importance accordée à l’« immédiateté » et l’« authenticité » dans les écrits de vie liés à la guerre pour me demander jusqu’à quel point les tweets rédigés pendant les bombardements de Gaza étaient non seulement reçus, mais façonnés par leurs lecteurs. Je me suis intéressée aussi à la façon dont l’emploi de ce médium pour susciter de la solidarité pouvait être concilié avec un usage exprimant une certaine complexité. Je voulais également savoir à quel point les formes fournies par les plates-formes de médias sociaux sont limitantes et dans quelle mesure leurs usagers peuvent les utiliser de manière créative pour parvenir à leurs propres fins. J’ai comparé la forme du tweet à celle du journal intime, qui d’ordinaire n’est pas publié au fur et à mesure de son écriture et qui a donc tendance à être moins intensément ou moins immédiatement façonné par ses lecteurs. J’ai publié cet article dans Textual Practice (2015), et il a été republié dans le volume Writing War, Writing Lives (2018), dirigé par Kate McLoughlin et Lara Feigel. Je me suis attachée au problème des limites et des possibilités offertes par le tweet comme forme, plus qu’à la question de savoir s’il relevait des écrits de vie. Comme dans ma thèse, je n’ai pas ressenti le besoin d’utiliser « life writing » comme étiquette pour faciliter l’interprétation. Pourtant, « life writing » reste un terme utile pour sa capaciter à englober la multiplicité des formes que je souhaite étudier, qui toutes disent quelque chose sur la vie d’un individu, sur une expérience collective ou sur les deux à la fois (et je crois qu’il peut également inclure l’expérience d’autres espèces, et certains aspects d’une vie moins clairement définis ou compris comme « expérience »).

Jean-Louis Jeannelle : Quel regard portez-vous sur l’Encyclopedia of Life Writing (2001) vingt ans après sa parution ? Quels étaient les cadres théoriques que vous vous étiez fixés au début de ce projet et quels seraient ceux que vous choisiriez aujourd’hui, si vous deviez recommencer entièrement ce travail ? Quel est votre avis sur les projets similaires (dictionnaires, encyclopédies, histoire des écrits biographiques ou autobiographiques) qui ont vu le jour après l’Encyclopedia et qui ont pu être conçus en dialoguant avec celle-ci ?

Margaretta Jolly : C’était un projet gigantesque. Cela aurait été une bonne chose si l’on avait pu l’offrir sous forme digitale à l’époque, ce qui aurait permis de la mettre à jour plus facilement. Mais ça n’a pas été le cas. J’aimerais beaucoup trouver un moyen de la faire fonctionner comme Wikipedia, qui est une encyclopédie réellement interactive. J’ai beaucoup d’admiration pour Wikipedia, car je pense que c’est une des rares grandes plates-formes qui a résisté à l’horrible pression du monopole et à la tentation de faire de l’argent. Dans un monde utopique, nous pourrions tout mettre sur Wikipedia et utiliser cette plate-forme déjà globale. Je ne sais pas comment elle fonctionne entre les langues. Mais, en tout cas, elle offre déjà un modèle incroyable de ce que peut être une encyclopédie.

Philippe Lejeune comprend les encyclopédies comme phénomène historique ainsi que la nature radicale de l’encyclopédie dans son essence, ce que beaucoup de personnes, je crois, ne saisissent pas, parce qu’ils pensent qu’il s’agit précisément d’établir un canon, et qu’une fois qu’on y est parvenu, ces efforts culminent dans la publication d’un épais volume qui permet de définir le champ et de classer l’affaire. Ce n’était pas ce que nous recherchions, mais plutôt cette plus vaste ambition philosophique visant à définir le champ d’une manière qui prenne en compte ses frontières floues et ses énergies populaires. Au colloque de l’IABA à Hawaï, Philippe Lejeune a parlé de l’Encyclopedia dans sa communication : il a dit qu’elle nous avait vraiment rendu un grand service, mais il regrettait qu’il n’y ait pas eu d’entrée sur la traduction. Bien entendu, je n’ai pas cessé de réfléchir depuis à la manière dont j’aurais pu ajouter des éléments sur la traduction. Cela pourrait compléter mes efforts pour représenter les différentes cultures et les différentes nations, dont je me sens fière, même s’il y a encore beaucoup de pays et de régions manquants. J’aimerais beaucoup avoir une entrée sur le cercle polaire, par exemple : les récits de vie à travers les différents médias, y compris les plus littéraires, ont pris de plus en plus d’importance dans l’ère de l’anthropocène et du changement climatique.

