Conversation avec Clare Brant et Max Saunders, membres fondateurs et co-directeurs du Centre for Life-Writing Research (King’s College London)

Entretien avec Clare Brant, Max Saunders, par Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno

22 sep 2021



Entretien disponible également en anglais


Note terminologique : « Life-writing » n’a pas d’équivalent direct en français : selon le contexte, nous avons adopté l’une des trois approches suivantes, en conservant le terme en anglais pour souligner sa nature d’intraduisible, en offrant un étoffement pour indiquer qu’il englobe les genres biographiques et autobiographiques ou en proposant une alternative (telle que « écrits de vie ») pour évoquer conjointement ces deux domaines. Lorsqu’il est employé dans le contexte du « memoir boom » des années 1990 et 2000, nous avons traduit le terme « memoir » par « récit personnel » ou par « mémoires » sans majuscule, pour le distinguer des « Mémoires ».

Bruno Tribout : Le projet « Écrits de soi » (CELLF / Sorbonne Université) considère en ce moment les approches méthodologiques et les questions terminologiques concernant les genres autobiographiques, dans une perspective comparatiste à l’échelle de l’Europe, et, dans ce cadre, nous nous intéressons aux activités des grands centres de recherche, tels que le Centre for Life-Writing Research de King’s College London.

Max Saunders : Nous avons créé le Centre notamment parce qu’il y avait plusieurs collègues à King’s College London qui avaient écrit des biographies sur des écrivains (David Nokes sur John Gray, puis Jane Austen, Leonee Ormond sur Tennyson, moi-même sur Ford Madox Ford, et Clare avait contribué à l’Oxford Dictionary of National Biography, pour William Huntington, par exemple) ; et nous avons pensé qu’il y aurait parmi nous suffisamment d’intérêt pour les écrits de vie. Clare, notamment, travaillait alors sur le genre de la correspondance. Nous tenions vraiment à ce que l’accent porte sur la recherche, comme l’indique le nom du Centre, plutôt que sur les praticiens, soit essentiellement les auteurs de biographies. Ce qui nous intéressait, c’était de développer la recherche sur les écrits de vie dans toutes sortes de directions, et pas simplement d’écouter des auteurs présenter les biographies ou les autobiographies qu’ils étaient en train d’écrire. Nous avons développé la recherche dans plusieurs domaines et organisé diverses séries d’événements et de séminaires, explorant par exemple les recoupements avec des disciplines voisines.

Mais ces dernières années, le Centre s’est surtout caractérisé par des projets portés par des membres du Centre et des membres associés. Nous avons programmé une série de séminaires sur les « Vies médicales » avec Brian Hurwitz, par exemple, et un colloque sur « Le Journal d’écrivain », organisé par Jerome Boyd Maunsell en 2014, auquel ont participé Sarah Churchwell, Katherine Bucknell et David Plante. Il y a un certain nombre de projets passionnants rattachés au Centre en ce moment, qui sont tous très différents. En partant de la biographie, nous avons élargi notre champ de recherche et travaillé sur un large éventail d’autres formes d’écrits de vie, comme le fantastique projet de Clare nommé « Strandlines », qui s’intéresse au croisement entre les récits de vie et la question du lieu, notamment à l’endroit où nous travaillons, cette extraordinaire rue de Londres appelée le Strand, avec diverses strates d’histoires et d’histoires de vie, que nous voulions mettre en avant et utiliser comme un outil de recherche. Il y a aussi un certain nombre d’autres projets : le plus récent, dans lequel Clare et moi sommes impliqués, se nomme « Ego Media » (2014-2019) ; nous y reviendrons peut-être plus tard dans l’entretien.

Clare Brant : « Life-Writing “from Below” » est un autre projet en cours, un projet très européen, reflétant tout particulièrement les intérêts de recherche de Timothy Ashplan, qui est lié au Centre. Il travaille à un recueil des meilleurs écrits théoriques et critiques pour aborder ce sujet à l’échelle européenne. Nous avons organisé de petits colloques et des journées d’étude, dont une intitulée « Life Writing from Below in Europe: Comparative Perspectives » (17 juin 2014), avec notamment Nathalie Ponsard (Université Clermont Auvergne) ; j’étais loin de me douter que les récits de vie des cheminots représentaient un sujet aussi important en France ! C’est aussi l’occasion de placer les écrits biographiques et autobiographiques dans une perspective historique. En tant que chercheuse, j’ai une autre vie comme spécialiste du XVIIIe siècle, et j’ai donc conscience qu’il y a, dans l’univers critique sur le XVIIIe siècle, un certain intérêt pour les récits de vie, notamment autour de la notion de célébrité, moindre pourtant qu’il pourrait l’être, compte tenu de la richesse des possibles. « Life-Writing “from Below” » s’est donc penché sur la longue durée de la première modernité, pour ainsi dire, en remontant jusqu’aux récits des paysans du Moyen Âge, ce qui est très utile. Nous avons aussi travaillé avec des groupes de collègues qui s’intéressaient à des sujets particuliers, comme les rapports entre les écrits de vie et la mort, qui ont fait l’objet d’un numéro thématique du European Journal of Life Writing (vol. 9, 2020). Les liens entre le Centre et cette revue sont très importants. Je suis l’un des directeurs de la revue et Max fait partie du comité scientifique. Je m’occupe également de la section « Creative Matters », qui permet aux universitaires de réfléchir à l’écriture et aux auteurs de se pencher sur la théorie. C’est un mélange intéressant, très ouvert et expérimental. Nous avons aussi publié un Festschrift pour Philippe Lejeune (vol. 7, 2018) et un numéro spécial sur les récits de vie et le numérique (vol. 8, 2019). On peut donc observer des publications associées au Centre, émergeant de réseaux qui sont assez informels, de collègues que nous connaissons, que nous trouvons ou qui nous trouvent, générant ainsi un centre de gravité suffisant pour une publication, et cela s’est révélé être une manière très productive et très agréable de partager toutes sortes d’approches intellectuelles entrecroisées autour d’un thème commun.

