Aragon, Louis
(Paris 1897-Paris 1982)
Aragon considérait Le Roman inachevé (Gallimard, 1956), comme sa seule œuvre autobiographique. Pourtant, tout au long de sa vie, il n’a cessé d’écrire sur soi, à partir de soi, pour sortir de soi dans une vertigineuse reconfiguration de son identité par l’écriture. Autobiographèmes ou fragments autobiographiques sont disséminés dans l’œuvre foisonnante de ce polygraphe. Romans, poésie, articles de journaux ou de revues, commentaires de l’œuvre : « tout m’est également parole1 », disait celui qui affirmait aussi pratiquer « tout éveillé la confusion des genres2». Mais il précisait aussi : « Ma biographie, elle est dans mes poèmes, et à qui sait les lire, autrement claire que dans mes romans » (« C’est là que tout a commencé », Préface aux Cloches de Bâle, OR, tome I, p. 708). Commençons donc par les deux recueils où la présence de l’(auto)-biographie est la plus manifeste.
Écrit entre octobre 1939 et octobre 1940, Le Crève-cœur, qui signe le renouveau poétique d’Aragon, apparaît comme une sorte de journal de bord de la guerre, organisé de manière chronologique et réunissant les poèmes que le soldat mobilisé avait envoyés à Elsa Triolet. Les « circonstances » de rédaction, à la fois historiques et personnelles, s’inscrivent au cœur même de l’écriture, comme le montre la césure au milieu du recueil, dans « Poème interrompu », qui figure l’attaque allemande à même la page. L’écriture revêt alors des enjeux existentiels profonds, de lutte contre le morcellement psychique et la déliaison, en particulier au moment de la plus grande angoisse, quand l’unité d’Aragon, la 3e Division Légère Mécanique, se voit soudain totalement isolée du reste de l’armée (Johanne Le Ray).
Quelques années plus tard, Le Roman inachevé est présenté comme « un roman […] tiré de la vie de l’auteur » (jaquette de la collection blanche). Toutefois, il ne souscrit aucunement à deux traits de l’autobiographie – la prose et le récit – que Lejeune considérait comme définitoires dans Le Pacte autobiographique (avant que le critique ne revienne, dans Moi aussi, sur son exclusion des vers qui ne lui semble plus justifiée). Ce « poème », et non « recueil », terme qu’Aragon récusait, un des sommets de l’art poétique du XXe siècle, expérimente toute la gamme de la versification classique mêlée à des mesures audacieuses comme des vers de seize syllabes, des « proses », et des « vers non comptés ». Ce lyrisme de la démesure, qui fait entendre un « opéra de la personne » (Olivier Barbarant3), évoque, de façon allusive et souvent cryptée, l’enfance truquée d’Aragon (il n’a pas été reconnu par son père, l’homme politique Louis Andrieux, et passait pour être le frère de sa mère), ses amours passées (non seulement avec Elsa Triolet, mais aussi, dans les années 1920, avec « La Dame des Buttes Chaumont » : Eyre de Lanux, et avec la richissime Nancy Cunard), le surréalisme (quitté en 1932), les deux guerres mondiales (il appartenait à la « classe 17 »), les voyages (à Londres, Moscou ou Venise) ou l’engagement politique (dans le parti communiste, qui était devenu sa nouvelle « famille »). Aragon, qui privilégie des souvenirs datant des années 1910, 1920 ou 1930, où erre « le fantôme de [s]a jeunesse », y est peu disert sur la Deuxième Guerre, encore plus rapide sur la période de la Guerre froide.
Cette « autobiographie » se révèle plus étourdissante par ce qu’elle tait ou refuse de dire, ou dit à demi-mot, que par ce qu’elle révèle. Publiée à une date fracassante dans l’histoire du communisme, peu après les révélations du XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique – « mille neuf cent cinquante-six comme un poignard sur mes paupières » (« La Nuit de Moscou ») –, Le Roman inachevé fait de l’indicible du dévoiement politique, qu’il soit collectif et personnel, le moteur d’une parole tour à tour excessive et grandiloquente, plaintive et pathétique, parfois mâtinée d’autodérision. Aragon y exprime la « crainte d’une mise à nu, occasion d’une emprise redoutée du lecteur sur l’auteur » qui deviendra le leitmotiv de l’œuvre dernière (Johanne Le Ray).