Il est intéressant de constater que, depuis lors, il y a eu un certain nombre d’histoires et d’études théoriques de l’autobiographie en plusieurs volumes. Martina Wagner-Egelhaaf, en Allemagne, a édité un Handbook en trois volumes (un recueil d’essais dont l’accent porte sur la pédagogie pour les chercheurs, organisé un peu à la manière d’une encyclopédie au sens où, dans la table des matières, les titres sont des « mots clés »). Il y a eu ensuite Zachary Leader en Angleterre. Il y a eu aussi une histoire de l’autobiographie publiée par les presses de Cambridge, le livre de Treva Broughton, Autobiography: Critical Concepts in Literary and Cultural Studies (2006), et The Routledge Auto/Biography Studies Reader (2016) dirigé par Ricia Chansky et Emily Hipchen. Cela signifie que le domaine est toujours en train de croître. Laura Marcus a publié une très brève histoire de l’autobiographie (Autobiography: A Very Short Introduction, 2018), et j’ai déjà mentionné le livre de Thomas Couser sur récits personnels (« memoirs »). Il y a donc dans l’édition une vogue des petites synthèses, qui se vendent probablement très bien.

J’adore tout ce qui permet de travailler entre les nations et entre les langues, et je crois qu’il n’y a pas assez d’initiatives comme la vôtre. À cause du problème de la domination de l’anglais, de notre point de vue, il est difficile de s’extraire de cette situation (peut-être sommes-nous des poissons rouges coincés dans un bocal, ne sachant pas comment sauter au dehors simplement parce que nous n’avons pas d’assez grandes nageoires !).

Bruno Tribout : Concernant la terminologie des écrits de vie, avez-vous rencontré des difficultés (ou des circonstances heureuses) particulières liées à la question des langues et de la traduction ?

Hope Wolf : Nous avons une brillante doctorante, Hannah Davita Ludikhuijze, qui travaille sur les écrits de vie et sur les pratiques des organisations non gouvernementales au Malawi. Elle s’est penchée sur les termes utilisés au Malawi pour réfléchir aux textes relevant du « life writing » avec lesquels elle travaille, et cela multiplie les possibilités liées à son projet. Cela lui a permis d’observer les limites des concepts issus du Royaume-Uni ou de l’Occident plus généralement qu’elle pouvait imposer à ces textes, mais aussi d’étudier les éléments communs aux deux traditions. Travailler avec elle s’est révélé très éclairant pour moi, par la manière dont elle considère les terminologies utilisées hors de l’Occident comme quelque chose qu’il faut vraiment prendre en compte lorsqu’on travaille sur les écrits de vie.

Jean-Louis Jeannelle : Quand des spécialistes d’autres pays ont contribué à l’Encyclopedia, Margaretta, écrivaient-ils dans leur propre langue, que vous faisiez ensuite traduire en anglais, ou écrivaient-ils directement en anglais ? Et avez-vous eu des problèmes pour traduire certains termes ?

Margaretta Jolly : Je crois qu’ils ont tous écrit en anglais, mais bien des entrées consacrées aux diverses régions ou nations réfléchissent à la spécificité des termes et incluent différentes langues. L’entrée portant sur le « I-novel », par exemple, rédigée par Melek Su Ortabasi, commence de cette manière :

« I-novel » est une traduction inexacte du terme japonais « shishōsetsu » (pouvant également se lire « watakushi shōsetsu »). « Shishōsetsu », qui se traduirait plus justement par « écrits de soi » (« self-writing »), désigne des fictions en prose, de longueur variable, censées refléter authentiquement la vie privée d’un auteur. Cette forme, avec son style imitant, par la fiction, la confession ou le journal intime, est considérée comme centrale dans le canon littéraire du Japon moderne.