Max Saunders : Parmi les autres événements que je voulais mentionner en plus des précédents figurent ceux concernant la biographie de groupe, organisés par Lara Feigel autour de 2013, avec notamment A. S. Byatt, Robert Irwin, Michael Holroyd et Jeremy Harding. À l’époque, la biographie de groupe suscitait un grand intérêt, qui semble s’être un peu estompé aujourd’hui. Ça me paraît être un bon exemple d’un domaine où l’on travaillait à la pointe de la théorie biographique, en essayant de faire des choses nouvelles avec cette forme et en la considérant de façon différente. Le colloque sur le journal d’écrivain reposait sur le même principe, en renouvelant l’attention portée au journal d’écrivain et au genre de choses que l’on peut en dire. Je crois que ces événements n’ont pas donné lieu à des publications, mais ce furent des rencontres très animées autour de notre réseau, et cela vous donne une idée à la fois de la diversité de nos activités et de notre désir de repousser les limites du life-writing comme champ d’étude.

Jean-Louis Jeannelle : Est-ce que c’est la biographie, et non l’autobiographie, qui était le point de départ et la principale préoccupation de votre Centre ?

Clare Brant : Nous nous intéressions aussi à l’autobiographie. À côté du domaine de la correspondance, j’avais travaillé sur les écrits de femmes au XVIIIe siècle, où l’on rencontre fréquemment des questions de voix et de genre. J’utilise davantage l’autobiographie en ce moment, pour un livre à paraître, Underwater Lives. Il s’appuie sur un important ensemble d’écrits de soi et de récits personnels, mais aussi de récits de rencontres entre espèces, qui relèvent, selon certains, de mémoires posthumains. L’intérêt des écrits biographiques et autobiographiques réside en partie dans la question de savoir à quel point ce filtre peut être compris non pas tant par le biais des individus que par celui des types mobilisés. Quand un plongeur rencontre une pieuvre, par exemple. Les catégories semblent avoir autant ou plus de pouvoir que les subjectivités.

Max Saunders : Oui, je crois que, dans notre travail, nous nous sommes probablement intéressés davantage aux croisements entre la biographie et l’autobiographie qu’à ce qui les distingue. J’ai travaillé sur les rapports entre autobiographie et fiction. De bien des manières, ce travail émane de mes recherches sur Ford, qui ont consisté à écrire la biographie de quelqu’un qui a pratiqué l’autobiographie autant que la biographie, en fictionnalisant l’une et l’autre ! Les œuvres telles que les siennes nous font prendre conscience de la façon dont la biographie est souvent de l’autobiographie déplacée, et inversement.

Jean-Louis Jeannelle : À quel moment diriez-vous que life-writing, comme terme critique, a commencé à être utilisé par les universitaires britanniques (en français, nous n’avons pas d’équivalent direct, qui permette de désigner à la fois la biographie et l’autobiographie ; et celles-ci relèvent de deux domaines séparés, qui ne sont jamais vraiment considérés ensemble dans la recherche française) ?

Clare Brant : Le terme a émergé au Royaume-Uni dans les années quatre-vingt-dix, et je considère qu’il est venu des États-Unis dans les années quatre-vingt pour décrire comment on pouvait faire entrer la biographie et l’autobiographie dans le canon littéraire. À cette période, je pense à des publications telles que le recueil d’Essays on Life Writing: From Genre to Critical Practice, édité par Marlene Kadar (1992), le volume intitulé Life-Writing: A Glossary of Terms in Biography, Autobiography, and Related Forms (2e éd., 1995), sous la direction de Donald Winslow, qui propose un glossaire de 68 pages, suivi d’une bibliographie d’ouvrages sur les différents sous-genres de récits de vie, et enfin la magistrale Encyclopaedia of Life Writing qu’a dirigée Margaretta Jolly. Voilà pour la première phase ; ensuite, dans la seconde phase, influencée de nouveau par les États-Unis, le terme a été repris en rapport avec les politiques identitaires dans des travaux sur le traumatisme, sur le témoignage, sur les voix sous-représentées, notamment des femmes, des Noirs et d’autres minorités ethniques. Puis, au tournant du XXe siècle, il y a eu le moment numérique, et nous sommes à présent dans une période où le terme life-writing est utilisé comme outil pour penser l’anthropocène.

Max Saunders : Nous avons fondé le Centre en 2007 et life-writing était alors déjà suffisamment en circulation pour s’imposer comme le terme à utiliser pour nommer le Centre.

Jean-Louis Jeannelle : Existait-il, avant les années quatre-vingt-dix, un autre terme générique pour désigner la biographie et l’autobiographie ?

Clare Brant : Je ne crois pas. L’Oxford English Dictionary donne l’exemple d’un article paru en 1997 dans le New York Times Book Review : « Virginia Woolf a des sentiments très ambivalents à l’égard de la biographie ou du “life-writing”, suivant le terme qu’elle employait. » (8 June 1997 13/1) L’usage des guillemets (absents chez Virginia Woolf) témoigne d’une certaine réserve, même dans le New York Times en 1997. Je me souviens, alors que j’étais étudiante de licence, avoir écrit une dissertation sur la Biographia Literaria de Coleridge sans presque jamais mentionner la biographie ni l’autobiographie ! Il y avait quelques complications autour de l’emploi de la première personne : les écrivains se fabriquaient un personnage et ils avaient une histoire personnelle, nous savions cela ! En réalité, l’IABA, qui a tant contribué à diffuser ou à exporter à travers le monde la notion de life-writing, conserve encore les deux termes dans son nom, l’International Auto/Biography Association.

