« Le mondial, la poétique et le marché des langues »
Handbook of Autobiography/Autofiction : le titre de cette impressionnante somme (l’une des plus ambitieuses assurément depuis l’entreprise menée par Georg Misch en son temps), rédigée par près de 70 contributeurs, en grande majorité de nationalité allemande et publiée par une grande maison d’édition allemande[1], condense quelques-unes des questions qui m’occuperont dans ce compte rendu :
1) le recours à l’anglais,
2) le choix du terme « autobiography » (pourtant majoritairement délaissé par les collègues britanniques au profit de « life writing »),
3) enfin l’usage de la barre oblique pour articuler – mais de quelle manière : s’agit-il d’une alternative, d’une équivalence, d’une juxtaposition ? – « autobiography » et « autofiction », le premier aussi établi et reconnu (mais pour certains dépassé) que le second est discuté – les travaux qui lui ont été consacrés en France et depuis peu à l’étranger se sont multipliés, sans répondre entièrement à la critique qui plane depuis son invention par Serge Doubrovsky : un hapax générique créé ad hoc peut-il être étendu au-delà de l’œuvre dont il est issu, autrement dit étendu à des textes antérieurs aux années 1970, et plus encore à d’autres aires linguistiques ?
En la matière, aucun terme n’est neutre. Mais la multiplication des travaux encyclopédiques – le mouvement avait été initié dès 2001 par Life Writing: Autobiographical and Biographical Forms sous la direction de Margaretta Jolly (Fitzroy Dearborn Publischers, 2 vol.) –, rend plus important que jamais de coordonner les recherches menées en Europe et dans le monde, et pour cela de poser clairement la question des usages terminologiques dans les différentes langues.
Tel est bien l’enjeu que soulève ce manuel en trois volumes dirigé par Martina Wagner-Egelhaaf, professeure à l’université de Münster et autrice d’un essai intitulé Autobiographie (Stuttgart, Metzler, 2005) ainsi que d’un collectif sur l’autofiction, Auto(r)fiktion. Literarische Verfahren der Selbstkonstitution (Bielefeld, Aisthesis, 2013). S’y trouvent réunie toute une génération de spécialistes de langue allemande, dont les usages terminologiques ont été homogénéisés par souci de cohérence, et dont les références théoriques empruntent largement au domaine anglo-saxon, mais dont les intérêts et les lectures s’ouvrent au monde dans sa globalité, puisque la tradition européenne s’y voit mise en balance avec les traditions du monde arabe, de l’Afrique, de l’Asie, des Amériques, ainsi que de l’Australie.
Il serait illusoire d’envisager un compte rendu couvrant les trois volumes : trop vaste pour être présenté correctement d’un seul tenant, un tel projet nécessite des regards croisés, qui puissent en révéler toute la richesse. Je m’attacherai ici surtout, mais pas exclusivement, au premier volume, Theory and Concepts, en raison de son caractère stratégique. Par sa dimension métacritique, celui-ci condense toute une série d’enjeux théoriques fondamentaux, et constitue un préalable aux deux volumes suivants : le deuxième, immense parcours historique découpé en six aires géographiques et culturelles (l’Europe, le monde arabe, l’Afrique, etc.), et le troisième, extraordinaire bibliothèque de textes qualifiés d’exemplaires (sur un plan quantitatif aussi bien que qualitatif), classés selon un ordre chronologique, de l’Antiquité à nos jours, et couvrant le monde entier comme les formes les plus diverses.
J’insisterai tout d’abord sur l’extraordinaire effet de décentrement que suscite l’attention portée par Martina Wagner-Egelhaaf et ses collaborateurs au global – c’est désormais à l’échelle du monde que s’écrit l’histoire des récits de soi –, puis sur les ouvertures ménagées au-delà des autobiographies canoniques longtemps privilégiées, en France notamment : ouverture au-delà du texte et ouverture au-delà du régime factuel. Néanmoins, ce mouvement d’élargissement, conforme au tournant pris par les études littéraires anglo-saxonnes sous l’influence des sciences sociales, des politiques identitaires, ou encore de l’attention aux pratiques ordinaires, a, me semble-t-il, pour conséquence de minorer les préoccupations d’ordre poétique, autrement dit le traitement appliqué aux noms de genre. J’aimerais pour finir montrer que c’est bien sur le plan de la ou plutôt des langue(s) – puisque n’existe, à proprement parler, aucune langue globale, qu’elle soit première, des anges, logique ou « mondiale », mais seulement des langues qui coexistent, circulent et se concurrencent –, que se joue l’essentiel : d’un côté la nécessaire ouverture sur le monde ; de l’autre la prise en compte des variations terminologiques d’une langue à l’autre. Comment satisfaire toutefois à la première exigence sans sacrifier la seconde ?
Perspective encyclopédique et marché mondial
Handbook of Autobiography/Autofiction se distingue par son caractère très organisé, voire systématique, facilité certainement par la proximité institutionnelle d’une grande partie des contributeurs, de nationalité allemande ou proches du monde germanique. Les trois volumes permettent de traiter de l’écriture de soi (jointe à ses prolongement audio-visuels) selon trois angles : conceptuel, historique et monographique. Dans chaque volume, la question est traitée en son entier, mais selon l’une des trois grandes manières de considérer le phénomène autobiographique (factuel ou fictionnel) :
- 1) comme ensemble complexe de catégories et de formes génériques qu’il s’agit d’analyser ;
- 2) comme processus s’étant déployé à des rythmes et selon des modalités socioculturelles particulières sur les différents continents, dessinant ainsi des traditions spécifiques, de ce fait des conceptions du sujet et de ses rapports à autrui ou à la sphère sociale variées ;
- 3) des textes dotés d’une valeur d’exemplarité, non au sens où ils auraient servi de modèles (beaucoup d’entre eux l’ont fait, bien entendu) comme s’il s’agissait de dresser un canon international, mais au sens où par la diffusion qu’ils ont connue, par la puissance des enjeux (existentiels, stylistiques ou autres) qu’ils soulèvent ou par leur caractère novateur, ces textes forment autant de jalons d’une histoire plurielle, translinguistique et dont les orientations restent imprévisibles, l’accent étant donc placé sur la confrontation entre classiques et textes méconnus voire inconnus dans le cas de langue très peu accessibles sur le marché de la recherche universitaire européen.
Les soixante-dix contributeurs réunis par Martina Wagner-Egelhaaf ont pris en charge près de 150 chapitres répartis sur les trois volumes. En dépit du très net effort d’harmonisation observable dans l’ensemble des trois volumes – en témoigne notamment le retour de références identiques des domaines germanique et anglo-saxon sous forme de bibliographies situées à la fin de chacun des chapitres[2] –, Martina Wagner-Egelhaaf insiste sur l’effort réalisé pour éviter une trop grande uniformisation du discours en notant que chaque contributeur était libre de développer une réflexion personnelle sur son objet (t. I, p. xvii).
Deux points ne manqueront pas de frapper les chercheurs français ou francophones. Tout d’abord l’abandon de ce que Martina Wagner-Egelhaaf nomme « a single timeline » : il y a là une rupture majeure avec le désir, partagé par les disciples (proches ou lointains) de Dilthey, de faire apparaître les conditions sociales et culturelles de l’individualisme, envisagé dans une perspective quasi-téléologique, comme l’un des principaux acquis de la modernité. Les contextes anthropologiques, les rythmes historiques, l’accès à une diffusion hors frontières nationales s’avèrent trop différents pour qu’il soit possible d’envisager une histoire parfaitement unifiée, reposant sur un synchronisme illusoire. Ensuite, l’extraordinaire variété des œuvres considérées, particulièrement fascinante en ce qui concerne le troisième volume où les titres, indiqués dans les langues d’origine (puis traduits en anglais entre crochets) donnent matériellement corps à cette pluralité. En sorte que l’impression d’arbitraire que l’on peut éprouver face à la sélection opérée dans le domaine francophone dans le troisième volume – à la suite des indiscutables Essais de Montaigne et Confessions de Rousseau : La Règle du jeu de Leiris, La Statue de sel d’Albert Memmi, Roland Barthes par Roland Barthes par lui-même, et Le Livre brisé de Doubrovsky, choix qui traduit un très net penchant en faveur d’une conception formaliste ou transgressive de l’écriture de soi – se voit compensée par une extraordinaire ouverture aux œuvres venues d’Asie, des pays arabes, d’Inde, de Russie, de Suède, d’Australie, ou d’ailleurs, plus largement à la production féminine (The Turkish Embassy Letters de Lady Mary Wortley Montagu) et de minorités opprimées (Incidents in the Life of a Slave Girl, Written by Heself de Harriett Jacobs), ainsi qu’à d’autres médiums comme la musique (« Suite lyrique » d’Alban Berg), la bande dessinée (Fun Home: A Family Tragicomic d’Alison Bechdel) ou la danse (Produit de circonstances de Xavier Le Roy).
