Récits de science, récits de soi. Étude comparée de cinq autobiographies de mathématiciens du xxe siècle à nos jours (Frenkel, Grothendieck, Halmos, Roubaud, Schwartz)
Résumé
Cette thèse examine, dans une perspective littéraire comparatiste, les représentations non-fictionnelles du travail mathématique à partir d’un corpus de cinq autobiographies de mathématiciens publiées entre les années 1980 et nos jours : Edward Frenkel, Love & Math. The Heart of Hidden Reality (Basic Books, 2013) ; Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles. Réflexions et témoignages sur le passé d’un mathématicien (Gallimard, 2022) ; Paul Richard Halmos, I Want to be a Mathematician: An Automathography (Springer, 1985) ; Jacques Roubaud, Mathématique (Seuil, 1997), Impératif catégorique (Seuil, 2008) ; Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle (Odile Jacob, 1997). Nous faisons l’hypothèse que ces textes développent un discours « de l’intérieur », mettant en forme une expérience vécue mais invisible : là où les textes scientifiques (articles, théorèmes) cachent les traits de construction des découvertes, le récit de vie est susceptible de replacer théorèmes et concepts dans un parcours et des processus de recherche articulés au vécu individuel et aux structures collectives. De ce fait, l’autobiographie, destinée à un public plus large que la seule communauté mathématique, pense et met en œuvre la transmission à ce public de ce que sont le travail et la pensée mathématiques. La première partie de la thèse s’attache à la description des parcours et des postures dans leur contexte intellectuel et disciplinaire, au fil de deux chapitres qui examinent tour à tour la question du « devenir mathématicien » et celle de l’« être mathématicien ». Nous croisons les enjeux d’identité individuelle, de présentation de soi, d’incarnation de l’abstraction et d’inscription dans une communauté professionnelle et intellectuelle marquée par des imaginaires et des normes. Dans la deuxième partie, consacrée aux écritures de la recherche, nous décrivons les aspects les plus caractéristiques des récits de moments de recherche et de découverte mathématiques. Il s’agit de déterminer des invariants discursifs et des spécificités de l’imaginaire en acte dans la manière qu’ont les mathématiciens de présenter leur vision et leur expérience de ce fonctionnement : rapports infléchis au topos de l’eurêka, mise en scène de l’erreur et de l’ignorance. Le chapitre 4 est plus spécifiquement consacré aux imaginaires spatiaux utilisés pour exprimer la recherche. Les deux chapitres de la troisième partie constituent une étude des modalités de présence de la langue mathématique, dont les formules et équations, dans les récits de vie. En nous fondant sur le concept d’hétérolinguisme tel que théorisé par Myriam Suchet, nous interrogeons les enjeux et effets poétiques de l’altérité linguistique et de la présence de passages illisibles et/ou incompréhensibles dans des textes supposés apporter une forme de connaissance (sur une vie, sur un « moi » et/ou sur les mathématiques). La quatrième partie s’attache, enfin, aux fonctions de ces textes par rapport à la notion de communauté. Un premier chapitre porte sur les rapports que les mathématiciens entretiennent, dans et par leur récit, avec la mémoire de leur discipline et avec les structures institutionnelles et communautaires, notamment par des effets d’intertextualité et d'échos entre les textes. Nous élargissons ensuite la réflexion aux différents types de lecteurs pensés par et recevant ces textes, afin de souligner les stratégies et gestes de vulgarisation qu’incarnent les autobiographies. Notre thèse contribue ainsi à renouveler les analyses des rapports entre mathématiques et littérature en mettant en évidence des formes particulières de littérarité. Elle contribue à repenser le récit de soi dans les sciences à partir des spécificités des pratiques mathématiques et des imaginaires attachés aux mathématiques et aux mathématiciens. Nos conclusions paraissent pouvoir s’appliquer à la bibliographie plus vaste d’écrits de soi de mathématiciens que nous avons réunie au cours de notre recherche.
Abstract
This thesis examines, from a comparative literary perspective, non-fictional representations of mathematical work, using a corpus of five autobiographies written by mathematicians published between the 1980s and the present: Edward Frenkel, Love & Math. The Heart of Hidden Reality (Basic Books, 2013); Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles. Réflexions et témoignages sur le passé d’un mathématicien (Gallimard, 2022); Paul Richard Halmos, I Want to be a Mathematician: An Automathography (Springer, 1985); Jacques Roubaud, Mathématique (Seuil, 1997), Impératif catégorique (Seuil, 2008); Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle (Odile Jacob, 1997). This thesis argues that these texts develop a discourse “from the inside”, narrating lived experiences that would have stayed invisible otherwise. Whereas scientific texts (articles, theorems) hide the blueprints of their discoveries, self-narratives can show how theorems and concepts are embedded in the individual experience and collective structures. As a result, autobiography, intended for a wider public than the sole mathematical community, seeks to reflect upon mathematical work and thought to pass them on to this broader audience. The first part of the thesis, divided into two chapters - “Becoming a Mathematician” and “Being a Mathematician” - discusses the trajectory and posture of the mathematicians within their intellectual and disciplinary contexts. I untangle several issues: individual identity, self-presentation, embodiment of abstraction, and being part of a professional and intellectual community marked by imaginaries and norms. In the second part, devoted to the writing process of scholarly work, I define the central characteristics of mathematical research and discovery moments. I highlight discursive invariants and specific features of the imaginary affecting the way mathematicians present their vision and experience, for example by subverting the “eureka” topos and admitting error and ignorance. Chapter 4 is more specifically dedicated to the imaginaries of spaces used to express the research processes. In the third part, I study the presence of mathematical language, including formulas and equations, in life stories. Drawing from the concept of heterolingualism as theorized by Myriam Suchet, I question the stakes and poetic effects of linguistic alterity and the presence of illegible and/or incomprehensible passages in texts that are supposed to offer a form of knowledge (on a life, on a “self” and/or on mathematics). Finally, the fourth part focuses on the multiple functions of these texts with the notion of community. Chapter 7 deals with the relationships that, in and by their narratives, mathematicians maintain with the memory of their field and the institutions and structures of their community, primarily through intertextuality and echoes between texts. I then extend my reflection to the different types of readers as conceived by and receiving these texts to underline the strategies and gestures of science education that autobiographies embody. My thesis thus contributes to renewing the analyses of the relationship between mathematics and literature by highlighting particular forms of literarity. It also contributes to rethinking self-narrative in sciences by underlining the specificities of mathematical practices and the imaginary attached to mathematics and mathematicians. My conclusions, based on a corpus of five texts, appear to be relevant to the larger bibliography of mathematicians’ self-writings that I have gathered during this research.
Jury
Chassay Jean-François, Dahan-Gaida Laurence, Jeannelle Jean-Louis, Krzywkowski Isabelle, Weber Anne-Gaëlle
Lien
https://www.theses.fr/2022GRALL012