Inquiétudes paternelles
La lettre la plus intime – et l’une des plus belles par sa simplicité rhétorique même – est sans doute celle déjà citée à Antoine Rivière, qui doit accueillir Louis, parti avec sa nourrice. Le passage en revue de toutes les hypothèses relatives à la santé de l’enfant témoigne de l’inquiétude paternelle, et l’on surprend l’auteur d’Andromaque à entrer dans des considérations inattendues chez un homme du XVIIe siècle, quand l’intérêt les très jeunes enfants n’est pas encore très développé. Signe de la non aristocratie de Racine ? Peut-être, mais cette attention à son petit garçon confirme, si besoin était, celle du poète à tous ses enfants, de même que les allusions au manque d’argent, obstacle à sa volonté de pourvoir au mieux à la carrière de son fils aîné. Le caractère injonctif de la lettre, l’alternance des pronoms « nous » et « elle » (Mme Racine), substituables dans l’expression d’une inquiétude commune, la difficulté à clore une lettre qui tient à cœur trahissent l’émotion du je et que nous donnons dans son intégralité. La fin est manquante.
À Antoine Rivière
À Paris, le 8e novembre [1692]
Nous avons bien pensé ne vous pas envoyer notre enfant, le lait de sa nourrice s’étant arrêté presque aussitôt après son arrivée, et ayant été même obligés d’en envoyer quérir une autre. Mais enfin, à force de caresses et de bonne nourriture, son lait est assez revenu et nous n’avons pas voulu désespérer une pauvre femme à qui vous aviez donné votre parole. J’espère que notre générosité ne nous tournera point à mal, et qu’elle en aura de la reconnaissance. Nous avons envoyé en carrosse l’enfant et la nourrice jusqu’au Bourget, pour leur épargner le pavé dans un coche. Je crois, Monsieur, que je n’ai pas besoin de vous le recommander. Voici pourtant quelques prières que ma femme me dit de vous faire. Elle vous supplie de bien examiner la nourrice à son arrivée, et, si son lait n’est pas suffisant, de lui retirer sur-le-champ notre enfant, et de le donner à cette autre dont vous aviez parlé. L’enfant est de grande vie et tette beaucoup. D’ailleurs elle n’est pas fort habile à le remuer. Nous vous prions d’envoyer chez elle, surtout les quinze premiers jours, une sage-femme ou quelque autre qui soit instruite, de peur qu’il n’arrive quelque inconvénient. Nous vous prions aussi d’ordonner qu’on ne le laisse point crier, parce qu’étant un garçon, les efforts sont à craindre, comme vous savez. Ayez la bonté [de voir] si son berceau est bien tourné. Les soldats font peur aussi à ma femme, et j’ai recommandé à la nourrice, si il en passait chez elle qui fussent insolents, de se réfugier aussitôt chez vous. Enfin, Monsieur, souvenez-vous que c’est en votre seule considération et à celle de ma sœur que nous envoyons cet enfant à la campagne. Sans cela, nous l’aurions retenu à Paris avec bien de la joie, quoi qu’il en eût coûté, et ma femme même a bien versé des larmes ce matin en le voyant partir. J’ai payé six francs au coche pour la nourrice et pour l’enfant. Si le cocher a eu bien soin d’eux et si la nourrice en est contente, je vous prie de lui faire donner quinze sous. J’ai donné à la nourrice quinze écus neufs, et je lui ai dit de bien se nourrir sur le chemin et de vous tenir compte du reste. Je vous prie aussi de donner un écu à la nourrice de Nanette1, qui lui a envoyé des biscuits.
J’espère que vous voudrez bien prendre la peine d’avancer pour nous les mois qu’il faudra à la nourrice. Voilà, Monsieur, bien des peines que je vous donne. Je vous envoie deux livres, dont il y a un pour vous, et l’autre pour dom prieur de Bourgfontaine, à qui je vous prie de vouloir faire mes compliments. Je doute qu’ayant un second fils, nous puissions songer à une terre. Nous ne sommes pas à beaucoup près assez riches pour faire tant d’avantages à notre aîné. Vous savez le droit des aînés sur les fiefs.
Je vis avant-hier M. Lhuillier, qui m’assura que vous deviez être entièrement en repos, et que vous ne seriez point révoqué. Je suis pressé de finir cette lettre. Je salue ma sœur et ma nièce, et suis, Monsieur, entièrement à vous.
Ma femme vous conjure de lui mander des nouvelles de son enfant dès qu’il sera arrivé, et de ne la flatter sur rien, mais de lui mander toujours la vérité.
Si cet enfant n’était pas bien et que vous ne fussiez pas…
- 1. Surnom d’Anne Racine, une des filles du poète.
Racine Jean, « », éd. par , dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/inquietudes-paternelles, page consultée le 22/12/2024.