J’en reviens néanmoins plus précisément au premier volume, d’ordre théorique et placé sous le signe d’une tripartition entre : – approches théoriques, – catégories, – formes et genres autobiographiques. Efficace au premier abord, cette tripartition ne manque pas de susciter certains flottements. Elle accorde nettement la priorité aux outils méthodologiques empruntés pour certains aux études littéraires (l’analyse du discours, l’herméneutique, la narratologie, la rhétorique…), mais venus pour l’essentiel des sciences sociales (l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, la philosophie, la psychologie, la théologie, les sciences politiques …), avec une ouverture sur les neurosciences. L’objet considéré, de nature hybride (Autobiography/Autofiction), ne se trouve délimité et défini qu’ensuite, à l’aide des catégories qu’il appelle par contagion (l’identité, la subjectivité, le soi, le genre, l’apologie, faits ou fiction, la vie, les minorités, le temps et l’espace…), ou des formes et noms de genres qu’il est d’usage de ranger sous le terme englobant d’autobiographie (confession, roman autobiographique, curriculum vitae, journal, épitaphe, correspondance, Mémoires, témoignage…) – cela non sans paradoxe puisque le terme d’autobiographie constitue inévitablement à son tour l’un de ces noms de genre dont il intègre la liste. Paradoxe qu’Helga Schwalm, chargée de donner une définition d’autobiographie, résout en notant le double sens, restreint d’un côté, étendu à tous les modes et genres de narration de soi de l’autre – reste que le sens restreint (« a non fictionnal, retrospective narration that seeks to reconstruct and individual’s life course in termes of a formation of one’s unique personal self within a given historical, social and culture framework » ou « a narrative account of a person’s life or a substantial part of it, written by him/herself », t. I, p. 503) s’avère lui-même d’emblée extrêmement large. L’effort pour régler la superposition entre deux manières de définir « autobiographie », l’un étroitement générique, l’autre comme un hyperonyme équivalent à « life writing » en anglais note Helga Schwalm, ne permet pas de saisir les raisons de cette double appréhension, peu cohérente et qui tient, semble-t-il, avant tout à la confusion entre un usage nominal et un usage adjectival du terme : dire d’une œuvre qu’elle est autobiographique revient à dire qu’elle est écrite, ou créée par un individu qui y traite de lui-même ou de sa vie. De ce point de vue, le choix consistant à accorder la priorité aux méthodes d’analyse sur la définition et l’analyse des genres ne peut qu’étonner les Français : elle conduit à faire passer ce qu’on nomme « théorie » dans le champ anglo-saxon avant la poétique, là où, en France (j’y reviendrai), la poétique constitue le préalable d’une approche authentiquement théorique.
Fort de l’assurance que lui procurait l’assise des « sciences de l’esprit » défendues par Wilhelm Dilthey, au sein desquelles toutes les manifestations écrites d’un sujet individuels s’intégraient à un processus continu[3], Georg Misch put autrefois s’atteler seul à une recherche érudite dont, très jeune, il avait posé les bases en répondant au tout début du xxe siècle à un concours de l’Académie de Berlin sur l’« histoire de l’autobiographie au sens le plus strict du mot (à l’exception de tous les mémoires) ». Un tel travail mené en solitaire n’est plus envisageable pour ses successeurs, soumis à la vertigineuse extension des théories, des corpus et des concepts. Les chercheurs de langue anglaise se sont, pour leur part, attachés à élargir le champ de leur expertise, en faisant de l’intégration de corpus jusqu’alors inconnus ou minorisés un critère essentiel de leur démarche, ainsi que le montrent par exemple les travaux menés par Sidonie Smith et Julia Watson dont il est ici souvent question.
Il est intéressant de noter que Martina Wagner-Egelhaaf attribue dans sa préface l’initiative du projet d’un « handbook on autobiography » à l’une des responsables éditoriales de De Gruyter, Manuela Gerlof[4], avec pour diagnostic qu’un manuel de plus n’aurait pas d’intérêt sur le marché allemand, mais qu’il serait intéressant de publier « the handbook in English and place it on the international book market » (p. xv). Le marché international équivaut, on le voit, au marché diffusé en langue anglaise, et ce choix stratégique semble s’être imposé afin de pouvoir saisir l’autobiographie et ses dérivés « in a global and hence transcultural perspective », véritable défi qui anime et sous-tend l’ensemble du projet.
Force est d’admettre que l’entreprise menée par Martina Wagner-Egelhaaf répond bien mieux à l’ambition de diversification et de totalisation souvent invoquée dans les travaux d’ensemble entrepris depuis une vingtaine d’années, mais jamais de manière tout à fait convaincante. La création en Chine depuis 1999 d’un association internationale consacrée aux études sur l’auto/biographie, dont les travaux sont en anglais, a fixé des standards universitaires fort contestables : les programmes de colloque initiés par IABA donnent souvent l’impression d’un pot-pourri que masque l’emploi de notions ou de formules étonnamment vagues. Face au risque de dilution et de dévalorisation institutionnelle des travaux menés à l’international, un manuel tel que ce Handbook of Autobiography/Autofiction offre une garantie, sans parvenir néanmoins à écarter totalement le risque d’uniformisation.
Une critique de l’européocentrisme
L’ouvrage repose en priorité sur une remise en cause très nette du prisme européocentré de la réflexion sur les écrits de soi. Certes, la critique n’est pas nouvelle ; elle est formulée depuis longtemps en particulier du côté des études postcoloniales, très engagées dans la critique du canon européen. Reste que l’approche postcoloniale relève des théories militantes et que jusqu’ici, aucune entreprise d’envergure n’avait tenté de se situer à une échelle réellement mondiale – si ce n’est en ce qui concerne les femmes notamment dans l’encyclopédie dirigée par Margaretta Jolly.
« The notion of autobiography », note d’emblée Martina Wagner-Egelhaaf, « that a European literary scholar might develop is formed, at best, by what she considers “the European tradition”. » (p. xvi). Du filtre imposé par notre formation scolaire et universitaire à la déduction selon laquelle l’autobiographie constitue une tradition spécifiquement européenne, il n’y a qu’un pas, selon un cercle herméneutique pervers nous conduisant à ne prêter attention qu’à ce qui correspond à nos catégories et réciproquement à voir dans les textes parcourus la confirmation des cadres conceptuels nous servant de repères. Martina Wagner-Egelhaaf et son équipe ne visent toutefois aucunement à proposer un contre-canon. Soulignant avec justesse qu’il est impossible d’envisager le monde d’une manière parfaitement neutre, la préfacière de ce premier volume précise accepter, ainsi que devrait le faire tout·e cheurcheur·se, le caractère inévitablement européocentré de son point de vue, cela afin d’en développer une conscience critique, voire un outil heuristique (heuristic tool). Aussi les aires géographiques et linguistiques jusqu’ici délaissées sont-elles prises en charge par des spécialistes de ces régions, et traitées en particulier dans le deuxième volume voué à l’histoire continent par continent, dans un grand souci d’équilibre. Non qu’il y ait là autant d’îlots : Martina Wagner-Egelhaaf insiste sur l’existence, depuis très longtemps, d’un réseau complexe et à plusieurs couches de formes ou de références circulant d’une tradition à l’autre.