[…] Le phénomène du « I-novel » (et le terme lui-même) a émergé dans les années 1920 et a connu son âge d’or pendant l’ère Taishō (1912-1926), mais il demeure une des formes en prose les plus populaires (et les plus controversées) au Japon encore aujourd’hui.

D’autres entrées sont consacrées à l’akhyayika, une forme d’ancienne biographie hindoue, aux ukwivuga du Rwanda, les récits de soi (« self-narrations ») des héros guerriers, ou à l’institutionnalisation du terme « bildungsroman » (le « roman de formation » allemand). Fatma Moussa-Mahmoud donne ces explications au sujet de la biographie arabe :

L’art de la biographie a été très tôt décrit en arabe comme ‘ilm (une science), c’est-à-dire comme une œuvre de savoir et d’érudition. Le terme général était « tarjama » (interprétation), que l’on utilise plus souvent à présent pour désigner la traduction. Le verbe « tarjama li » signifiait écrire une biographie, auquel on joignait le nom de la personne faisant l’objet de la biographie. Parce que l’une des premières biographies du prophète Mahomet, de ses compagnons, de ses femmes et de ses fidèles fut le Tabaqāt de Ibn Sa’d (845), « tabaqāt » a souvent été utilisé pour désigner des œuvres biographiques. Le terme « tabaqāt » (générations) a été employé par Ibn Sa’d en référence à sa manière de classer sa matière suivant les générations. En général, les trajim étaient classés en tabaqāt, wafayāt (dates de décès), généralement des notables, et étaient subdivisés suivant l’a’mar (âge par dizaines d’années au moment du décès). Il y avait aussi les maghāzī (expéditions militaires) des individus considérés ainsi que les manāqib (vertus) des princes, des nobles, etc., continuant la tradition de la culture préislamique.

Dans ma note d’éditrice, j’expliquais :

Dans les entrées, lorsqu’on sait qu’il existe une traduction en anglais pour une œuvre dans une autre langue, on donne cette traduction entre parenthèses après la date de l’œuvre originale, de la manière suivante : Mémoires d’une jeune fille rangée (1958 ; Memoirs of a Dutiful Daughter).

Lorsqu’aucune traduction déjà publiée n’a pu être trouvée ou vérifiée, les auteurs ont très souvent fourni (tout particulièrement pour les langues moins connues, autres que celles de l’Europe de l’Ouest) une traduction littérale, entre crochets droits et sans italiques, par exemple : Istoriia moego znakomstva s Gogolem [1855 ; A History of My Acquaintance with Gogol].

Parmi les obstacles à une réelle implication dans le domaine de la traduction, il y a l’argent et l’expertise, de même que le système d’enseignement monolingue qui est le nôtre au Royaume-Uni. Mais il faut louer la branche de l’IABA regroupant les « Amériques » pour son engagement de principe à publier en espagnol et en anglais comme pour ses efforts pour remettre en question la centralité des États-Unis, et l’on peut se féliciter de même du travail bilingue du Center for Life Writing à l’université Jiao-tong de Shanghai. Sur la question de la terminologie et de la traduction, je recommande aussi le livre de Sidonie Smith et Julia Watson, Reading Autobiography: A Guide for Interpreting Life Narratives (Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, 2de éd.). Il comprend une liste de « soixante genres de récits de vie » (« life narrative »), qui contient des termes qui ne sont pas anglais tels que « testimonio », « autofiction », « bildungsroman », et des néologismes créés récemment par des universitaires et parfois par des éditeurs : « autographie » (« autography »), « pathographie » (« pathography »), « automédialité » (« automediality »), « animalographie » (« animalography »), et ainsi de suite.