Peu de temps après que Sartre a publié Les Mots, en janvier 1964, Aragon entre dans le débat autour l’autobiographie. D’abord avec la publication, dans Les Lettres françaises, hebdomadaire culturel dont il est le directeur, d’un très long article intitulé « Les Clefs » (6 février 1964), où, mentionnant le rôle de Sartre et de Beauvoir dans le regain d’intérêt pour le genre autobiographique, il affirme, à l’inverse, son choix du roman : « Chez moi […] l’emporte le vent de l’imagination sur celui du strip-tease, la volonté́ de roman sur le goût de se raconter ». Puis avec la publication d’une nouvelle, « Le Mentir-vrai », publiée initialement dans les Œuvres romanesques croisées, tome IV (achevé d’imprimé le 30 novembre 1964), qui est à la fois un traité d’art romanesque et une évocation, oblique, des secrets de son enfance. Les derniers romans d’Aragon, La Mise à mort (1965), Blanche ou l’oubli (1967) et Théâtre/Roman (1974), enfin, portent en leur cœur le trouble et le vacillement de l’identité, réalisant une mise en application littéraire de ce concept. Ces romans hypostasient en effet différentes incarnations du moi (personnages, narrateurs, auteur), parfois interchangeables, et transposent des épisodes biographiques attestés : ainsi, dans La Mise à mort, le malaise du narrateur dans sa baignoire à Vienne, en 1952, et son amnésie. Mais ils refusent le récit continu, fréquent dans les écrits de soi, développent jusqu’au vertige (du lecteur) la fragmentation, par le biais d’insertion d’intermèdes, de parenthèses, de digressions et par l’usage d’une métatextualité généralisée. Ces constructions baroques développent à l’envi des métaphores récurrentes qui en complexifient l’appréhension : le masque, le double, le miroir, le décousu, les cartes qu’on bat, ou l’impossibilité d’achever (pour ne citer qu’elles). Aragon porte à son point d’incandescence l’autofiction, avant même que le terme ne s’invente et ne se diffuse.
Le « mensonge », soit la fiction, l’inventé, découle, à la fois dans « Le Mentir-vrai » et dans la vie d’Aragon, d’un secret de famille, d’un roman familial destiné à cacher une vérité socialement inacceptable. À la même époque, la préface (1964) aux Cloches de Bâle (1934) précise cette nécessité de la fiction : « Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain. […] Ce qui est menti dans le roman sert de substratum à la vérité. » L’indicible, le secret, couvriront aussi l’expérience de l’engagement communiste et l’aveuglement envers la réalité du régime soviétique : si Aragon a formulé la honte qu’il éprouve en relisant en 1975 certains de ses vers au point de regretter de ne pas avoir « coupé la main » qui les avait écrits (« Faut-il en dire d’avantage », L’OP2, tome 3, p. 593) et s’il affirme avoir « payé très cher le vertige soviétique » (« Une préface morcelée 6 – 1932 », L’OP2, tome 2, p. 647), il s’est toujours refusé à parler contre son parti, auquel il adhéra jusqu’à sa mort.
S’il faut n’attendre ni aveux ni confidences de la part de cet auteur, de multiples fragments de son autobiographie nichent dans des genres a priori non destinés à les saisir : ses romans, et cela dès Les Cloches de Bâle (1934), où l’auteur intervient inopinément pour évoquer le souvenir traumatisant d’un jeune soldat allemand victime d’une attaque au gaz – dans le roman seuil qu’est La Semaine sainte en 1958, le procédé s’accuse, puis devient proliférant dans les derniers romans – ; ses articles de critique littéraire, notamment dans Les Lettres françaises, articles partiellement réunis dans divers volumes comme Littératures soviétiques (1955), et qui seront notamment le lieu du retour sur le passé surréaliste (« Lautréamont et nous », « L’homme coupé en deux », publiés respectivement dans Les Lettres françaises en le 8 juin 1967 et les 9-15 mai 1968) ; ses préfaces aux Œuvres romanesques croisées (quarante-deux volumes parus entre 1964 et 1974 chez Laffont) rédigées en alternance avec les préfaces d’Elsa Triolet ; son Œuvre poétique (titre à entendre au masculin singulier) paru entre 1974 et 1981 au Livre Club Diderot, autre monument, cette fois-ci en quinze tomes, et qui regorge de prises de parole personnelles.
Dans de multiples méta-commentaires, Aragon, qui n’a cessé d’affirmer qu’on ne peut « comprendre quoi que ce soit de [lui], si l’on omet de dater [ses] pensées ou [ses] écrits » (« Postface au Monde réel », 1967, OR, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, p. 624) se fait le relecteur et l’éditeur de ses œuvres. Car le récit de sa vie se confond avec celui des circonstances de ses écrits, autant qu’avec « le grand vent de l’Histoire » (« De la prose et des vers », L’OP2, tome III, p. 341).