Il est vrai que les écrits de soi dans leur diversité (journaux, Mémoires, récits ordinaires) ont joué un rôle décisif dans l’élaboration de ces « communautés imaginaires » que sont les nations, en Occident en particulier. « The self, like the nation, is an unfinished project », note très justement Lydia Wevers dans l’entrée « Autobiography and the Nation ». En effet les deux entités se constituent réciproquement par couches de souvenirs superposées : les sujets individuels peuvent remettre en question des récits dominants au sein d’une communauté (notamment en dévoilant les partages genrés de nature à étouffer la voix des femmes ou en exposant des expériences bi- voire multinationales) ; la nation quant à elle intègre peu à peu au tissu dont elle se compose en tant que collectivité le fil d’autres récits de vie, souvent au prix d’une tension entre voix « autorisées » et identités « d’en bas » – « Autobiographical texts do the cultural work of laying out the set of relations that each new generation inherits and transform[5] » (cité t. I, p. 229). Sur ce point, la notion de généalogie, exposée par Angelika Malinar, joue un rôle décisif dans la justification de statuts ou de privilèges sociaux, en régime aristocratique aussi bien qu’en régime démocratique, bien que de manière moins ostentatoire : dans Genea-Logik, Sigrid Weigel a parlé de « privatisation de la généalogie[6] » appliquée à la reconstitution du cercle familial ou à la quête des origines plus qu’au déroulement d’un lignage transmis d’ascendants à enfants (et avant tout entre hommes). Reste qu’un tel enjeu s’avère plus stratégique dans des sociétés où persistent de fortes discriminations liées au statut. Ainsi Nirad Chaudhuri s’est-il attaché dans Autobiography of an Unknown Indian (1951) à décrire les revendications généalogiques en cours dans sa communauté, variables d’une région à l’autre ou d’une branche de la famille à l’autre, au point que le jeu de transmission la plupart du temps fantasmé comme aussi solide et net que les branches d’un arbre cachait en réalité d’innombrables confusions sur les liens familiaux réels – l’effet de brouillage s’accentuant en ce qui concerne les femmes, telle Rashundari Devi, la première Indienne semble-t-il à livrer son autobiographie dans les années 1870 (Amar Jiban, soit Ma vie), qui ignorait presque tout de ses origines ou de son enfance et n’était pas certaine de son nom réel.
On pourrait dès lors s’attendre à ce que cette entreprise de recontextualisation s’étende à l’ensemble des catégories de la sphère autobiographique – précisément celles étudiées dans la deuxième partie du premier volume. En ce qui concerne les notions les plus centrales, « Individuality », « Self », « Personality », « Sincerity », « Subjectivity »…, on constate néanmoins que les analyses s’en tiennent pour l’essentiel aux débats ayant agité la philosophie occidentale depuis le cogito cartésien. Dans « The (Term) “I” », Michael Quante et Annette Dufner convoquent Hume, Locke, Kant ou leurs successeurs dans le domaine de la philosophie du langage pour s’interroger sur la manière dont réfère le pronom « Je » (désigne-t-il « a sepearately existing psychological substance rather than merely a semantic referent » ?, t. I, p. 302), enjeux complexifiés par les discussions entre tenants du descriptivisme ou néo-descriptivisme frégéen et tenants de la référence directe, tel Saul Kripke. Les mêmes auteurs, en charge également de la notion d’identité, exposent la théorie de Locke touchant la mémoire, avant d’en venir aux expériences de pensée par lesquels Derek Parfit a pu suggérer que ce que nous nommons « identité » compte moins que les souvenirs, les croyances ou les projets d’une personne (voir Reasons and Persons, 1984). De telles remises en cause des critères d’identification conduisent à penser que les souvenirs personnels et les récits auto/biographiques « continuously are re-interpreted across time, and the threat of forgetting continues to endanger this aspect of the identity of the person even during the afterlife » (t. I, p. 308). À l’entrée « Life and Work », Gabriele Rippl convoque la critique biographique développée par Hippolyte Taine côté français, par Wilhelm Dilthey côté allemand (pour qui les textes traduisaient l’expérience vécue par leur auteur et qui défendait une interprétation emphatique de ces récits) : les débats autour de l’herméneutique, que l’on mette l’accent sur le rôle joué par l’inconscient de l’auteur, sur une lecture immanente des textes, sur le processus de réception, ou sur tout autre critère parmi ceux invoqués par le New Historicism, le matérialisme culturel ou la théorie postcoloniale…, se trouvent ainsi convoqués. De même la « Subjectivité », commentée par Dieter Thomä, est-elle envisagée en fonction de la triade auteur / protagoniste / personne[7], les rapports entre ces trois instances se réglant en fonction de trois autres catégories : sincérité (en ce qui concerne les rapports entre auteur et personne), authenticité (entre protagoniste et personne) et créativité (entre auteur et protagoniste), cela en lien avec les grands repères de la philosophie occidentale (Kierkegaard, Emerson, Lionel Trilling, Charles Taylor…). Dans les faits, la confrontation à l’altérité d’autres continents, d’autres cultures, relève donc avant tout des deuxième et troisième volumes, donc de perspectives historique et monographique. Mais qu’il s’agisse de méthodes d’analyse, des catégories ou des termes génériques employés, les références employées s’en tiennent assez étroitement aux traditions philosophiques et littéraires qui nous sont familières, tant il paraît difficile de pratiquer une véritable et radicale défamiliarisation de nos cadres de pensée.
Dans l’entrée « Autoethnography », Christian Moser livre néanmoins une piste extrêmement féconde en rappelant que ce terme a émergé sous la plume ou à travers les pratiques d’ethnographes (Bronislaw Malinowski, Michel Leiris, Lévi-Strauss) au cours des années 1970 pour désigner des formes d’anthropologie native (« anthropology at home »), puis s’est vu adopté à la fin des années 1980 et au début des années 1990 pour désigner un certain type de textes ou de discours anticoloniaux par lesquels le colonisé se réapproprie et subvertit les représentations subies. Or il existe une affinité évidente entre ethnographie et autobiographie : « Like the ethnographer, the autobiographer alternates between being an insider (living through experience) and being an outsider (interpreting live experience by placing it in the wider context of a life story, a culture, or a society) ; s/he, too, attains self-knowledge by defamiliarizing the familiar. » (t. I, p. 234). L’anthropologue Zora Neale Hurston s’est ainsi attachée à la communauté noire dans laquelle elle avait grandi dans Dust Tracks on a Road (1942) et bien des ethnographes ont développé un mode dialogique d’interaction avec leurs informateurs en interrogeant leur expérience personnelle, tel Vincent Crapanzano dans Tuhami : Portrait of a Moroccan (1980), attentif aux effets de reformulation (autrement dit de déformation) que les catégories ou les codes génériques dont il dispose induisent chez tout enquêteur à son insu. Reste néanmoins à savoir quelle part il convient de réserver à la méthode ethnographique : peut-on mettre sur le même plan des écrits d’indigène (My Place de l’Aborigène Sally Morgan), The Middle Passage de V.S. Naipaul, désigné par Christian Moser comme un « postcolonial memoir », et l’auto-ethnographie d’Afro-Américains ? Comment se négocie, à chaque fois, la tension entre culture dominante et culture dominée ? Ce ne sont plus seulement les catégories ou les formes génériques qu’il s’agit de questionner, mais également les conditions d’accès à l’écriture et à la publication, ainsi que nos propres grilles de lecture.
Autobiographie : identités et reconnaissance
Dans le cas de ce premier tome, l’ouverture au monde se traduit moins par un bouleversement des cadres théoriques employés, conformes aux disciplines en vogue dans le monde anglo-saxon, ou par l’importation de catégories empruntées à des cultures non occidentales, que par une réorganisation des études sur les écrits de soi en fonction d’une politique des identités.
Le principal vecteur de légitimation des études sur les écrits de soi touche, en effet, à l’identité ou plutôt aux identités sous l’influence du féminisme, du postcolonialisme, de la queer theory et plus généralement des approches militantes ayant pour socle la reconnaissance d’un groupe social, que celui-ci soit déterminé par les rapports de force à l’œuvre dans une société ou qu’il soit revendiqué par des sujets désireux de s’affirmer. Dans son introduction à ce premier volume, Martina Wagner-Egelhaaf met en question l’intérêt d’une approche limitée à la dimension générique et voit au contraire dans l’autobiographie et l’autofiction une preuve de ce qu’elle appelle « the relevance of the literary for human life » (t. I, p. 3). L’attachement porté aux expériences de vie et à la vie dans ce qu’elle a de concret (« Life is Back ! » est le mot d’ordre lancé par Arnaud Schmitt dans The Phenomenology of Autobiography[8]) se traduit par un éclatement des formes répertoriées, qu’il s’agit d’adapter aux spécificités sociales et identitaires de chacun. Dans leur travail de référence, Reading Autobiography. A Guide for Interpretating Life Narratives (2010), Sidonie Smith et Julia Watson ont distingué pas moins de soixante « genres of life narratives ». Une telle conception des écrits de soi n’est pas sans intérêt sur un plan disciplinaire : valoriser la part documentaire des écrits de soi constitue pour les spécialistes de ce champ un moyen de s’offrir comme un auxiliaire privilégié des sciences sociales et à justifier, par ce biais, la possibilité pour les écrits de soi de satisfaire au besoin de reconnaissance des identités en concurrence dans la sphère collective. Là où la rivalité entre approche documentaire et approche textuelle s’avère, en France, toujours assez tendue, la position adoptée par les contributeur.rices réuni.es par Smith et Watson se veut très nettement irénique. S’autorisant du collectif Autobiographie zwischen Text und Quelle dirigé Volker Depkat et Stephen Heath[9], Martina Wagner-Egelhaaf défend, à son tour, une approche pacifiée où les écrits de soi sont considérés comme des sources, et précise qu’historiens, sociologues ou autres représentants des sciences sociales n’ignorent pas pour autant « the medial qualities and cultural constructedness of autobiographical texts » (t. I, p. 5) au nom d’une capacité des œuvres à saisir le réel : « To look at how a text is made does not necessarily mean to deny to “truthfulness” and the historical value of what is reported. » (t. I, p. 5).