Bruno Tribout : Le champ des écrits de vie paraît propice à des formes de dialogue entre la recherche et la création. Margaretta, je crois que vous avez écrit sur les journaux environnementalistes (« conservation diaries ») de votre mère, Alison Jolly. Comme vous y avez fait allusion plus haut, Hope, vous avez récemment publié un article explorant les raisons pour lesquelles une toile particulière s’est révélée si importante pour vous. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette approche et sur son intérêt ?

Hope Wolf : J’en ai ressenti le besoin. C’était une sorte d’impératif politique pour moi. On parle beaucoup en ce moment de positionalité et de privilèges, et j’ai ressenti le besoin de réfléchir aux miens, ce qui explique pourquoi j’ai fini par me tourner vers l’écriture autobiographique. Dans l’article que vous avez mentionné, « “A reasonably sheltered position” : Marion Milner, David Jones and the location of art writing » (Critical Quarterly, n° 63, 2021, p. 90-110), je me suis posé la question de savoir pourquoi j’étais vraiment obsédée par un tableau en particulier, et j’ai utilisé la psychanalyse pour y réfléchir. Je voulais comprendre d’où venaient mes préférences esthétiques. Je voulais aussi me pencher plus généralement sur la façon dont le lieu d’où nous écrivons peut avoir un impact sur nos goûts. Il m’a également semblé qu’en me prêtant à cet exercice, j’ai fini par voir le tableau différemment, par noter des détails que je n’aurais pas remarqués autrement (en ce sens, l’écriture autobiographique est devenue une manière de « faire de la critique d’art » : Marion Milner fut bien entendu ma principale source d’inspiration ici, mais aussi The Sight of Death de T. J. Clark). L’autothéorie (« autotheory ») est un genre très populaire en ce moment, au sujet duquel je suis quelque peu sceptique. Cet article n’avait pas pour origine le désir de devenir célèbre, mais plutôt une sorte de besoin personnel de mieux comprendre mes goûts et simultanément de répondre aux débats sur la positionalité qui m’entourent en ce moment.

Jean-Louis Jeannelle : En France aussi, cela prend de l’ampleur, même si nous n’écrivons pas nécessairement les mêmes types de textes.

Margaretta Jolly : J’ai écrit deux publications scientifiques sur les raisons de ce phénomène. La première, qui s’intitule « Speaking Personally », est une étude d’ensemble portant sur plusieurs exemples que Liz Stanley m’avait demandé d’écrire. Elle défendait cette pratique dans une perspective théorique liée essentiellement au point de vue féministe. C’est une sociologue et, pour elle, il n’est pas possible de séparer la position politique de celui qui observe de celle de celui qui est observé. Elle m’avait demandé de passer en revue plusieurs exemples, et ma conclusion fut que cela pouvait déboucher sur des œuvres vraiment brillantes, mais aussi sur des œuvres épouvantables, sur la pire forme d’ego-document. Je suis sceptique quant à cette mode et aux discours excessifs que l’on avance parfois sur son intérêt et son utilité, mais je ne suis qu’une chercheuse parmi bien d’autres à avoir observé ce problème : quand le projet devient trop individualiste, cela réduit la valeur de l’observation. Dans ce panorama, je me penche sur quelques bons exemples, où les auteurs font toujours partie du monde et trouvent le monde dans un grain de sable, plutôt que de réduire le premier au second (« Speaking Personally, Academically », Feminist Theory, n° 6/2, 2005, p. 213-220). J’ai aussi écrit un article sur les raisons institutionnelles qui peuvent expliquer l’essor de cette pratique critique de l’écriture biographique (« Life Writing as Critical Creative Practice », Literature Compass, n° 8/12, 2011, p. 878-889), après avoir organisé le colloque de l’International Auto/Biography Association à Sussex en 2010. Il portait sur les publics intimes (« intimate publics »), et ce thème venait de Lauren Berlant, une critique américaine très influente qui a avancé l’idée suivant laquelle l’éclatement de la sphère publique en nombreux publics intimes n’est pas une évolution positive. Celle-ci possède certains bons côtés, mais il ne faut pas l’idéaliser.