Jean-Louis Jeannelle : Et quand est-ce que la barre oblique a été introduite ? Ou, pour le dire autrement, avant l’arrivée du terme life-writing, est-ce qu’il était clair pour un anglophone que biographie et autobiographie étaient étroitement liées ? La biographie et l’autobiographie relevaient-elles auparavant de deux domaines séparés pour la recherche, et pensez-vous que le terme de life-writing a renforcé un lien qui nous semble évident aujourd’hui ?

Max Saunders : Si l’on considère les exemples historiques fournis par l’Oxford English Dictionary, lorsque le terme d’autobiographie (autobiography) est utilisé pour la première fois, cela entraîne des réactions assez inquiètes : le terme ne sonne pas juste, en partie parce qu’il s’agit d’une forme qui émerge à la fin du XVIIIe siècle, alors qu’on commence à vouloir parler de différentes manières d’écrire à propos de soi, mais sans savoir comment nommer ces pratiques. On a pu suggérer le terme de self-biography, de biographie de soi : on a l’impression qu’il s’agit d’une forme de biographie et que c’est simplement son objet qui la distingue des biographies consacrées à autrui. Mais il a été très difficile de trouver une manière de parler simultanément de l’autobiographie et de la biographie. Je crois que l’un des textes fondamentaux est celui de Laura Marcus, Auto/biographical Discourses: Criticism, Theory, Practice (1994), et cela a permis d’asseoir la fortune critique de cette forme du mot-valise.

Jean-Louis Jeannelle : Il me semble qu’au départ, l’IABA était essentiellement centrée sur l’autobiographie et que c’est petit à petit que l’association s’est intéressée également à la biographie. Lorsque vous faisiez votre thèse, y avait-il des universitaires spécialisés dans ce domaine et s’intéressaient-ils à la biographie, à l’autobiographie ou aux deux ?

Max Saunders : D’après mon expérience d’universitaire dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, on trouvait très peu de travaux consacrés au life-writing dans les universités britanniques, du côté de la théorie. Il y avait quelques vieux pontes qui écrivaient des biographies, mais écrire des biographies ou travailler sur les récits de vie était considéré comme une activité peu honorable et on avait le sentiment que ce que l’on devait faire, c’était de la théorie, et non quelque chose qui relevait à ce point d’un humanisme libéral démodé. Il y avait bien parfois des livres sur l’autobiographie tels que ceux de Roy Pascal et de John Sturrock, mais non, comme aujourd’hui, un champ d’étude consacré au life-writing ou à l’auto/biographie. On trouvait davantage de livres venant des États-Unis, par des collègues comme James Olney, et, avec le recul, on peut observer l’émergence progressive du domaine. Mais nous n’avions pas cette impression à l’époque. D’une autre manière, pour moi, le grand intérêt de life-writing comme terme critique ne reposait pas seulement dans le fait de rassembler biographie et autobiographie, mais dans sa capacité à s’appliquer également à d’autres formes, par exemple dans le travail de Clare sur la correspondance ou les recherches que d’autres étaient en train de mener sur les journaux intimes, les Mémoires ou les souvenirs, et sur toutes ces formes qui ne correspondent pas nécessairement aux genres de la biographie ou de l’autobiographie ; ces domaines pouvaient tous être compris à l’intérieur du même cadre et faire partie du même discours. Et, de nouveau, je crois que le livre de Laura Marcus sur les discours auto/biographiques a permis de franchir cette étape, parce que, si le champ des écrits de vie était façonné principalement par la biographie et l’autobiographie, on réalisait qu’il y avait aussi des discours qui couvraient d’autres domaines, incluaient d’autres formes.

Bruno Tribout : Quelles sont, à vos yeux, les différences entre votre Centre et les autres centres de recherche britanniques consacrés aux récits de vie, comme l’Oxford Centre for Life-Writing ?

Max Saunders : L’Oxford Centre for Life-Writing offre également un programme très ouvert. Sa directrice par intérim, Kate Kennedy, est musicienne ainsi que biographe, et elle réunit donc ces deux domaines. Avec Hermione Lee, l’accent portait probablement sur la biographie, mais je crois que l’horizon du Centre s’est élargi maintenant. Parallèlement aux problèmes terminologiques entourant l’auto/biographie et le life-writing, il y a aussi les différentes désignations des centres d’étude des écrits de vie : au Royaume-Uni, nous n’avons pas seulement des centres consacrés au life-writing, mais il y a un Centre for Life Narratives à Kingston University ; il y a un Centre for Life History and Life Writing Research à l’université de Sussex et un Centre for Life Writing and Oral History à London Metropolitan University. Et ce qui est en jeu ici, en ce qui concerne l’interface avec les autres disciplines, c’est que life-writing a tendance à être particulièrement associé aux départements d’anglais ou de littérature, alors que life history a clairement davantage une résonnance historique ; life narrative peut aussi être lié à l’histoire ou bien à la narratologie, aux études culturelles ou à d’autres domaines particuliers tels que les études portant sur le traumatisme ou impliquant un travail avec les réfugiés.