L’apaisement des tensions entre lectures internes et lectures externes semble partagé par tou·tes les contributeur·trices de ce Handbook, désireux·ses de se saisir des enjeux sociaux, politiques et identitaires qui traversent ce type de récits. Une catégorie joue ici un rôle central : il s’agit de « Minorities », qu’Angelika Schaser définit comme des groupes sociaux distincts sur les plans légal, culturel, ethnique, ou sexuel, dont l’existence est subordonnée à un autre groupe dominant (ou perçu comme tel), ce groupe dominant pouvant devenir une minorité au gré d’évolutions démographiques ou de nouvelles lois. Alors que le terme n’était mentionné au xixe siècle que sous le mot-clé : « Majorité » dans l’encyclopédie Brockhaus où il ne servait que d’antonyme, « Minorité » est devenu central depuis la fin des années 1990. Initialement liée à l’émergence des états-nations dans lesquels coexistaient des minorités revendiquant la reconnaissance de droits ethniques, religieux ou culturels, la prise de conscience des effets provoqués par les politiques d’assimilation ou à l’inverse de marginalisation voire d’extermination des minorités a fait de la défense des identités une priorité, où les écrits de soi apparaissent comme une arme décisive. Particulièrement représentatifs de cette approche sont les travaux de Sidonie Smith et Julia Watson, pour lesquelles bien des témoignages, récits de vie ou documents divers n’avaient, au départ, pas été pensés par leur auteur ou perçus par leurs premiers publics comme des autobiographies, mais le sont devenus sous l’effet des courants postmoderne, postcolonial ou féministe, autrement dit de toutes les théories ayant attaqué ce que les deux critiques nomment « the master narrative of the “sovereign self”[10] ». Ce que les corpus qui émergent depuis trois décennies ébranlent, jugent-elles, c’est le privilège indûment accordé à « the autonomous individual and the universalizing life story », restreint aux auteurs blancs, de sexe masculin et hautement cultivés[11]. Les travaux de Thomas Couser, auteur de plusieurs essais consacrés aux récits de handicap (« disabled lives »), illustrent l’importance désormais accordée au geste de réparation attendue et amorcée du seul fait du récit lui-même – où souvent la perspective éthique se négocie dès la rédaction sous forme d’une collaboration entre l’auteur au sens existentiel et son auxiliaire sur le plan formel et stylistique selon un partage d’auctorialité aux modalités multiples[12].
Un point témoigne du basculement survenu : au sein de la liste des catégories retenues, six pages sont accordées à « Ethics of Autobiography », commenté par Stephen Mansfield ; en revanche, le terme « Politique » brille par son absence, comme si les témoignages, journaux ou autres écrits de soi ignoraient la nécessité ou le désir pour un individu de rendre compte de son rapport au monde et à l’Histoire – une telle absence aurait été inimaginable avant les années 1990 et il n’est pas sûr que la dimension « éthique » (qui recouvre les questions de vérité, d’autorité, d’authenticité, ou de respect de la vie privé, etc.), rende compte à elle seule des mutations du monde contemporain. Il en résulte qu’un genre comme celui des Mémoires, perçu (à tort me semble-t-il) comme la chasse gardée des puissants (hommes politiques, militaires, personnalités culturelles), n’occupe quasiment aucune place au sein de ce premier volume, alors même que le terme occupe, en termes historiques, une rôles tout aussi important que l’autobiographie, et absolument centrale à l’époque classique – c’est que les Mémoires ne sont visibles et même lisibles qu’à condition de ne pas tenir à l’écart la politique.
Une telle mutation a néanmoins pour intérêt de favoriser une lecture des œuvres attentive à la place de l’individu au sein du ou des groupe(s) dont il participe, notamment lorsque se produit un transfert de classe sociale ou une situation d’exil, comme dans le cas des Arméniens écrivant dans un contexte de diaspora, pour lesquels le récit de vie revient moins à décrire qu’à construire ou reconstruire une identité faisant coexister différentes traditions culturelles. Christian Moser insiste à juste titre sur la manière dont le sujet se trouve défini par sa relation avec autrui dont il dépend en partie, y compris une collectivité (ethnie ou culture, nouvelle ou redécouverte à la faveur d’un retour), voire de plusieurs collectivités en cas de migration. La notion de « relational autobiography » conduit ainsi à déplacer la lecture des œuvres du sujet privé vers le ou les groupe(s) croisé(s).
Au-delà du texte
Un autre apport essentiel de ce volume tient au désir clairement affirmé de décloisonner les travaux sur les écrits de soi en prenant la difficulté à sa racine, autrement dit en s’affranchissant d’une conception étroitement texto-centrée.
On a longtemps dit du cinéma ou de la vidéo qu’ils menaçaient de rendre les pratiques littéraires quelque peu obsolètes. Ceci tuera cela : cette antienne s’est ensuite appliquée aux journaux personnels sur internet dans les années 1990. Avec le développement exponentiel du Web 2.0, puis des médias sociaux s’est, de nouveau, imposée l’idée de formes radicalement nouvelles d’auto-exposition. Il en résulte une étonnante pression sur les spécialistes des écrits de soi – le seul emploi de ce terme souligne d’ailleurs l’inadéquation de nos schémas hérités de la littérature –, sommés de rendre compte de cette entrée dans l’ère des identités digitales. Innokentij Kreknin évoque l’hypothèse d’un « posthuman pact », formulé par Laurie McNeil et John David Zuern[13], selon lesquel « digital life narratives are not retrospective, are rarely in prose and are often written not by a real person but by computers and algorithms » (t. I, p. 558). Étrangement, après avoir noté que le texte se voit submergé par la photographie, la vidéo, les hyperliens ou autres masses de données, Innokentij Kreknin s’accorde avec Smith et Watson pour parler de « life narrative » plutôt que d’autobiographie, quand bien même narrative reste tout aussi imparfait pour penser les modes contemporains d’auto-exposition. Quoi qu’il en soit, le chercheur repère six nouvelles formes dominantes :
– les sites personnels et les blogs ;
– les hébergements vidéo ou services de streaming (type YouTube) ;
– les réseaux sociaux professionnels, amicaux, amoureux ou sexuels (qui exigent de se créer un profil dont résulte une « multi-audience identity ») ;
– les salons de discussion ou sites de microblogage ;
– les sites d’auto-curation (où les profils souvent ne révèlent rien de personnel, mais où le simple assemblage de contenu relève d’un acte implicitement auto/biographique selon Laurie McNeil et John David Zuern) ;
– les jeux vidéo et les sites qui reposent sur la création d’un avatar.
Pour chacune de ces six formes, la principale mutation – ici s’explique l’usage du terme posthumanisme – tient à ce point : « Every person that is identifiable in any away within digital data flows has produced – albeit unwillingl – a small part of a digital life narrative that is stored in databases, processed by algorithms, sold by companies and viewed by secret services » (t. I, p. 563) – le plus fascinant étant qu’il n’est nullement besoin de créer une page Facebook, d’utiliser Twitter ou de s’adonner à World of Warcraft : chacun de nous multiplie spontanément les « profils biographiques » pour des raisons administratives ou professionnelles minimales.
