Témoignage

Comme le journal, les Mémoires ou l’autobiographie, mais de manière plus tardive que ces trois formes connexes, le témoignage s’est progressivement constitué en un genre littéraire sur fond d’usages ordinaires ou institutionnels complexes. Indissociablement pratique et forme esthétique, celui-ci est pris entre deux temporalités : d’une part le temps long de croyances religieuses (tel le martyre chrétien, témoignage en acte de sa foi), de techniques juridiques (dès l’Antiquité, la rhétorique a formalisé le recours aux témoignages, qui relève des preuves extratechniques, lors de procès), ou encore de disciplines comme l’histoire (à l’origine, l’histôr est témoin « en tant qu’il a vu », tiers se portant garant d’événements qui opposent deux camps) ; d’autre part le temps court de sa reconnaissance comme genre littéraire, que l’on peut faire remonter assez loin – en France, par exemple, aux guerres de religions, plus précisément au massacre de la Saint-Barthélemy –, mais que l’on s’accorde désormais à faire coïncider avec 1914-1918, parce que toute une génération ayant appris à lire et à écrire s’y est approprié journaux, carnets, lettres ou récits de souvenirs afin de raconter l’expérience de la guerre à hauteur de tranchées. Comme Raymond Aron l’a souligné, « trop soumise à la loi du nombre, du charbon et de l’acier » (Dimensions de la conscience historique, 1961), la Grande Guerre marque la disparition des héros traditionnels au profit du soldat méconnu. Plus importantes encore, l’identification et la légitimation du témoignage en tant que modèle d’écriture sont assumées dès 1929 par un ancien combattant, Jean Norton Cru, dont l’entreprise critique repose sur le primat de l’expérience directe (« ce qui contre-dit notre expérience n’est pas, cela vînt-il du généralissime, des Mémoires de Napoléon, des principes de l’École de Guerre, de l’avis unanime de tous les historiens militaires », écrit-il dans Du témoignage en 1930), donc sur l’exigence de distinguer les véritables témoins de ce que propagent les « non-témoins » – par déformation, mensonge intentionnel, affabulation, esthétisation, etc. Radicale en ce qu’elle remet en cause à la fois les principes méthodologiques des historiens (sommés d’écouter ceux qu’ils cantonnent volontiers à un statut de sources orales) et les valeurs fondamentales des littéraires (attachés à la défense de la fiction ou du style), la position de Jean Norton Cru fixe les critères d’une reconnaissance du genre testimonial.

Conditions d’institution

Cette dernière n’est toutefois survenue qu’assez tard. Dans « Témoignage du camp et poésie » (Le Patriote résistant, mai 1948), Robert Antelme a parlé d’une « véritable hémorragie d’expression » après la Libération, ce qu’Annette Wieviorka a depuis confirmé dans Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli (Plon, 1992). Néanmoins, les conditions n’étaient alors toujours pas réunies pour une pleine légitimation du genre, pas plus qu’au moment des controverses autour des témoignages sur la « question » publiés dans la seconde moitié des années 1950 pour dénoncer les crimes de l’armée française en Algérie. Certes, la tenue du procès Eichmann en 1961 a ensuite marqué l’avènement du témoin comme figure centrale dans la sphère publique, ainsi qu’Annette Wieviorka l’a souligné dans L’Ère du témoin (Plon, 1998), mais le tournant n’est réellement survenu qu’avec l’entrée à la fin des années 1970 dans ce que Gilles Philippe a nommé le « moment énonciatif », où priorité a été donnée à l’étude des différents pactes, à commencer par le pacte autobiographique, puis avec le progressif basculement dans le moment « mémoriel » qu’illustre la vaste entreprise éditoriale des Lieux de mémoire dirigée par Pierre Nora (Gallimard, 1984-1994). Secouée par le contrecoup différé de la Shoah et d’une mémoire nationale gangrénée par Vichy, l’histoire nationale se diffracte alors au gré des mémoires collectives qui la composent et brisent son unité idéologique, tout en en appelant paradoxalement à son arbitrage. Dans ce contexte sociohistorique, les jalons laissés tout au long du siècle trouvent un cadre propice : l’entreprise de Jean Norton Cru montrait dès les années 1920 la nécessité d’une réorganisation des genres littéraires et d’une place faite à des textes où les fonctions testimoniales (que Charlotte Lacoste a décrites selon quatre modalités : d’attestation, d’hommage, critique, et d’éducation) soient étroitement articulées à la dimension esthétique des textes. Tout un corpus s’est depuis lentement imposé, que dominent les œuvres de Primo Levi, Robert Antelme, David Rousset, Jean Cayrol, Charlotte Delbo, Elie Wiesel, Jorge Semprun… – les témoignages issus de la guerre d’Algérie (tels ceux d’Henri Alleg, Noël Favrelière ou Abdelhamid Benzine) n’ont malheureusement pas bénéficié de la même lisibilité rétrospective.