Dans ses préfaces aux Œuvres romanesques croisées, contrairement à Elsa Triolet qui s’y engage dans une forme d’autobiographie, Aragon précise qu’il ne « raconter[a] pas sa vie » : « Ce qui est ici mon objet, ce sont mes livres, l’écriture » (« Avant-lire au Libertinage », 1964, OR, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 253). Selon la formule de Mireille Hilsum, il se lance plutôt dans un « roman de la création » qui passe par un « travail de dé-biographisation et de dépolitisation ».
Dans un labyrinthe de commentaires et d’annotations péritextuelles, L’Œuvre poétique insiste davantage, en revanche, sur sa traversée historique et politique du siècle, en éclairant son engagement antifasciste, ou en faveur des Républicains espagnols, son entrée dans le monde journalistique, les étapes de son adhésion au PCF, son parcours de militant, ou en revenant sur ses séjours en URSS et le stalinisme. Aragon y deviendrait-il alors « un mémorialiste sans mémoires ? » (Josette Pintueles, 2019, p. 598). L’écrivain récuse le terme, tout autant que celui d’autobiographie : « Parce que tous les mémoires ne sont que déguisements de ce qui fut. Ils ne livrent que ce que l’homme se permet savoir de lui-même. » (Théâtre/Roman, OR, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, p. 1111. Les italiques sont de l’auteur).
Ainsi Aragon, qui a également inventé la notion de « contrebande poétique », vise à subvertir le récit de soi et le discours de vérité qu’il présuppose, tout d’abord en l’incluant, obliquement – et souvent allusivement – dans sa poésie ; ensuite en revendiquant la « précellence du mensonge romanesque (le vrai) sur la “sincérité” des confessions » (« Les Clefs », 1964) ; enfin en faisant éclater l’écriture de soi dans un art du « comment-taire », et de la prolifération péritextuelle.
Bibliographie
Primaire
Aragon, L’Œuvre poétique [OP2], Messidor, 1898-1990, 7 tomes [éd. originale OP1 : Livre-Club Diderot, 1974-1981, 15 tomes].
Aragon, Œuvres romanesques complètes [OR], 5 tomes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997-2012.
Aragon, Œuvres poétiques complètes, 2 tomes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.
Critique
Dictionnaire Aragon, sous la direction de Nathalie Piégay et Josette Pintueles avec la collaboration de Fernand Salzman, Paris, Champion, 2019. Voir en particulier les notices suivantes : L’Œuvre poétique (Josette Pintueles) ; Mémoires (Josette Pintueles) ; Œuvres romanesques croisées (Mireille Hilsum) ; PCF (Bernard Vasseur) ; « Les Clefs » (Emmanuelle Cordenod-Roiron) ; Conte (Patricia Principalli)
Corinne Grenouillet, « Aragon, historien de la littérature : Les Lettres françaises, 1953-1972 », Lire Aragon, sous la direction de Mireille Hilsum, Carine Trevisan, Maryse Vassevière, Champion, 2000, p. 331-349.
Johanne Le Ray, « Aragon, roman : le cycle métaromanesque comme laboratoire de l’identité », Études littéraires, 45/1, 2014, p. 77-89, https://doi.org/10.7202/1025941ar
Johanne Le Ray, Aragon poète : écrire pour croire. Du Crève-cœur au Fou d’Elsa (1939-1963), Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Recherches croisées Aragon-Elsa Triolet », 2024 (à paraître).
Nathalie Limat-Letellier, Le Vertige de la fiction dans les derniers romans d’Aragon : vers une théorie de l’écriture, thèse de doctorat en littérature française, Université́ de Paris VII, 1990, en ligne sur le site de l’ERITA (Équipe de recherche interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon) : http://www.louisaragon-elsatriolet.org/ebooks/limat-letellier/index.html
Josette Pintueles, Aragon et son Œuvre poétique. L’œuvre au défi, Paris, Classiques Garnier, 2014.
Patricia Richard-Principalli, La Semaine sainte d’Aragon. Un roman du passage, Paris, L’Harmattan, 2000.
Roselyne Waller, Aragon et le père, romans, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001.
- 1. Aragon, « Une année de romans (1922-1923) », dans Projet d’histoire littéraire contemporaine, Paris, Gallimard (Digraphe) / Mercure de France, 1994, p. 145-146. L’auteur souligne.
- 2. Aragon, « Ô Byron, toi qui… », La Défense de l’infini [1923], éd. L. Follet, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, p. 168.
- 3. Olivier Barbarant, « L’opéra de la personne : le sujet, la voix et l’histoire dans l’œuvre poétique d’Aragon, de Les Yeux et la mémoire (1954) à Les Poètes (1960) », thèse de doctorat sous la direction de Marie-Claire Dumas, Paris 7, 1994.
Grenouillet Corinne, « Aragon, Louis », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. , en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/aragon-louis, page consultée le 22/12/2024.