Toutefois le développement de « digital life narratives », qui suscitent un véritable enthousiasme théorique dans les universités anglo-saxonnes, n’est que la face la plus visible d’un décloisonnement plus systématique. Pour en mesurer l’importance, il convient de mentionner les travaux de Paul John Eakin, souvent cité dans le Handbook, mais dont les ouvrages, non traduits, sont malheureusement peu lus en France. Soucieux de réconcilier approches textuelle et référentielle des œuvres à la première personne[14], Eakin a vu dans l’acte d’écriture autobiographique non pas l’expression d’une identité profonde, qui existerait telle la substance même du sujet, mais un véritable processus d’invention de soi-même, étroitement lié aux caractéristiques du médium emprunté[15]. L’existence humaine, aux yeux d’Eakin, existe moins en tant que narrée qu’en tant qu’expérience vécue, où le récit autobiographique informe la vie, sur un plan existentiel mais plus concrètement aussi sur un plan matériel, voire biologique, puisque le passé n’existe que pour des mémoires incarnées. Une notion comme celle d’« apologie », traitée par Karl Enenekel, permet de réévaluer un genre que l’on pourrait croire daté, mais dont il s’agit de mesurer la dimension pragmatique : dans le cadre des rivalités au sein du milieu humaniste depuis Pétrarque, l’apologie permettait de mettre en avant sa personnalité sous forme d’attaques (invectiva) ou de défenses de soi (apologia), d’un tiers ou d’un groupe social, représentatives d’une nouvelle culture polémique extrêmement féconde comme en témoignent les œuvres de Poggio Bracciolini, d’Erasme, de Guillaume Budé, de Joseph Juste Scaliger, et d’autres humanistes.
Une telle conception de l’acte autobiographique favorise dès lors l’extension extrême permise par l’emploi de « life writing », devenu l’un des hyperonymes les plus employés. Mita Banerjee rappelle que ce terme réunit tout type de documents ou de traces concernant les vies humaines, en particulier des vies minorées ou négligées par l’histoire officielle, ce qui suppose de neutraliser la distinction entre traces orales et traces écrites, et même de prendre en compte des formes non-verbales de signification. En ce qui concerne les productions écrites, il en résulte que l’intention n’est plus le critère déterminant : Elizabeth Cohen s’attache ainsi aux témoignages produits dans un cadre judiciaire, où l’existence d’une intention minimale, reconstituable, n’implique pas un récit que l’individu aurait considéré comme acte autobiographique[16]. C’est néanmoins du côté des traces non-verbales que les apports se révèlent les plus fructueux, comme dans le cas de cet esclave, Dave, potier de son état, qui inscrivit les éléments d’un récit de soi sous forme de dictons, poèmes ou autres signes qu’il gravait sur ses productions, malgré les lois anti-alphabétisation des esclaves de Caroline du Sud dans les années précédant la guerre civile[17]. Mita Banerjee cite également la recherche qu’Alice Walker a consacré aux jardins de sa mère illettrée[18] : « Unable to express herself in terms other than the shape she gave to her garden, Alice Walker’s mother nontheless became the “author” whom her daugther would then commit to memory on the written page. » (t. I, p. 337).
Le concept d’automédialité, avancé par Christian Moser dans un collectif dirigé en 2008 avec Jörg Dünne et dont il livre la substance dans l’entrée « Automediality » de ce volume, offre une alternative fructueuse au privilège excessif que des termes comme « life writting » en anglais ou « écrits de soi » en français accordent à l’expression écrite, cela afin de prendre en considération l’ensemble des médiums artistiques et technologiques qui visent à l’autoreprésentation – peinture, photographie, cinéma, vidéo, bande dessinée, médias numériques… À la suite d’Eakin est ainsi pris en compte le fait, théorisé par Foucault, que la subjectivité ne pré-existe pas aux pratiques, textuelles ou autres, lui donnant forme et consistance au quotidien, phénomène que Christian Moser estime d’autant plus urgent de penser que les infrastructures médiatiques et les pratiques d’auto-création sont de plus en plus puissamment imbriquées. Loin toutefois de se limiter à la période contemporaine, Moser livre une passionnante reconstitution de l’histoire des pratiques de soi depuis l’Antiquité où la conception du sujet se modèle sur les médiums qu’elle emprunte (voir t. I, p. 250-257). Un tel concept permet de ne plus s’en tenir à l’autobiographie en tant que genre littéraire, lié à un médium particulier, mais d’ouvrir l’enquête à toutes les pratiques culturelles de subjectivation qui, en fonction des circonstances historiques, empruntent des voies et des techniques diverses et se combinent de manière complexe. Si la proposition théorique de Christian Moser paraît stimulante, celle-ci le conduit étrangement à céder à une forme de panfictionnalisme dans la conclusion de l’entrée « Automediality » : « The Study of non-linguistic forms of automediality leads to an awareness of the fact that the object of self-representation is always a fictional construct – an “other” self, a persona – and that every self-representation therefore contains an element of autofiction » (t. I, p. 257), surprenante généralisation, partagée par bien des collaborateurs du Handbook of Autobiography/Autofiction.
Enjeux poétiques : le point aveugle
Je le signalais au début de ce compte rendu, la barre oblique qui sépare ou unit les deux concepts génériques du titre constitue le principal défi soulevé par ce manuel de référence.
Dans son introduction à ce premier volume, Martina Wagner-Egelhaaf insiste sur les défauts bien connus du discours autobiographique : déficience de la mémoire, illusion de l’amour-propre, absence d’objectivité…, mais en déduit très vite que tout discours autobiographique est fait de souvenirs et d’imagination (Dichtung und Wahrheit), puis invoque Design and Truth in Autobiography de Pascal Roy (« It is the “design” of the autobiographical text, i.e. the necessity to structure the narration that is responsible for its fictional dimension – and for its attractive aesthetic as well », t. I, p. 2), avant d’en venir au néologisme lancé en 1977 par Serge Doubrovsky. Avec Roland Barthes et Paul de Man (qui déconstruisit, rappelle Martina Wagner-Egelhaaf, l’idée qu’il soit possible de décider quels textes sont autobiographiques et lesquels ne sont que fiction, étant donné que le langage ne réfère pas au monde mais ne fait que le figurer[19]), le brouillage assumé des frontières entre fiction et non fiction se trouve d’emblée assumé : du fait même de sa nature langagière, l’acte autobiographique serait source de fiction, produit d’un sujet individuel qu’il contribuerait à façonner en retour[20]. Aux yeux de Martina Wagner-Egelhaaf, une telle approche offre un atout indéniable : « This means that “autobiography” is no longer an essentialist category but a dimension, or better : a constitutive element of the literary communication process » (t. I, p. 3). Toutefois, que les pratiques autobiographiques outrepassent largement les manifestations écrites implique-t-il de nier l’existence de genres, ainsi que le suggère la référence à Paul de Man ? Le saut accompli semble, pour qui les enjeux poétiques importent, lourd de conséquences. Juger que la notion de « pacte autobiographique » a fait son temps et adhérer sans autre forme de procès à une conception de l’autobiographie comme « phénomène de réception » pose problème.
Tout d’abord en raison de l’extension incontrôlée du terme, dont il est rappelé qu’il correspond à une tendance ayant émergé chez des écrivains qualifiés de postmodernes (terme en usage du côté anglo-saxon mais ne s’appliquant que de manière imparfaite dans le champ français) pour lesquels l’usage du langage entraîne une part de fictionnalité, aussitôt appliquée de manière anachronique : « Of course, even former autobiographies, such as Goethe’s Dichtung und Wahrheit may be considered as works of autofiction. » (t. I, p. 2). Certes, admet Martina Wagner-Egelhaaf, Goethe ne pouvait qu’ignorer ce terme inventé dans les années 1970 : « However, Goethe’s notion of poetry as promoting the “truth” of his life comes fairly close to the current understanding of “autofiction”. In questioning genre definitions and the borders of literature, autobiography and autofiction attest to the relevance of the literary for human life » (t. I, p. 3). Mais qu’apporte réellement une telle montée en généralité conduisant à mélanger les pratiques, les époques, les termes en usages ? Le recours à un néologisme dont chacun s’accorde à reconnaître l’extrême confusion terminologique est-elle vraiment le seul moyen de prouver la pertinence de ce que la littérature apporte à notre connaissance de l’humanité[21] ?
Un détail suffit à mesurer l’importance disproportionnée accordée à la notion d’autofiction : l’entrée qui lui est consacrée ne se trouve pas, ainsi que l’on s’y attend, dans la troisième section, « Formes autobiographiques et genres », mais dans la deuxième, « Catégories », mêlée à « Apologie », « Automédialité », « Life Writing », ou « Trauma »… L’autofiction n’est en quelque sorte plus traitée comme une catégorie générique dont on pourrait discuter la définition et les limites, autrement dit la valeur sur un plan méthodologique et heuristique, mais comme une catégorie s’appliquant largement, par-delà les genres, de manière à la fois transhistorique, transnationale ou translinguistique. Peut-être est-ce là le saut théorique le plus contestable de ce Handbook.