Clare Brant : Il pourrait être utile de situer l’essor des récits de vie vers l’époque du déclin des grands récits. La forme peut-être la plus visible d’approche historienne à partir des vies (life history) se rencontre dans les bases de données et les travaux qui leur sont associés, comme ceux de Tim Hitchcock sur les vies des vagabonds et des pauvres londoniens à partir de la base de données en ligne du Old Bailey. Les membres du Centre for Life History and Life Writing Research (université de Sussex), dirigé par Margaretta Jolly, ont mené d’excellentes recherches, et ils sont particulièrement liés à l’histoire orale, en partie grâce aux propres travaux de Margaretta, en partie parce qu’ils sont géographiquement et intellectuellement proches du Mass Observation Project, que dirigeait Dorothy Sheridan jusqu’à tout récemment, de sorte qu’ils peuvent s’appuyer sur une longue histoire d’histoire orale comme forme de life-writing, et ils continuent toujours activement à solliciter des récits de vie. Par exemple, une année, ils ont diffusé tous les jours un appel pour recevoir des entrées de journaux intimes correspondant au jour en question. C’est donc ce qui les distingue de nous.

Bruno Tribout : Les discussions liées à la terminologie et à la taxonomie des écrits de vie ont-elles, selon vous, joué un rôle important au Royaume-Uni dans le passé ? Et qu’en est-il aujourd’hui ? En France, des termes tels que « autofiction » ont suscité des débats critiques qui durent encore. Est-ce que vous observez des conversations similaires au Royaume-Uni ?

Clare Brant : Non, même si, parce que life-writing est un terme générique si englobant, il y a des discussions concernant des domaines particuliers. Par exemple, j’ai travaillé avec des chercheurs allemands réfléchissant à l’écologie, et ils souhaitent être très précis quant au terme de récit environnemental (eco-narrative) et à son emploi (journées d’étude internationales baptisées « Ecocritical Life Writing in the Dystopic Present », 20 mai et 5-6 décembre 2019, Augsbourg, Allemagne, dont les actes ont été réunis par Ina Batzke, Lea Espinoza Garrido et Linda M. Hess, sous le titre : Life Writing in the Posthuman Anthropocene, 2021). Il y a donc des débats terminologiques au sein de champs spécifiques du life-writing, mais peut-être moins au sujet du life-writing en tant que tel. Je crois que c’est en travaillant leur domaine de spécialité que les chercheurs font avancer le champ dans son ensemble. J’ai participé à la mise en place d’un groupe de recherche sur l’hybridité texte-image avec Arnaud Schmitt (Université Bordeaux Montaigne et LARCA, Université de Paris) et nous sommes en train d’organiser un colloque international et interdisciplinaire sous le titre : « Hybridity in Life Writing: How Text and Images Work Together to Tell a Life », qui aura lieu à l’université de Paris, les 7 et 8 juillet 2022 (avec, comme invitée, Teresa Bruś, de l’université de Wrocław, qui s’apprête à publier un livre intitulé Face Forms in Photography and Life Writing of the 1920s and 1930s). J’ai fait des recherches sur l’application à la photographie des mots de la biographie et de l’autobiographie, et ce que l’on observe, c’est un manque de terminologie adéquate ; il faut donc avoir une discussion pour proposer des termes de travail utiles ; il y a tout un travail linguistique en train de se faire et qui doit être fait.

Max Saunders : Ce qui nous est notamment arrivé avec « Ego Media », c’est qu’au moment où nous avons adopté life-writing comme un terme merveilleusement ouvert qui devait nous permettre de discuter toutes les formes que nous désirions, les pratiques de life-writing se sont déplacées vers des domaines qui ne paraissaient plus impliquer l’écriture ; et ainsi, au cours du projet « Ego Media », nous avons passé beaucoup de temps à nous demander si nous pouvions décrire comme life-writing des formes telles que le selfie, où l’on est uniquement confronté à l’image, et à nous interroger pour savoir de quelle façon des choses semblables pouvaient vraiment être comprises comme des textes. De même avec le récit : par défaut, notre position consistait à dire que, bien que ces formes n’impliquent pas nécessairement d’écriture, elles relèvent toujours du récit. Pourtant, même cette hypothèse a été mise à l’épreuve, certains éléments narratifs étant si fragmentaires, si microscopiques, qu’ils ne semblent plus relever du récit ou que leur statut narratif paraît discutable. Ainsi, nous avons eu des débats terminologiques intéressants. Mais en discutant avant de vous rencontrer, Clare et moi nous sommes demandé si notre conversation avec vous ne ferait que confirmer le genre de préjugé selon lequel les Anglais seraient très peu théoriques, intéressés par l’obtention de résultats concrets et non par l’exactitude terminologique.

Jean-Louis Jeannelle : Ne pensez-vous pas qu’il serait préférable d’utiliser les termes critiques en lien avec les époques qui les ont vu naître ? Par exemple, le fait de désigner comme « autofiction » des œuvres écrites au début du XXe siècle, alors que le terme a été inventé bien plus tard, n’a pas beaucoup de sens. Dans cette optique, Max, votre travail autour de l’« autobiografiction » implique une réflexion sur la terminologie et sur la poétique.

Max Saunders : Oui, je me suis intéressé à des termes tels qu’« autobiografiction » à partir d’un projet qui se penchait sur la manière dont les écrivains modernistes utilisaient les formes de la biographie et de l’autobiographie, un intérêt qui est donc très lié à mon implication dans le Centre for Life-Writing Research ainsi qu’à la prise de conscience que des traits que j’avais souvent considérés comme typiques du modernisme (souvent représenté alors comme antibiographique et opposé au life-writing) étaient mis en cause par le fait que les écrivains modernistes jouaient avec les écrits de vie de toutes sortes de manières ; mais il était très difficile d’en rendre compte, parce que la terminologie pour le modernisme ne le permettait pas vraiment. Et ensuite, lorsque j’ai découvert que Stephen Reynolds (1881-1919) avait inventé ce terme exactement au moment où le modernisme commençait à se développer et à occuper le devant de la scène, cela m’a paru une bonne manière d’approcher ce domaine. Une fois ce travail fini, il m’a semblé qu’en effet, la terminologie était une chose importante, mais non pas parce que l’on essaie de trouver le mot juste pour décrire toujours la même chose, mais parce que la complexité terminologique permet d’accéder aux différents types d’activités qui se déploient dans la durée. Et ce que j’ai aimé dans cette recherche était de découvrir un nombre infini de manières de mélanger autobiographie et fiction. Comme vous l’avez dit très justement, l’autofiction, telle qu’on la pratiquait dans les années soixante-dix et quatre-vingt, n’est qu’un type de mélange possible, et les écrivains antérieurs ont choisi des formes assez différentes, Proust, par exemple, étant différent de Joyce, et ainsi de suite.