Cette mode s’explique en partie, je crois, par les besoins liés au recrutement dans les départements de Lettres à l’université, où les étudiants veulent pouvoir s’exprimer ; et les universités les attirent par des cours de création littéraire. Je crois que cela reflète aussi la lassitude et l’épuisement des universitaires, en partie d’un point de vue théorique (vers où se tourner après la post-ironie, la post-déconstruction ?) et en partie d’un point de vue institutionnel, avec la pression engendrée par la transformation capitaliste de l’enseignement supérieur. Les chercheurs ont aussi, bien entendu, été poussés à prendre position politiquement, d’abord par les féministes et les tenants de la critical race theory, et à présent, de manière troublante, par la New Right. Les universitaires veulent donc aussi s’exprimer de manière différente. Mais, vous avez raison, j’ai aussi publié sur ma mère et, d’une certaine façon, comme Hope, je n’ai pas pu faire autrement ; j’étais accaparée par le besoin d’écrire au sujet de ma mère après son décès. Mais j’ai décidé de ne plus adopter cette approche à l’avenir.

Bruno Tribout : Au début de notre conversation, vous avez évoqué des projets d’ampleur liés au Centre, et je me demandais si vous pourriez nous parler de certains d’entre eux, par exemple celui qui s’intitule « Connected Histories of the BBC ».

Margaretta Jolly : « Connected Histories of the BBC » est un projet très important et bien financé, qui explore l’histoire orale de la BBC, dont les matériaux ont été rassemblés par cette institution elle-même depuis le début des années 1970. La BBC a réalisé des entretiens avec ses employés auxquels le public n’avait pas accès, mais la subvention obtenue a permis de numériser ces entretiens et de les intégrer dans un catalogue ouvert au public, permettant de les écouter en ligne, de les annoter et d’en faire des extraits vidéo. J’ai codirigé ce projet, en tant que praticienne de l’histoire orale, et David Hendy, historien de la BBC, en avait la responsabilité principale, parmi une équipe comprenant d’autres chercheurs comme Tim Hitchcock, un spécialiste des humanités numériques. La BBC, de manière tout à fait compréhensible, doit gérer sa réputation. C’est donc très compliqué, mais cela représente bien ce que l’histoire orale est censée incarner, c’est-à-dire faire entendre davantage de voix, diversifier les archives, sans prétendre qu’elles soient nécessairement fiables d’un point de vue factuel, mais plutôt en offrant tout un ensemble d’expériences subjectives et institutionnelles, en l’occurrence liées à une organisation audiovisuelle de premier plan fêtant son centenaire. Mais il y a d’autres projets formidables liés au Centre, comme le travail que Hope Wolf et Helen Tyson sont en train de mener sur Marion Milner.

Hope Wolf : Oui, notre conférence à venir sur cette autrice et analyste formatrice va rassembler un certain nombre de collègues qui se sont trouvés travailler sur les écrits psychanalytiques de Marion Milner au même moment. Trois à Sussex : moi, ma collègue Helen Tyson, qui travaille sur le modernisme et la psychanalyse, et Emilia Halton-Hernandez, qui vient de finir une thèse brillante sur la méthode autobiographique de Marion Milner (pour citer le titre de sa thèse ; elle travaille maintenant à l’université de Sussex). Helen et moi y organisons une conférence en juin, qui promet d’être vraiment intéressante. Marion Milner a écrit entre les années 1930 et les années 1980. Nous allons nous pencher sur les échos que suscite son œuvre aujourd’hui et sur les raisons pour lesquelles son travail reste important. Nous allons la considérer non pas uniquement comme une psychanalyste, mais aussi comme une autrice de textes autobiographiques (« life-writer »). C’est un projet qui mêle les intérêts de recherche de deux centres de l’université de Sussex, le Centre for Life History and Life Writing Research et le Centre for Modernist Studies. C’est stimulant d’avoir plusieurs collègues qui travaillent sur des sujets similaires au même moment et de pouvoir réunir ainsi ces centres de recherche.