Or il se trouve que les usages qui en sont faits s’avèrent particulièrement vagues. Il est rappelé que le comparatiste Frank Zipfel a proposé de concevoir l’autofiction comme une oscillation entre le pacte autobiographique et le pacte romanesque (novelistic)[22] : c’est ignorer les efforts de Serge Doubrovsky pour se démarquer de la notion de roman autobiographique (informe à ses yeux), ainsi que la définition alternative de l’autofiction comme « fictionnalisation de soi » proposée par Vincent Colonna dans Autofictions & autres mythomanies littéraires (Tristram, 2004) qui ne retenait aucun des critères poétiques initialement fixés par Serge Doubrovsky au nom de son attachement aux fondamentaux du pacte autobiographique lejeunien (en particulier l’exigence de référentialité) ! Plus délicate encore s’avère l’entrée « Self-narration » dans laquelle Arnaud Schmitt résume ses propres travaux : le critique y accentue la confusion en affirmant à son tour que Doubrovsky entendait inventer une forme d’expression adaptée à l’époque postmoderne afin de révolutionner l’autobiographie et en même temps que l’autofiction ne constitue pas un genre parce qu’elle existait bien avant que l’auteur de Fils en ait inventé le terme. Sous prétexte de contrecarrer l’emballement autour du terme d’autofiction, Arnaud Schmitt introduit un nouveau néologisme dont la définition s’avère plus ambiguë encore qu’autofiction. L’argument consiste à envisager les textes désignés comme « autofictions » non plus du point de vue de l’écrivain, mais du lecteur ou du public, autrement dit dans une perspective pragmatique – ce que ne dit pourtant nullement le terme choisi : « autonarration » ou « self-narration ». La nouveau terme ne fait que reconduire les difficultés soulevées par le premier néologisme, sur lesquelles paradoxalement Arnaud Schmitt met clairement le doigt : « by and large, “autofiction” was presented as being everything while being nothing at all » (t. I, p. 661) ; or tel est bien ce que l’on peut reprocher à la définition qui est donnée de l’autonarration : « Self-narration is a form of autobiographical writing that focuses on the self – as opposed to the more classical life narratives –, and more precisely on the construction of identity, mostly throught a reflection on the inner workings of memory and how the latter is deeply entangled with the sens of who we are » (t. I, p. 658). Sur la base d’une telle définition, qui pourrait dire si Les Confessions de Rousseau, Dichtung und Wahrheit de Goethe, et Les Mots de Sartre relèvent de l’autobiographie ou de l’autonarration ? Pour faire de la lecture des textes un véritable critère d’identification et de classement, il aurait fallu articuler la poétique des genres à une théorie de la réception appliquée aux écrits de soi (ou plus largement aux œuvres en première personne). D’une certaine manière, ce que révèle cette surenchère venue embrouiller un débat théorique déjà relativement confus montre que l’invention de néologismes traduit le plus souvent un besoin de se positionner au sein d’un champ institutionnel très concurrent en attachant son nom à un nouveau label – pour Doubrovsky, l’invention de l’autofiction était déjà une manière de venir se nicher dans l’une des cases vides du tableau à double entrée du Pacte autobiographique de Philippe Lejeune[23].
Claudia Gronemann, très au fait des débats suscités en France par la notion d’autofiction, expose néanmoins très clairement ces enjeux dans l’entrée qu’elle lui consacre ici, et de manière tout aussi précise et intéressante, Lut Missinne rédige quant à elle l’entrée « Roman autobiographique » (classée dans la troisième section, contrairement à « Autofiction »), dont elle dénoue parfaitement les enjeux. Favorable à l’emploi de ce terme auquel elle avait consacré un essai élargi à d’autres formes concurrentes comme la « Nouvelle Autobiographie » (Postmoderne, postkoloniale konzepte der autobiographie in der französichen und maghrebinischen literatur, Hildesheim-Zürich, Olms, 2002), Claudia Gronemann souligne ainsi, à la suite de Claude Burgelin et d’autres, l’effet propulseur qu’eut l’autofiction dans l’ébranlement de la « fausse sécurité des frontières[24] » génériques, « spécialité bien trop française » – mon propre compte rendu ne fait que le confirmer, j’en ai bien conscience, sans être particulièrement gêné par cette spécialisation, qui me semble au contraire devoir être défendue[25] –, et insiste à juste titre sur l’inspiration psychanalytique de l’écrivain, décisive pour situer en contexte le sens et la portée du néologisme doubrovskyen. En effet, chez l’auteur de Fils, la fiction relève moins d’un pacte entre l’auteur et le lecteur que de la fonction symbolique accordée, du fait de l’inconscient, au « mouvement et [à] la forme même de la scription », à la fois « entièrement fabriquée et authentiquement fidèle »[26]. « Autofiction is not a paradox to Doubrovsky, but rather an expression of the fragile relationship between language and subject, which rules out the position of the classic, self-assured autobiographer » (t. I p. 243), précise Claudia Gronemann. Envisagée dans une perspective lacanienne, la dimension fictionnelle inhérente au langage s’avère beaucoup plus convaincante : elle repose sur une pratique analytique et un travail du style propres à Doubrovsky, mais qu’il s’avère excessif d’étendre à tout récit, aussi « postmoderne » se veuille-t-il.
À la lecture de l’entrée « Autobiographical Novel », on constate avec Lut Missinne que déjà depuis le xixe siècle, où la notion connut un certain succès, la définition de cette forme hybride dépendant très étroitement de sa réception : le roman autobiographique a, en effet, pour caractéristique d’induire chez les lecteurs, à l’aide de moyens textuels et surtout paratextuels, une présupposition d’identité entre le protagoniste et l’auteur du texte sur la base de ressemblances suggérées, selon un jeu de correspondances graduelles, dont Lut Missinne énumère les indices nominaux, biographiques ou textuel : « In an autobiographical novel the connection between the author and the texte-internal narrator is not a relation of identity, nor one of incompability, but could be called an “indicial relation” (Barthes), a relation between “signifier” and “signified”, based on a relation of continguity » (t. I, p. 465)[27]. Par son extension, note la spécialiste, le terme « autofiction » rend néanmoins la distinction avec le roman autobiographique, dont l’usage s’avère néanmoins beaucoup plus cohérent et précis sur le plan théorique[28], impossible, cela alors même que la plupart des caractéristiques revendiquées par les tenants d’une forme d’écriture de soi postmoderne (hybridité, espace expérimental de « selfexploration », accentuation de la dimension poétique et auto-réflexive...) pouvaient déjà se trouver dans le roman autobiographique.
Les langues : à l’interface du marché mondial
La recherche sur les écrits de soi en Europe et dans le monde, sous l’influence des universités anglo-saxonnes, se distingue depuis quelques trois décennies par un double expansionnisme : un expansionnisme méthodologique, que reflète la liste des « approches théoriques » en première partie de ce volume – où une place est accordée, en particulier, aux neurosciences et aux recherches sur le cerveau, présentées par Hans J. Markowitsch et Angelica Staniloiu, aux « Media Studies » (Matthias Christen), ainsi qu’aux études religieuses (Jens Schlamelcher[29]) et à la théologie (Thomas Kuhn), qui s’adjoignent aux disciplines plus attendues (histoire, sociologie, anthropologie…) ou aux courants traditionnellement invoqués (les études culturelles, les études sur le genre, la narratologie, le postcolonialisme…) –, et un expansionnisme thématique, qu’atteste la référence régulièrement faite à la notion maximaliste de life writing (écrit avec ou sans tiret), défini, est-il rappelé, par Sidonie Smith et Julia Watson de manière volontairement vague comme « writing of diverse kinds that takes a life as its subject », que cette production soit de type biographique, romanesque, historique ou qu’il s’agisse d’une simple auto-référence[30]. Si est ainsi pris en considération le désir de reconnaissance que traduirait le geste même de prendre la plume (ou tout autre médium) pour reconstituer une vie, la sienne ou celle d’autrui, cet élargissement potentiellement illimité ne fait qu’accentuer l’inévitable difficulté que soulève l’anachronisme de nos cadres de pensée. Les contributeurs de ce manuel en ont tous parfaitement conscience, mais c’est dans le deuxième tome que la question surgit clairement : Melanie Möller, chargée de l’« Antiquité », souligne l’absence de terme générique unique pour regrouper des écrits qui touchent la poésie (lyrique, élégiaque ou satirique), les écrits philosophique, aussi bien que les écrits épistolaires ou le champ des discours (voir t. II, p. 691). De son côté, Sonja Glauch qui fait état, dans l’entrée « Moyen Âge », du très grand nombre de termes employés dans les travaux sur la littérature et l’histoire médiévales pour circonscrire les écrits où nous reconnaissons (ou pensons reconnaître) un geste de nature autobiographique : « ego-document », « self-narrative », « autonarration », « self-writing », « Selbstzeugnis » (self-testimonial)... (t. II, p. 713). Deux tendances s’affrontent : l’une consistant à privilégier nos grilles d’analyse contemporaines en assumant leurs présupposés théoriques (« In the case of ancient texts, it makes good sense to hold on to the term “autobiography” instead of switching to seemingly less suspicious phrases such as “ego-texts”, “documents of the ego” or the like », écrit ainsi d’emblée Melanie Möller, t. II, p. 691), l’autre à insister, autant que faire se peut, sur les différences d’usage ou de dénomination propres aux siècles anciens, comme chez Sonja Glauch, qui rappelle que les hommes et femmes du Moyen Âge n’étaient pas enclins à se penser en tant qu’individus du fait des institutions, sociales et de structures mentales – l’évaluation de qualités ou d’aptitudes importait bien plus que l’identification de traits individuels[31].