Jean-Louis Jeannelle : Utiliser la terminologie développée par un auteur particulier ou dans un contexte spécifique lié aux œuvres étudiées (comme « autobiografiction », « Mémoires imaginaires », un terme inventé par Marcel Duhamel, ou « antimémoires », dû à André Malraux) me paraît en effet le meilleur moyen d’éviter l’anachronisme. Voilà pourquoi le choix fait par Martina Wagner-Egelhaaf d’utiliser le terme d’« autofiction » dans le Handbook of Autobiography/Autofiction publié sous sa direction me paraît étrange, étant donné que le livre est écrit en anglais, où life-writing est la norme, et qu’il se concentre sur l’autobiographie, comme s’il y avait presque une forme de schizophrénie entre la langue et les concepts intellectuels. « Autofiction » est un terme récent, dont personne, en France, ne sait donner la définition. Il a été inventé pour être un hapax, une contradiction, et il est difficile de construire une catégorie générale à partir d’une contradiction… Je trouve donc le choix de ce terme surprenant pour le titre d’un livre, qui par ailleurs est passionnant.

Max Saunders : Il me semble que la façon dont Martina Wagner-Egelhaaf utilise le terme d’« autofiction » est liée au contexte de l’industrie du livre. Il y a une telle pléthore de fictions autobiographiques qu’aujourd’hui la plupart des œuvres de fiction peuvent être décrites ainsi ; elle utilise donc « autofiction » comme un terme générique susceptible d’englober tout cet ensemble.

Bruno Tribout : Vous avez évoqué « Ego Media » comme l’un des projets récemment achevés au sein du Centre for Life-Writing Research, et je me demandais si vous pourriez nous en parler davantage.

Max Saunders : Le projet est achevé au sens où le financement a pris fin et où la recherche est terminée, mais nous sommes toujours en train d’en mettre les résultats par écrit ; nous allons produire une publication en ligne, dont l’évaluation par la maison d’édition en est maintenant à sa deuxième étape. Il s’agissait d’un projet de cinq ans, soutenu par une Advanced Grant du Conseil européen de la recherche, pour étudier la présentation de soi en ligne. Le projet a pris naissance précisément dans l’impression que nous avions que l’une des choses les plus intéressantes touchant les écrits de vie était leur transfert en ligne, au sens où celui-ci bousculait bien des conceptions théoriques sur ce corpus. Il s’agissait d’un projet fortement pluridisciplinaire, rassemblant des collègues non seulement en anglais, comme Clare et moi, mais aussi en sociolinguistique, en neurologie, en médecine et dans la recherche sur le jeu vidéo. Des collaborateurs s’intéressaient à certains domaines des humanités médicales, comme l’épilepsie, et à la manière dont des groupes de patients souffrant de cette maladie utilisaient l’internet pour parler de leur expérience. D’autres collègues se sont penchés sur les chat bots, des agents automatisés qui vous parlent et qui parfois imitent des gens produisant des récits de vie, ce qui me semble fascinant au sens où l’une des manières dont nous avons peut-être atteint le seuil d’une menace existentielle ou d’une mise en cause de nous-mêmes comme auteurs d’écrits de vie tient dans le fait que nous pourrions ne pas toujours être capables de distinguer si les communications qui nous sont destinées proviennent ou non d’êtres humains. Voilà donc un des domaines que nous avons étudiés, mais, comme le Centre lui-même, il s’agissait d’un projet très varié, qui portait sur différents aspects de la présentation de soi en ligne, tant auprès d’une population pour laquelle c’est une expérience absolument fondamentale qu’auprès de générations qui n’ont pas grandi avec l’univers numérique et qui peuvent encore avoir des difficultés à manier la technologie. Nous avons travaillé avec le Mass Observation Archive, à l’université de Sussex, que Clare a mentionné précédemment, afin d’étudier les habitudes des utilisateurs en ligne, en nous penchant sur différentes générations d’acteurs utilisant les technologies numériques pour se présenter eux-mêmes.

Bruno Tribout : De quelle manière avez-vous abordé vos sources primaires, compte tenu de l’ampleur de la matière et des formes potentiellement disponibles ?

Max Saunders : Depuis les tout débuts du projet, il était évident que nous ne pourrions pas adopter une démarche totalisante, et, par conséquent, que nous ne pourrions pas être systématiques dans notre approche. Jamais nous n’aurions pu établir une théorie susceptible de s’appliquer à toutes les formes de life-writing en ligne. Il était impossible de parvenir ne serait-ce qu’à répertorier toutes ces formes en cinq ans, et donc notre méthode a été résolument qualitative plutôt que quantitative. Nous avons très souvent suivi notre instinct, en étudiant des domaines dans lesquels nous pensions qu’il se passait quelque chose d’intéressant, et cette démarche s’est souvent appuyée sur l’expérience même des chercheurs liée à l’utilisation de certaines de ces plateformes. Ainsi, un des chercheurs qui avait pratiqué les forums de discussion en ligne leur a consacré une étude. Un autre a fait un projet sur les mummy vlogs, des mères de famille qui présentent leur vie et leur expérience de la maternité sur l’internet, sous forme de journal vidéo ou vlog. Grâce à leur expérience personnelle en tant qu’utilisateurs de ces médias, les chercheurs avaient une assez bonne idée de ce qui était important en eux et de ce qui était intéressant, et cela orientait donc leur champ d’investigation, mais aussi leur méthodologie et leur questionnement scientifique. Pour d’autres, bien moins familiers de ces plateformes que certains des jeunes collaborateurs au sein de l’équipe, il s’agissait davantage d’intervenir ici et là, et de suivre des pistes et des interrogations qui semblaient prometteuses.