Jean-Louis Jeannelle : Selon vous, quels sont les ouvrages critiques européens sur la biographie et l’autobiographie qui ont été les mieux reçus au Royaume-Uni, et pourquoi ? Au sujet de la France, quels sont les critiques ou les œuvres qui ont eu le plus d’influence au Royaume-Uni ? Comment décririez-vous la réception et l’héritage de Philippe Lejeune ? Au-delà du Pacte autobiographique, quel est l’impact de son travail sur l’écriture ordinaire, sur l’autobiographie et les études génétiques, sur l’histoire du journal intime et sur les journaux en ligne ?

Margaretta Jolly : Voici de vastes questions ! Pour donner une réponse rapide, le succès d’une œuvre dans un autre pays dépend des maisons d’édition, des traducteurs, des tendances intellectuelles et culturelles, des réseaux scientifiques. Dans Boom!: Manufacturing Memoir (2012), Julie Rak a consacré tout un chapitre à la manière dont Persepolis, la bande dessinée autobiographique (« graphic memoir ») de l’autrice franco-iranienne Marjane Satrapi, est devenu un best-seller aux États-Unis, replaçant très utilement cette œuvre dans ses contextes politiques et expliquant pourquoi et comment elle a pu être présentée de manière à séduire le marché américain. Quand la déconstruction et le poststructuralisme français étaient à la mode, quelques textes qui jouaient sur les limites des écrits de soi ont pris place dans les programmes universitaires au Royaume-Uni et aux États-Unis, par exemple l’article de Paul de Man, « Autobiography as De-Facement » (1979), La Chambre claire de Barthes et La Jeune Née d’Hélène Cixous (écrit en collaboration avec Catherine Clément en 1975). Avant cela, l’article de Georges Gusdorf, « Conditions et limites de l’autobiographie » (1956), a exercé une certaine influence dans le monde anglo-américain lorsqu’une traduction en a été publiée dans l’anthologie de James Olney, Autobiography: Essays Theoretical and Cultural (1980), et Laura Marcus a sans doute contribué au regain d’intérêt pour cette approche dans son ouvrage Auto/Biographical Discourses: Theory, Criticism, Practice (1994), tout en mettant en avant une autre tradition existentialiste. Beauvoir a été très influente dans ce domaine, mais aussi dans celui de l’intérêt très fort pour l’autobiographie lié aux mouvements féministes, qui a également soutenu la diffusion des Mots pour le dire (1975) de Marie Cardinal. L’ouvrage de Françoise Lionnet, Autobiographical Voices: Race, Gender, Self-Portraiture (1989), a joué un rôle important dans la promotion d’écrivains « créoles » dans le monde universitaire anglophone, comme l’autrice caribéenne Maryse Condé et Marie-Thérèse Humbert, de l’île Maurice, ainsi que dans la recontextualisation d’Augustin comme écrivain nord-africain.

Mais le succès d’un auteur dépend également de rencontres personnelles, d’intermédiaires et d’influenceurs. J’ai déjà mentionné que j’avais rencontré Philippe Lejeune à Pékin, mais j’ai développé ma connaissance de son travail bien plus tard, même si j’avais déjà pu lire une traduction de son texte, « Le Pacte autobiographique (bis) », que j’avais beaucoup aimé par ce qu’il soulignait le pouvoir des écrits de vie ordinaires (« everyday life writing ») et affirmait : « l’autobiographie a beau être impossible, ça ne l’empêche nullement d’exister » (Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p. 31). Julie Rak et Jeremy Popkin, qui avaient également, je crois, rencontré Philippe aux colloques de l’IABA, étaient conscients de tout ce qu’il avait écrit et qui restait inaccessible à la plupart d’entre nous dans le monde anglophone, et, de nouveau grâce aux merveilleuses presses de l’université de Hawaï et avec le soutien de Craig Howes, ils ont fait paraître un brillant recueil de publications de Lejeune en traduction, sous le titre On Diary (2009).