Un tel enjeu paraîtra peut-être moins urgent que celui d’explorer de nouveaux objets. Le minorer en cantonnant ce questionnement à l’étude des siècles anciens pose toutefois problème. Car le choix de nos catégories ou nos noms de genre n’induit pas uniquement un risque d’anachronisme, qu’admettent la plupart des spécialistes, quand bien même ils décident de ne pas en tenir compte : il touche, plus profondément, à une véritable économie des langues sur laquelle j’aimerais insister pour finir, tant celle-ci me paraît constituer le principal apport mais aussi le principal embarras de ce manuel.
J’en reviens au texte de cadrage et plus précisément à la justification apportée au titre de ce manuel : « Interestingly », note Martina Wagner-Egelhaaf, « the term “life writing” that is common in the Anglo-Saxon world does not translate for example in German. As “life writing” also covers the biographical genre, it is a wider category than “autobiographical writing”, which is more common on the European continent. » (t. I, p. xvii). Le privilège accordé au préfixe « auto- » (donc au geste réflexif) sur le matériau biographique engagé distingue la recherche française ou allemande (que regroupe ici le terme d’Europe) de la recherche anglo-saxonne, où l’autobiographie est incluse dans un vaste champ biographique d’emblée perçu comme premier ; il explique que l’accord se soit fait sur un terme plus traditionnel que life writing, auquel s’est joint celui d’« autofiction », né en France, mais dont les débats ont largement débordé dans les pays voisins, quand bien même ce dernier n’a obtenu qu’un accès réticent dans les pays de langue anglo-saxonne, où il ne s’est jamais réellement imposé. D’un côté, un terme anglais écarté car sans équivalent linguistique en allemand ; de l’autre côté, un terme français importé et traduit en anglais où pourtant il se correspond à aucun usage courant[32]… : quelle meilleure preuve qu’il n’existe pas de traductibilité automatique, et que le choix de l’anglais n’autorise pas seulement un meilleur accès au marché mondial de la recherche universitaire, mais implique également une manière d’appréhender le champ, de le découper, d’en désigner les objets.
Certes les trois volumes furent écrits initialement en allemand ; toutefois ils étaient d’emblée destinés à être publiés en anglais. L’absence de traduction directe de life writing en allemand n’est donc pas un argument suffisant ; ce que masque ici les croisements d’une langue à l’autre, c’est le refoulement des enjeux géopolitiques qu’engage toute langue.
Tel est bien la contradiction qui sous-tend le désir d’extension au monde entier : la quête de global, par refus d’un européocentrisme avéré, implique ici d’en passer par l’anglais, avec ses effets d’homogénéisation et de standardisation de la recherche, sommée de se conformer aux normes conceptuelles et aux références théoriques anglo-saxonnes. Car c’est bien en anglais, par des manuels diffusés dans le monde entier pour le plus grand profit d’un marché universitaire lucratif, qu’est diffusé tout le discours sur le respect de la diversité et la reconnaissance des groupes ou des individus dans leur singularité. La politique des langues constitue le point nodal de ces trois volumes, où l’effort de globalisation se fait au prix d’une homogénéisation linguistique préoccupante[33] – cela au moment même où l’Angleterre met en œuvre le Brexit voté par referendum en 2016, abandonnant une Europe qui continue à prendre pour langue de circulation celle d’un seul de ses membres, l’Irlande, situé à la 19e place en termes démographiques parmi les 27 états (l’Allemagne, la France et l’Italie représentant 47 % de la population à eux seuls)[34].
Reste que si le passage à l’anglais déroute par l’uniformisation, voire la normalisation qu’un tel choix suppose (nous ne savons rien de ce fait des termes choisis initialement par les collègues de langue allemande pour désigner et classer les textes dont ils traitent), les spécialistes réunis par Martina Wagner-Elgelhaaf ont décidé de fournir les citations en langue originale avant d’en livrer la traduction en anglais entre crochets. Une telle démarche s’avère admirable et corrige d’une certaine manière l’artifice d’une publication immédiate en anglais, sans version dans la langue même des auteurs du manuel. Il est vrai que la procédure a suscité quelques tensions au sein de l’équipe : « colleagues who are specialists for non-European literatures were somewhat reluctant to quote in Chinese, Japanese, or Arabic. They found that using non-Latin characters in the context of Latin script would make the text uneasy and the reading uncomfortable » (t. I, p. xvii). De fait, l’écart avec les langues dominantes sur le marché universitaire mondial fragilise et pousse à minorer toute différente. Le compromis trouvé fut d’opter, précise Martina Wagner-Egelhaaf, pour des caractères non européens « in a somewhat allotted and attenuated form » (t. I, p. xviii).
La diversité des langues et des caractères, frappante dans le troisième volume plus encore que dans les deux premiers, est bien l’un des principaux acquis de ce projet. Celle-ci n’allait pas sans risques, en raison des multiples fautes qui peuvent en résulter[35], mais prouve de la part des auteurs de ce magnifique manuel un souci de tenir compte, malgré le poids de la langue anglais, des enjeux sociaux, politiques et culturels inhérents aux langues. Même s’il est source d’une standardisation de nos approches, de nos objets, de nos catégories ou noms de genre, l’anglais reste ce que Pascale Casanova nommait une « langue mondiale », gage assuré d’une meilleure diffusion – et il me faut admettre que rédigé et publié directement en allemand, ce manuel me serait personnellement resté largement inaccessible…
***
L’un des plus problèmes les plus urgents que pose l’Europe, a rappelé Barbara Cassin, est celui des langues. Cette phrase doit s’entendre dans les deux sens : par son histoire, l’Europe court toujours le risque de favoriser la propagation d’une langue dominante, mais par son histoire également, elle est faite d’une pluralité de langues qui entretient en elle la conscience vive de leur diversité, autrement dit la conscience vive que Babel constitue notre horizon et que l’étude des écrits de soi en dépend.
[1] Mais dont la moitié des parutions sont en anglais.
[2] Se dessine un canon théorique international d’où sont relativement absents les chercheurs français (à l’exclusion de Philippe Lejeune et en dépit de l’introduction de la catégorie d’autofiction), italiens, espagnols ou autres.
[3] Pour Georg Misch, l’autobiographie est une « extériorisation de la vie » (Lebensäußerung) – voir François Genton, « Georges Gusdorf et l’“écriture de soi” : de la théorie à la pratique », Écritures autobiographiques : entre confession et dissimulation, dir. Jean-Marie Paul et Anne-Rachel Hermetet, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, URL : http://books.openedition.org/pur/38692.
[4] Manuela Gerlof est Vice President Humanities and Social Sciences.
[5] Françoise Lionnet, « A politics of the “We”? Autobiography, Race and Nation », American Literary History, vol. 13, n° 2, 2001, p. 379.
[6] Sigrid Weigel, Genea-Logik : generation, tradition und evolution zwischen kultur-und naturwissenschaften, Müchen, Fink, 2006.