Jean-Louis Jeannelle : Vous vous êtes donc inscrits sur les réseaux sociaux dans le cadre de ce projet ?

Max Saunders : Tout à fait, cela était nécessaire pour comprendre leur fonctionnement. J’ai bien eu quelques moments de doute, à me demander si je voulais vraiment passer autant d’années à étudier ça. Mais il y avait toujours des choses intéressantes à y découvrir. Nous avons eu beaucoup de chance, je crois, avec notre équipe de recherche. Par exemple, je n’ai aucune expérience des jeux vidéo en ligne, mais j’étais fasciné par ce que nous en disait Robert Gallagher, le collègue qui était vraiment spécialiste en ce domaine, et par les différentes manières dont ils sont pénétrés de nombreux éléments relevant des récits de vie. Il a pu développer toute une théorie autour de ce qu’il nomme des subjectivités digitales (digital subjectivities) telles qu’elles sont créées et façonnées à travers les jeux de rôle en ligne. Et, bien entendu, c’est un domaine absolument gigantesque, qui draine tant d’argent et d’énergie que la recherche sur les écrits de vie ignore à ses risques et périls, me semble-t-il.

Clare Brant : Et parfois ces choses se cachent à la vue de tous. Ainsi, les Google Doodles sont souvent biographiques. Par exemple, c’est le 300e anniversaire de quelqu’un : la manière dont les récits biographiques sont construits pour cette personne, par l’image et par le texte, est vraiment intéressante, je trouve, et l’on ne fait que passer rapidement dessus pour arriver à nos affaires, mais il y a tout un répertoire de considérations liées au récit de vie dans ce genre de choses. Ainsi, en procédant, pour ainsi dire, par coups de sonde dans une matière immense, il nous a semblé que nous pouvions, en nous concentrant sur des aspects symptomatiques, couvrir beaucoup de choses différentes, qui, toutes ensemble, offraient une sorte d’instantané. Compte tenu de la rapidité des changements en ce domaine, si nous refaisions l’expérience maintenant, nous aurions d’autres matériaux.

Max Saunders : Lorsque nous avons entamé le projet, ce qui est arrivé notamment, c’est que de grandes plateformes, comme Facebook et Instagram, ont commencé à utiliser la terminologie de l’autobiographique à propos de l’univers digital. Elles disaient : c’est l’histoire de votre vie ou c’est votre chronologie ; et elles présentaient une série de messages, de tweets ou d’images comme une sorte de récit de vie. Ça semblait donc être le moment propice, de ce point de vue, pour vraiment s’intéresser de près à ce que pouvait signifier le récit de vie à travers ces médias.

Jean-Louis Jeannelle : Considérez-vous que les blogs et les vlogs s’inscrivent dans la continuité du journal intime d’un point de vue générique ou y a-t-il quelque chose en eux de radicalement nouveau ?

Clare Brant : Je crois que cela dépend des blogs. Au Royaume-Uni, on trouve des vlogs très littéraires et abondamment illustrés, comme « Spitalfields Life », qui, ironiquement, est devenu un livre. Bien que le blog subsiste comme genre traditionnel, il s’est aussi métamorphosé en vlog et en d’autres formes. Il fait donc place à des éléments anciens et à des éléments nouveaux. L’auteur du blog « Spitalfields Life » s’intéresse à un quartier de Londres, Spitalfields. C’est un personnage plutôt mystérieux, dont la mission est de mettre en ligne un message chaque jour (tout cela est lié à la mort de son père, comme une sorte de pratique expiatoire). Il écrit de façon merveilleuse au sujet des lieux, de la vie du quartier, de l’histoire locale, mais tels qu’il les perçoit lui-même et suivant sa sensibilité esthétique singulière. Ce blog est magnifique et reconnu à juste titre comme exceptionnel.

Max Saunders : Il utilisait le pseudonyme de Gentle Author, donc personne ne savait qui il était.

Clare Brant : Nous l’avons invité à parler, mais cela était un peu difficile puisque nous ne connaissions pas son nom… On peut le considérer comme un agent d’imagination (imaginative agent), un acteur mobilisant l’imagination pour retravailler ou réinventer les formes, les genres, les discours… et les pratiques digitales. Pour « Ego Media », je voulais me pencher sur la théorie, dans l’espoir d’apporter des idées utiles à l’étude des récits de vie. Le concept d’imaginative agency, qui renvoie à la capacité à agir sur le plan de l’imagination, s’est révélé avoir un vaste potentiel, notamment peut-être pour signaler l’originalité dans un espace où relayer, recycler ou s’approprier du contenu est aussi la norme. Comment faire la différence, par exemple, entre de véritables personnes et des agents automatisés, de l’intelligence artificielle ou des animaux artistes ? Ou bien serait-il plus productif de considérer ce qu’ils ont en commun ? J’ai trouvé des œuvres passionnantes sur lesquelles travailler, notamment le film de Luc Besson, Lucy (2014), et la pièce de Jennifer Hayley, The Nether (2013). Tous deux mettent en scène l’imagination à travers des incarnations digitales, qui représentent la capacité à utiliser l’imagination de manière particulière.