Mon Encyclopedia fournit cette liste d’auteurs français bénéficiant d’entrées spécifiques, en plus des entrées thématiques par région :

France :

  1. Abelard et Héloïse (XIIe siècle)
  2. Amiel, Henri-Frédéric
  3. Barthes, Roland (1915-1980)
  4. Beauvoir Simone de (1908-1986)
  5. Chateaubriand, François René, vicomte de (1768-1848)
  6. Colette, Sidonie Gabrielle (1873-1954)
  7. Diderot, Denis (1713-1784)
  8. Duras, Marguerite
  9. Gaulle, Charles de (1890-1970)
  10. Gide, André (1869-1951)
  11. Goncourt, Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870)
  12. Gorz, André (1924-)
  13. Green, Julien (1900-1998)
  14. Leduc, Violette (1907-1972)
  15. Leiris, Michel (1901-1990)
  16. Montaigne, Michel de (1533-1592)
  17. Perec, Georges (1936-1982)
  18. Richelieu, cardinal de (1585-1642)
  19. Rousseau, Jean-Jacques (1712-1778)
  20. Sand, George (1804-1876)
  21. Saint-Denys Garneau, Hector de
  22. Saint-Simon, Louis de (1675-1755)
  23. Sarraute, Nathalie (1902-)
  24. Sartre, Jean-Paul (1905-1980)
  25. Sévigné, marquise de (1626-1696)
  26. Stendhal (1783-1842)
  27. Tocqueville, Alexis de (1805-1859)
  28. Voltaire (1694-1778)

J’ai aussi inclus des entrées sur des auteurs canadiens francophones :

  1. Dictionary of Canadian Biography/Dictionnaire biographique du Canada
  2. Hoffman, Eva (polonaise de naissance, 1945-)
  3. Roquebrune, Robert Laroque de (1889-1978)
  4. Roy, Gabrielle (1909-)

Et sur des auteurs africains francophones :

Bâ, Amadou Hampâté (Afrique de l’Ouest/histoire orale)

Il y a bien sûr de nombreux autres auteurs et genres qui ont émergé depuis la parution du livre en 2001.

Jean-Louis Jeannelle : S’agissant des transformations technologiques et médiatiques des écritures biographiques et autobiographiques, y accordez-vous autant d’importance que de nombreux collègues en Angleterre, aux États-Unis ou en Allemagne (où le terme d’« automédialité » est devenu monnaie courante) ?

Margaretta Jolly : Oui, bien sûr. Sidonie Smith et Julia Watson avaient repris le terme d’« automédialité » pour leur intervention lors du colloque au Centre for Life Writing en 2009. Comme l’indique le titre de leur communication, « Subject Formations Beyond the Book: The Visual – Verbal – Virtual Contexts of Life Narrative », leur travail évoque bien des recherches actuelles portant, par exemple, sur la pression exercée par l’économie de la micro-célébrité et de la confession en ligne, sur la politique du « capital narratif » ou, comme s’y emploie notre collègue Kate O’Riordan, sur les génomes personnels considérés comme produits numériques et sur la quantification de soi à travers la technologie des bracelets connectés.

Cela dit, je trouve un étrange réconfort à voir ce qui reste inchangé dans les contenus de la vie quotidienne même dans les médias en ligne : notre maison, nos habitudes, nos amis, et une créativité débridée. Ici, comme le diraient Michel de Certeau et Luce Giard, la pratique des écrits de vie échappe aux forces du marché.

 

Printemps 2022

Traduction : Bruno Tribout


Pour citer cet article: 

Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno, « Conversation avec Margaretta Jolly et Hope Wolf », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2023, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/conversation-avec-margaretta-jolly-et-hope-wolf, page consultée le 15/12/2024.