Segalen, Victor

(Brest 1878-Huelgoat 1919)


Médecin de marine, grand voyageur (Polynésie, Chine), Victor Segalen développe tout au long de sa vie, relativement courte, une œuvre importante bien qu’en partie inachevée, comptant des ouvrages de poésie (Stèles, Odes, Thibet), de fiction (Les Immémoriaux, Le Fils du Ciel, Peintures, René Leys, Équipée), des pièces de théâtre, des nouvelles, ainsi que des journaux de voyage, sans oublier les essais, notamment Essai sur l’exotisme (Montpellier, Fata Morgana, 1978).

Si Segalen n’a pas écrit d’autobiographie au sens classique du terme, il tente à deux reprises d’aborder ce genre littéraire qu’il critique mais qui le fascine. En témoignent le récit imaginaire « Moi et Moi » (écrit en 1909) et l’Essai sur soi-même (écrit en 1915, première édition en 1986, Fata Morgana) qu’il annonce préalablement, comme nombre de ses projets, dans sa correspondance. Il est également important de noter qu’il rédige un journal personnel dès son adolescence, journal qu’il détruit (il le brûle) fin 1918 ou début 1919. En 1909 en effet, alors qu’il voyage en Chine, il écrit à sa femme Yvonne que, même « si les choses vraiment intimes ne s’écrivent jamais », il souhaiterait continuer « une sorte de journal qui ne soit plus hermétique » en reprenant « [s]es notes enfantines et juvéniles et autres » ; il précise son projet : « […] y joindre mes souvenirs non écrits, rapides sur mon enfance dans ce qu’elle a de préparant à ce que je suis » ; et il précise qu’il donnera à lire ce texte « d’abord » à Yvonne, « et ensuite, en quelques parties à de très rares amis ». Le 17 novembre 1909, Segalen entreprend donc d’écrire un récit imaginaire « Moi et Moi » dans lequel l’adolescent du journal cité ci-dessus affronte l’adulte qu’il est devenu. Il se propose de réécrire le passé, de gommer les passages datés afin d’en effacer les aspects dérangeants, de réparer surtout la faille, la cassure qui l’affecte, d’user enfin d’un style moins maladroit. Une ironie mélancolique se dégage de l’ensemble dominé par la figure du double. Puis en avril 1915, il commence à écrire un texte, en forme d’autobiographie selon Gilles Manceron, son biographe. Au cours d’une nuit, ayant fumé de l’opium avec sa femme, Segalen rédige en effet un texte très court qu’il intitule « Essai sur soi-même ». Et dans une lettre adressée à son ami Jean Lartigue, le 16 avril 1915, il précise : « ça pourrait s’étiqueter autobiographie, si le choix du titre n’était suffisant et ne l’emportait sur l’étiquette. » Il envisage de le développer ultérieurement et de le publier vers la cinquantaine. Mais il meurt en mai 1919, à l’âge de 41 ans. Il n’aura donc rédigé que ces quelques feuillets datant de 1915 auxquels il ajoutera, le 25 octobre 1916, cette conclusion : « Jeu. Jeux – Écrire sa vie ? – Non, mieux, écrire d’abord mon œuvre. » Tonalité ironique une fois encore dont use Segalen pour évoquer cette « série répétée de naissances » (Essai sur soi-même, Œuvres, t. II, p. 397) qu’il a connue et devrait encore connaître sous la forme de métamorphoses incessantes. Peu lui importent en effet la psychologie, les états d’âme ou de conscience, ce qu’il souhaite véritablement, c’est « peindre » avec des mots son propre autoportrait. Un autoportrait mouvant, changeant, au gré de ses naissances multiples dans l’espace et dans le temps puisqu’il se met au monde, en permanence, par l’écriture. Phénomène d’auto-engendrement qui se répète de texte en texte, valorisant la vie sous toutes ses formes. Choix fondamental et essentiel de la fiction qui lui permet de dire tout ce qu’il veut, comme il l’entend, par la voix de ses doubles, médiateurs par excellence de l’exploration de soi. C’est donc sous la forme de fragments, d’éclats, de commencements, d’inachèvements que la veine autobiographique irrigue et nourrit cette œuvre.

Quant à l’aspect biographique, si le lecteur ne peut que regretter la destruction du journal intime, il peut néanmoins découvrir certains éléments de sa vie privée, personnelle, notamment dans les journaux de voyage (Journal des îles, Briques et tuiles, Feuilles de route). Le Journal des îles est, à cet égard, révélateur. Si, dans un premier temps, Segalen en fils affectueux donne de ses nouvelles à ses parents restés à Brest, une fois arrivé en Océanie, son ton devient plus distancié, consignant essentiellement des faits. Rien par conséquent de véritablement intime dans ce texte. Les photos sont à cet égard bien plus révélatrices. C’est ainsi que le lecteur découvre l’auteur traversant un gué à bicyclette, ou le portrait d’une jeune vahiné, sa femme maorie. Par ailleurs, quelques dessins et peintures (aquarelles, gouaches de paysages) et croquis témoignent du tempérament artistique du jeune écrivain, faisant de ce journal un bijou iconographique indéniable. Il en va de même pour les autres journaux de voyage ainsi que pour la Correspondance, difficile parfois à interpréter tant Segalen s’y révèle tout en s’y cachant. N’oublions pas que chez Segalen, l’intime ne peut véritablement s’écrire. Il faut néanmoins noter que dans Les Immémoriaux bretons, son dernier projet, Segalen envisageait de composer ce livre comme un retour à soi-même, achevant ainsi la boucle qui l’avait amené si loin de sa Bretagne originelle. Un nouveau projet autobiographique qui aurait peut-être cette fois-ci dépassé la simple tentative et peut-être aussi renouvelé le genre.

Bibliographie

Victor Segalen, Œuvres, édition publiée sous la direction de Christian Doumet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2020, 2 vol.

Victor Segalen, Correspondance, t. I (1893-1912), t. II (1912-1919) et t. III (Repères), présentation par Henry Bouillier, éd. Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, Paris, Fayard, 2004.

Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.-C. Lattès, 1991.


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Pour citer cet article: 

Terrien Danielle, « Segalen, Victor », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. , en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/segalen-victor, page consultée le 24/11/2024.