Bruno Tribout : Au sujet d’« Ego Media », vous avez évoqué des débats sur la pertinence du terme « récit de vie » (life narrative) appliqué à la présentation de soi en ligne. Avez-vous eu recours à la théorie du récit pour ce projet ? Vous a-t-elle semblé mise à l’épreuve par votre corpus ?

Max Saunders : Je ne suis pas certain que nous soyons jamais vraiment tombés d’accord à ce sujet, parce que la personne qui recourrait le plus à la théorie narrative était notre sociolinguiste, Alexandra Georgakopoulou, et qu’elle souhaitait absolument continuer à utiliser la théorie du récit, quelque infime qu’il soit. Elle a développé une méthodologie vraiment intéressante, qu’elle nomme l’analyse des « petites histoires » (small stories), conçue précisément pour rendre compte des formes de récit très fragmentaires qui sont issues de l’interaction de larges groupes d’amis sur les réseaux sociaux. Elle parle également de « dernières nouvelles » (breaking news), lorsque les gens répondent aux événements les plus récents dans la vie de leurs amis, de sorte que ces pratiques donnent l’impression d’être des gros titres ou des bulletins d’information sur l’actualité, pour ainsi dire, plutôt que le type de récit élaboré et plus ample auquel on pense lorsque l’on considère l’histoire de l’autobiographie. Pour Alexandra, quelque microscopique que soit le récit, cela n’avait pas d’importance, il s’agissait toujours de récit, tandis qu’un moderniste comme moi considérais que ce à quoi l’on avait affaire relevait du fragment, de quelque chose qui était détaché d’un récit. Je ne pense pas que nous ayons vraiment résolu ce problème, mais nous étions tout à fait d’accord sur le fait que ce à quoi nous étions confrontés était en train de devenir de plus en plus petit, et c’est seulement la question terminologique de savoir comment nommer ces pratiques qui est restée ouverte.

Clare Brant : J’ai écrit un article sur les émojis, qui représentent une forme de micro-récits condensée à l’extrême.

Max Saunders : Dans les questions que vous nous avez envoyées avant la rencontre d’aujourd’hui, vous nous interrogiez sur les grands récits qui influencent la réflexion sur les récits de vie, et il me semble que l’un de ceux auquel nous avons constamment été confrontés consiste dans la notion de transformation numérique, l’idée selon laquelle le numérique a tout changé, que rien ne sera plus comme avant et qu’il nous faut apprendre à revivre nos vies sur un mode digital. Je crois qu’une des conclusions vraiment intéressantes à laquelle a abouti le projet « Ego Media » est que ce grand récit est à la fois vrai et faux. Nous n’avons pas cessé d’identifier des façons dont ce qui nous était présenté comme des formes nouvelles ne l’était pas réellement, et nous avons pu retracer la généalogie de ces formes jusqu’à d’autres datant d’avant l’avènement du numérique. Par modestie, Clare n’a pas parlé, dans sa dernière réponse, de la magnifique exposition dont elle a été commissaire, baptisée « Dear Diary » (« Dear Diary: A Celebration of Diaries and their Digital Descendants », Inigo Rooms, Somerset House, London, 26 May-7 July 2017), laquelle était centrée sur la question de savoir si le journal intime conservait vraiment toujours la même identité, à présent qu’il avait également une existence dans l’univers numérique. Et l’expression qu’elle a inventée, qui, je crois, résume parfaitement l’essence du problème, est la notion de « descendants numériques » : des réalisations telles que les blogs ou les vlogs peuvent être considérées comme les descendants numériques des diverses formes du journal intime. L’accent est mis ainsi sur la continuité autant que sur les différences, et je crois que nous avions l’impression que l’on nous parlait trop des différences et pas assez des continuités parfois. Par exemple, au sujet des possibilités multimédias du Web 2.0 et des plateformes de réseaux sociaux qui y prospèrent, on dit souvent que les vlogs peuvent incorporer tout un ensemble de composantes multimédias que l’on ne pouvait avoir dans les journaux sous forme textuelle. Mais, bien entendu, quelqu’un comme Clare, qui a travaillé sur la correspondance et le journal intime au XVIIIe siècle, ne manquait pas de nous rappeler que ceux-ci ont toujours compris des images (dessins, peintures ou photographies dans les formes plus récentes) et souvent aussi des objets, comme des fleurs séchées. Le texte était déjà multimédia, bien avant l’avènement des médias numériques. C’était très salutaire de pouvoir bénéficier d’un rappel de cette espèce de préhistoire du multimédia. Mais, bien entendu, il y a des choses qui ont changé, et un des domaines sur lesquels notre sociolinguiste, Alexandra, a travaillé à travers la notion de « dernières nouvelles », qui résume très bien cela, est l’interactivité des médias numériques. Il s’agit bien d’une propriété différente. Certes, avec les lettres, vous aviez des correspondants, vous pouviez échanger plusieurs lettres par jour grâce aux anciens systèmes postaux, mais cela n’est pas pareil que de diffuser quelque chose à des centaines de personnes en même temps et d’obtenir des réponses de la part de beaucoup d’entre eux, souvent en temps réel. Et cette propriété est ce qu’Alexandra a tâché de décrire grâce à certaines de ses élaborations théoriques sur les « dernières nouvelles » et les « petites histoires », par exemple.