Le témoignage est-il (vraiment) un genre ?

L’existence aujourd’hui d’un certain canon, centré principalement autour de la représentation des camps de concentration et d’extermination, et étendu aux guerres de décolonisation ou aux exterminations contemporaines (tel le génocide des Tutsis, en 1994, auquel Catherine Coquio a consacré un essai, Rwanda. Le réel et les récits), ne doit toutefois pas masquer la difficulté qu’il y a à définir, partant à délimiter, l’extension du témoignage en tant que genre littéraire. Première difficulté : plus son identité en tant que modèle se précise, plus l’interrogation sur les bornes chronologiques qui lui sont imposées s’accentue. Pour quelle raison s’en tenir au seul xxe siècle alors même que la reconnaissance du genre s’y est faite en grande partie de manière rétrospective ? Le processus peut s’étendre plus en amont, en supposant que le flou des catégories employées n’interdit pas de reconnaître la permanence de pratiques à travers les âges. Souvent pratiquée, l’opération de remontée soulève à son tour quelques questions : si, à nos yeux, les témoignages nous font parcourir le passé « à rebrousse-poil » afin d’arracher au cours homogène de l’histoire un passé opprimé, situé dans une « constellation saturée de tensions » (Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire), un tel souci risque en même temps de favoriser une propension à l’anachronisme, une réinterprétation abusive des événements révolus selon des critères sociaux, historiques et éthiques étrangers aux contemporains des faits, mais que nous nous autorisons avec la bonne conscience de qui appréhende l’histoire selon des critères exclusivement mémoriels et éthiques.

Deuxième difficulté : celle qu’il y a à tirer de pratiques testimoniales ordinaires ou du témoignage comme genre discursif un modèle de composition assimilable à certains traits énonciatifs, formels ou stylistiques. On a beaucoup commenté les tensions entre « littérarité » et « authenticité » testimoniales – en particulier dans le collectif dirigé par Carole Dornier et Renaud Dulong, Esthétique du témoignage (Caen, Éditions de la MSH, 2005). Catherine Coquio a ainsi souligné (dans « “Le récit du rescapé est un genre littéraire” ou le témoignage comme “genre de travers” ? ») le caractère « transgénérique » du témoignage, qui « traverse » non seulement les genres à la première personne avec lesquels il s’est longtemps confondu (Mémoires, récit de voyage, récit de soi, journal, lettres), mais également les trois grands modes (le narratif, le dramatique et le lyrique), selon une logique qui « déborde » le littéraire – « Le témoignage ne naît pas texte littéraire, il le devient et peut ne pas le devenir. » Plus encore que pour les autres formes de récits de soi, un partage strict entre fiction et non-fiction semble garantir la valeur du témoignage. Mais non sans difficultés : Robert Antelme note dans L’Espèce humaine que les histoires de ses camarades, « toutes vraies », ne parvenaient pas à vaincre l’incrédulité de leurs interlocuteurs ou de leurs lecteurs parce qu’il faut, en réalité, « beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité ». Le recours à des procédés romanesques n’en a pas moins suscité de violents débats, après la Première comme après la Seconde Guerre mondiale – en avril 1953, Jean Cayrol, ancien déporté à Mauthausen-Gusen, dénonce dans « Témoignage et littérature » (Esprit) un usage voyeuriste et commercial de la fiction concentrationnaire, recourant, comme Jean Norton Cru avant lui, à des arguments que l’on opposera à nouveau dans le dernier tiers du siècle à des fictions audiovisuelles comme Holocauste ou La Liste de Schindler. Se mêlent, dans ces débats, enjeux historiographiques (sur les risques de brouillage entre fiction et histoire, dont rendent compte les objections de Carlo Ginzburg à la théorie d’Hayden White sur la « poétique de l’histoire »), enjeux idéologiques (en particulier le risque d’apporter une caution aux négationnistes, véritables « assassins de la mémoire », selon la formule de Pierre Vidal-Naquet), mais également éthiques (ainsi que Paul Ricoeur l’a souligné dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli). Dès lors, la valorisation de qualités esthétiques se teinte inévitablement d’ambiguïtés : appelé par le désir de défendre un corpus qui renouvelle en profondeur l’écriture du passé, dans ses dimensions narratives, rhétoriques et stylistiques, un tel geste ne va pas sans accentuer le risque d’en fausser la lecture ou de fragiliser ce qui distingue les témoignages authentiques à la fois de leurs équivalents fictionnels et de leurs contrefaçons, que sont les faux témoignages.