[7] Sur ce point, voir Dieter Thomä, Erzähle dich selbst : lebensgeschichte als philosophisches problem, München, Beck, 1998.
[8] Arnaud Schmitt, The Phenomenology of Autobiography. Making it Real, New York-London, Routledge, 2017.
[9] Autobiographie zwischen Text und Quelle, dir. Volker Depkat & Stephen Heath, Berlin, Duncket & Humblot, 2017.
[10] Sidonie Smith et Julia Watson, Reading Autobiography: A Guide for Interpreting Life Narratives, , Minneapolis, University of Minnesota Press, 2001, p. 3
[11] Voir Julia Watson : « Toward an Anti-Metaphysics of Autobiography », The Culture of Autobiography. Constructions of Self-Representation, dir. Robert Folkenflik, Stanford, Stanford University Press, 1993, p. 57-79.
[12] Sur les travaux de Thomas Couser, voir ici même le compte rendu de Mateusz Chmurski, URL :
[13] Voir Laurie McNeil et John David Zuern, « There is No I in Network: Social Networdking Sites and Posthuman Auto/Biography », Biography, vol. 35, n° 1, 2012, p. 65-82.
[14] Voir John Paul Eakin, Touching the World. Reference in Autobiography, Princeton, Princeton University Press, 1992.
[15] Voir id., How Our Lives Become Stories, Ithica, Cornell University Press, 1999, et Living Autobiographically. How We Create Identity in Narrative, Ithaca, Cornell University Press, 2008.
[16] Elizabeth Cohen, « Court Testimony from the Past: Self and Culture in the Making of Text », Essays on Life Writing. From Genre to Critical Practice, dir. Marlene Kadar, Toronto, University of Toronto Press, 1992, p. 83-93.
[17] Voir Andrea Chen, Etched in Clay: The Life of Dave, Enslaved Potter and Poet, New York, Lee & Low Books, 2013 : « he was literate and made it a habit to sign his pots, jugs, and jars, and often to add simple verses (“Dave belongs to Mr. Miles / wher the oven bakes & the pot biles”). This was remarkably brave at a time when South Carolina’s slave-literacy law could have resulted in his being whipped, maimed, or even killed for this simple act. Dave stubbornly persisted, impressing on his work his own humanity, and approximately 170 of his aesthetically and culturally significant vessels survive in museums and private collections. »
[18] Voir Alice Walker, « In Search of Our Mothers’ Gardens », Within the Circle: An Anthology of African American Literary Criticism from the Harlem Renaissance to the Present (1972), dir. Angelyn Mitchell, Durham, Duke University Press, 1994.
[19] Paul de Man en déduit que le sujet désigné par le texte autobiographique se trouve suscité par l’usage du nom, des pronoms et des qualificatifs qui en organisent la représentation.
[20] « The way in which the autobiographical project influences and even shapes the life of the autobiographer represents a very specific and important autofictional effect in the world of modern media » (t. I, p. 2).
[21] Étrangement, Martina Wagner-Egelhaaf souligne elle-même l’imprécision théorique du terme mis en balance avec « autobiographie », mais n’y voit pas un argument pour éviter son emploi : « Howerver, the very fact that “autofiction” has come up at all in the discussion about the relation of autobiography and fiction demonstrates that there has been and still is an urgent need for a third term in order to grasp something that is pressingly at stake in the relation of life and literature » (t. I, p. 3). L’argument qui consiste à s’autoriser d’un état de fait est toutefois loin de suffire.
[22] Frank Zipfel, « Autofiktion. Zwichen den Grenzen von Faktualität, Fiktionalität und Literarität ? », Grenzen der Literatur. Zu Begriff und Phänomen des Literarischen, dir. Simone Winko, Fotis Jannidis & Gerhard Lauer, Berlin-New York, de Gruyter, 2009, p. 284-314.
[23] Sur ce point, je renvoie à la section « Ambiguïté et hybridité » de « Où en est la réflexion sur l’autofiction ? » dans Genèse et autofiction, dir. Jean-Louis Jeannelle et Catherine Violet, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2007, p. 27-28.
[24] Claude Burgelin, « Pour l’autofiction », Autoficion(s), dir. Claude Burgelin, Isabelle Grell & Pierre-Yves Roche, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 8.
[25] Je renvoie à « Autofiction et poétique », Le Propre de l’écriture de soi, dir. Françoise Simonet-Tenant, Paris, Téraèdre, 2007, p. 25-30, et « Des noms de genre dans le domaine des “écrits de soi” », Acta fabula, vol. 19, n° 1, « Dix ans de théorie », janvier 2018, URL : http://www.fabula.org/acta/document10653.php.
[26] Voir Serge Doubrovsky, « L’initiative aux maux. Écrire sa psychanalyse », Cahiers confrontation, n° 1, 1979, p. 105.
[27] De Lut Missinne, voir Oprechet gelogen. Autobiofische romans en autofictie in de Nederlandse literatuur, Nijmegen, Vantilt, 2013.
[28] Philippe Gaspirini l’avait parfaitement montré dans Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004.
[29] Qui souligne le rôle joué par le christianisme comme « Biografiegenerator » (« biography generator »), selon le concept avancé par le sociologie Alois Hahn qui s’est intéressé aux institutions sociales et aux développements culturels ayant facilité le processus grâce auxquels les individus sont en mesure de reconstituer leur existence sous forme d’un récit cohérent et significatif – voir Alois Hahn, « Identität und Selbstthematisierung », Selbstthematisierung und Selbstzeugnis : Bekenntnis und Geständnis, dir. Alois Hahn und Volker Kapp, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1987, p. 9-24, et Konstruktionen des Selbst, der Welt und der Geschichte. Aufsätze zur Kultursoziologie, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2000.
[30] Sidonie Smith et Julia Watson, Reading Autobiography: A Guide for Interpreting Life Narratives, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2001, p. 3.
[31] Voir Evelyn Birge Vitz, « Abelard’s Historia Calamitatum and Medieval Autobiography », et « The “I” of the Roman de la rose of Guillaume Lorris », Medieval Narrative and Modern Narratology: Subjects and Objects of Desire, New York-London, New York University Press, 1989, p. 11-17 et p. 38-63. Ainsi que le précise Sonja Glauch : « With respect to this alterity scholars have sought to decide between two alternatives : are these the articulations of selves that are comparable to the modern “self”, but in an unfarmiliar (medieval) manner, or are they the articulations of selves of unfamiliar (medieval) constitution ? But this is a choice to which one can commit only if one assumes the existence of a “self” prior to and independent of its articulation. » (t. II, p. 713).
[32] À moins qu’« autofiction » corresponde ici au terme en français – la similitude lexicale dans les deux langues interdit de trancher. Seul l’allemand indiquerait graphiquement le geste de traduction, mais le recours à l’allemand, où la notion d’autofiction a suscité beaucoup de réflexions, est précisément ce à quoi les contributeurs du volume ont renoncé.
[33] Gabriele Rippl frôle la question dans l’entrée « Autobiography in the Globalized World » à la fin du deuxième volume, lorsque, évoquant la mise en garde par Smith et Watson contre « the power of cultural forms to recolonize people », il écrit : « Cultural forms easily disseminated via electronic media may not only engendered new prolific possibilities of life-writing but also perpetuate Western modes. In what way do the new electronic and social media and the convergence of new technologies of communication impact life-writing today? Is (the loss of) cultural autonomy an issue, set against alien cultural formats testifying to a homogenous/homogenized culture? Is the role of language or specifically the English language addressed? » (t. II, p. 1271). Cette dernière question reste néanmoins en suspens.
[34] Sans oublier que l’Irlandais est la première langue officielle de l’État d’Irlande, devant l’anglais, et peut être parlée par un peu moins de 40 % de la population de l’Irlande.
[35] En ce qui concerne le français, une relecture aurait été nécessaire comme le montre un certain nombre de coquilles : voir « et aussi que les tous aient oublié bien des choses » (au lieu de « et aussi que tous aient oublié » (t. I, p. 229), « Claude-Lévi-Strauss » (t. I, p. 234), « sans aller jusqu’à l’autobiographie, même romance » (au lieu de romancée, t. I, p. 241), « un home comme lui » (t. I, p. 246), « prèmiere patrie », « faire apparâitre toutes les discontinuites » (t. I, p. 296), « reference », (t. I, p. 386) ; « presence », (t. I, p. 426)…
Annexe
Table des matières des 3 volumes de Handbook of Autobiography / Autofiction