Clare Brant : En plus des projets dont nous avons parlé, nous pourrions peut-être évoquer aussi, pour conclure, la collection « Palgrave Studies in Life Writing » que Max et moi-même dirigeons, et qui est très ouverte historiquement et géographiquement. En un sens, on y retrouve aussi l’empreinte du Centre. Parmi les titres récemment parus, mentionnons : Experiments in Life-Writing: Intersections of Auto/Biography and Fiction, un volume dirigé par Lucia Boldrini et Julia Novak (2017), Women’s Narratives and the Postmemory of Displacement in Central and Eastern Europe, publié sous la direction de Simona Mitroiu (2018), Transnational Perspectives on Artists’ Lives, sous la direction de Marleen Rensen et de Christopher Wiley (2020), et le livre d’Ana Belén Martínez García, New Forms of Self-Narration: Young Women, Life Writing and Human Rights (2020).

Bruno Tribout : Pourriez-vous nous dire quelques mots de « Strandlines », un projet en cours au sein du Centre for Life-Writing Research, que vous avez mentionné au début de notre entretien ?

Clare Brant : Avec « Strandlines », tout a commencé parce que je regardais par la fenêtre de mon bureau en me demandant : pourquoi la rue du Strand est-elle si peu aimée, comparée aux autres rues de Londres ? Cela me paraissait étonnant, étant donné l’importance de sa situation géographique, qui mène de la City au quartier de Westminster, sans compter la richesse de sa propre histoire. Nous avons d’abord obtenu des fonds pour créer une communauté en ligne, ce que nous avons fait en partenariat avec des représentants des habitants du quartier et des sans-abris. J’ai mis en place un atelier d’artistes pour créer des œuvres originales inspirées par le Strand et, ces derniers temps, nous avons continué à fonctionner avec peu de moyens en proposant des histoires, des impressions, des micro-récits et des activités liées au Strand. Les contributions prennent la forme de textes, d’images, de contenu multimédia. Le site met en avant des « Vies dans le Strand, passées, présentes et créatives » : j’espérais que cela permettrait à l’histoire, aux écrits de vie et à des choses artistiques de coexister. « Strandlines » fait aussi consciemment écho aux songlines aborigènes. « Strandlines » était en soi une plateforme de publication, mais Hope Wolf a écrit un bel article comportant une analyse conceptuelle sous le titre « Strandlines: Eccentric Stories, Thoroughfare Poetics and the Future of the Archive », paru dans Life Writing and Space, sous la direction de Eveline Kilian et de Hope Wolf (2016).

Bruno Tribout : Au cours de notre conversation, vous avez mentionné que le European Journal of Life Writing avait publié un volume de Festschrift pour Philippe Lejeune (vol. 7, 2018). Comment décririez-vous la réception et l’héritage de Philippe Lejeune au Royaume-Uni ? Au-delà du Pacte autobiographique, quel est l’impact de ses travaux sur l’écriture ordinaire, sur la génétique et l’autobiographie, sur l’histoire du journal intime, quel écho sa réflexion sur les journaux en ligne rencontre-t-elle ?

Clare Brant : Il n’est pas facile de répondre à cette question ! Son influence circule à travers l’IABA. Je crois que les chercheurs britanniques connaissent assurément Le Pacte autobiographique ; il se peut que la pleine appréciation des travaux de Lejeune soit entravée par la disponibilité des traductions. On Diary, un recueil de textes traduits en 2009, s’est révélé une lecture essentielle pour ceux d’entre nous qui ont contribué à monter « Dear Diary », et j’en ai tiré des citations qui figuraient sur les murs de l’exposition. Pour ce qui est de l’internet, les années 1990 que Philippe étudiait n’ont peut-être pas encore reçu toute l’attention nécessaire ?

Bruno Tribout : Au-delà de l’exemple de Lejeune, quels sont, à vos yeux, les travaux européens sur les écrits de vie qui ont été les mieux accueillis au Royaume-Uni, et pourquoi ?

Clare Brant : Gaston Bachelard ! Pour sa puissance poétique. Barthes, notamment La Chambre claire, peut-être grâce au travail de John Berger (très admiré au Royaume-Uni) portant également sur les manières de voir. Rudolf Dekker (empruntant à Jacques Presser) pour son expression d’« ego documents », à considérer davantage comme un concept auquel résister plutôt que comme un terme à adopter en anglais. Dans le compte rendu d’un recueil d’essais sur les ego documents dirigé par Dekker (Egodocuments and History: Autobiographical Writing in its Social Context since the Middle Ages, 2002), Jeanne Martha Perrault décrit les egodocuments (ici en un seul mot) comme « la matière qu’on appelle habituellement life writing » ; elle indique qu’autobiographie (« autobiography ») reste le terme préférable, au moins pour les discussions théoriques (Biography, n°26/3, 2003). Alfred Hornung, notamment son chapitre : « Ecology and Life Writing » dans le Handbook of Ecocriticism and Cultural Ecology, publié sous la direction de Hubert Zapf (2016).

Max Saunders : La présence de l’essai de Barthes sur « La mort de l’auteur » plane sur notre domaine de manière étrange. Je ne compte plus le nombre d’interventions qui commencent en y faisant référence de façon quelque peu embarrassée ou qui plaisantent au sujet de la « vie de l’auteur »… J’imagine qu’on ressent le besoin de l’expédier avant de pouvoir commencer à travailler sur la biographie et l’autobiographie. Pourtant, j’ai toujours trouvé d’autres œuvres de Barthes fascinantes, comme Sade, Fourier, Loyola, pour leur façon d’inscrire le projet structuraliste au cœur des écrits de vie, comme il le fait également dans sa propre autobiographie !

Automne 2021

Traduction : Bruno Tribout


Pour citer cet article: 

Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno, « Conversation avec Clare Brant et Max Saunders, membres fondateurs et co-directeurs du Centre for Life-Writing Research (King’s College London) », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2022, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/conversation-avec-clare-brant-et-max-saunders-membres-fondateurs..., page consultée le 24/04/2024.


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