Testis unus…

Définir, ainsi que Renaud Dulong l’a fait, le témoignage comme « récit autobiographiquement certifié d’un événement passé », que garantit la présence physique à l’événement, a mis en évidence le rôle social, politique et mémoriel exercé par le « témoin historique », préservant la vérité factuelle de traumatismes collectifs au sein de l’espace public. « Testis unus, testis nullus » : le geste d’autodésignation engagé n’est in fine valable que grâce à la convergence des témoins entre eux, l’attention que leur accordent de multiples instances (lecteurs, critiques, historiens…) et la progressive constitution d’un réseau où chaque œuvre assure la validité des autres textes en circulation. Reste que tout témoignage comporte un point aveugle, dont Primo Levi a livré la formulation la plus commentée dans Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz (1986) en faisant du « musulman » un « témoin intégral » : si le témoin absolu est celui qui, ayant vu la « Gorgone », ne peut revenir pour raconter, le témoignage n’est donc possible que par délégation aux survivants, à ceux qui, situés dans ce que Primo Levi a nommé la « zone grise », prennent sur eux l’impossibilité de témoigner, en sorte que le privilège désormais accordé à la figure sociale du témoin ne résout pas nécessairement la question de savoir qui est le sujet du témoignage. Dans La Perversion historiographique. Une réflexion arménienne, Marc Nichanian a critiqué avec la plus grande radicalité la réduction par le discours historique du témoignage au statut d’archive, soumis à sa valeur probante, y voyant avant tout une manière de perpétuer l’injonction du bourreau au survivant, du négationniste au témoin : « Prouve-le ! » Tout aussi problématique que cette assimilation du témoignage à son statut de document est à ses yeux sa fixation en un monument : qu’il relève de « l’option réaliste » ou de « l’option emblématique », le témoignage contemporain manque ce qui se trouve au cœur même de l’événement génocidaire, à savoir l’élimination du témoin et la destitution même du fait.

Toutefois, quoi qu’il en soit de ces difficultés, le témoignage occupe désormais une place prépondérante, dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets. À preuve, le cas du faux témoignage de Binjamin Wilkomirski. Fêté à sa parution en 1995 par toute la critique, récompensé par d’importants prix littéraires, Fragments. Une enfance, 1939-1948 fut retiré de la vente quatre ans plus tard lorsqu’on découvrit la supercherie : de son vrai nom Bruno Grosjean, l’auteur avait bien été abandonné, mais loin d’être entré clandestinement dans un orphelinat de Cracovie après avoir échappé aux camps, il avait été confié par sa mère célibataire à un couple suisse nommé Dössekker. Dans cette affaire, les intentions de Grosjean / Dössekker / Wilkomirski importent moins que l’effet décisif de cette révélation biographique sur la lecture de Fragments : manque désormais la garantie d’une présence physique aux événements passés. On peut juger disproportionnée la valeur ainsi accordée à l’authenticité d’un témoignage. Néanmoins la recatégorisation de Fragments comme faux témoignage ne tient pas à ces seules révélations biographiques et historiques : elle modifie le texte lui-même, littéralement identique mais de sens et de portée entièrement inversés. Peu de genres nouent à ce point la lettre d’un texte aux référents que celui-ci convoque, et dont les enjeux idéologiques et éthiques mettent en crise la mémoire partagée d’une collectivité.

Ainsi des débats passionnés qu’ont suscités Les Bienveillantes de Jonathan Littell depuis leur publication en 2006 : les violentes critiques adressées à ce témoignage fictionnel placé dans la bouche d’un nazi ayant contribué aux massacres de masse, Maximilien Aue, montrent qu’aux yeux de nos contemporains la tolérance progressivement accordée aux écrivains depuis leXIXe siècle, notamment au nom des droits de la fiction et plus généralement d’une éthique propre à la littérature (Gisèle Sapiro en a reconstitué l’histoire dans La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, XIXe-XXIe siècle), se heurte désormais à une conscience historique et éthique ravivée, dont le témoignage apparaît désormais comme le vecteur le plus exigeant.

Bibliographie

Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin – Homo Sacer III (1998), Payot & Rivages, 1999.

Catherine Coquio, « “Le récit du rescapé est un genre littéraire” ou le témoignage comme “genre de travers” ? », dans La Licorne, no 82, « Les Genres de travers. Littérature et transgénéricité », Dominique Moncond’huy et Henri Scepi (dir.), 2008, p. 103-132.

Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écriture de la Shoah : le témoignage et les œuvres, L’Arachnéen, 2015.

Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, 1929, rééd., Presses universitaires de Nancy, 2006.

Jean Norton Cru, Du témoignage, Gallimard, 1930, rééd. Allia, 1997.

Elseneur, no 17, « Se raconter, témoigner », Carole Dornier (dir.), septembre 2001.

Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Éditions de l’EHESS, 1998.

Shoshana Felman et Dori Laub, Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History, Londres, Routledge, 1992.

Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau. Négation des victimes, PUF, 2010.

Philippe Mesnard, Témoignage en résistance, Stock, 2007.

Marc Nichanian, La Perversion historiographique. Une réflexion arménienne, Éditions Lignes & Manifestes, 2006.


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Pour citer cet article: 

Jeannelle Jean-Louis, « Témoignage », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. 761-765, en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/temoignage, page consultée le 19/04/2024.