Journal personnel

À la différence des lettres, toujours adressées et qui, rhétorique aidant, ont pu passer assez vite du statut d’écriture ordinaire à celui d’œuvre, le journal est resté fort longtemps à l’écart du champ littéraire et de l’expression de la personne. Sa pratique remonte aux origines mêmes de l’écriture et du calendrier : on peut le définir, au minimum, comme une série de traces datées. C’est une mémoire notée au jour le jour : un enregistrement de données, une simple archive. Il recueillit d’abord, dans l’Antiquité, la mémoire collective des états, de l’administration, du commerce, sur des supports plus ou moins éphémères, tablettes de cire ou papyrus. Son histoire a deux aspects, plus ou moins liés : évolution des supports, changement de domaine d’application. Jusqu’à la Renaissance, tous les journaux ont été collectifs et publics, et très peu ont été conservés. Ni l’examen de conscience journalier prôné dans la civilisation gréco-romaine, de Pythagore à Marc-Aurèle, ni la confession chrétienne ne se sont coulés dans cette forme.

Du « for privé »…

À la fin du Moyen Âge apparaissent progressivement les conditions de possibilité d’un journal personnel. Au XIVe siècle, l’arrivée du papier en Europe donne enfin aux écritures ordinaires un support durable et pratique, tandis que l’invention de l’horloge mécanique, l’une des origines de la civilisation industrielle, bouleversant peu à peu le rapport au temps, suggère d’utiliser l’écriture pour le gérer. L’histoire du journal est alors celle d’une progressive privatisation, individualisation et enfin intériorisation d’une forme collective et publique. Les entreprises et les familles se mettent à se comporter comme des états en plus petit, elles tiennent leurs comptes, enregistrent leur histoire quotidienne, transmettent leurs archives. Dans la France de l’époque moderne, du XVIe au XVIIIe siècle, se développe une immense « mémoire de papier », prise en charge par des particuliers dans un cadre plus ou moins collectif : livres de famille ou de « raison », tenus par les chefs de famille, chroniques de la vie nationale ou locale, tenus par des personnalités de second rang, récits de voyage (les seuls à accéder à une publication, rédigés à partir de journaux qui souvent n’ont pas été conservés), mais aussi notes de lecture et papiers de travail chez les intellectuels et écrivains, et conservation des lettres reçues et envoyées (« copie de lettres ») transformés ainsi en une sorte de journal. En France, à la différence de ce qui s’est passé dans l’Europe à dominante protestante (Angleterre, Allemagne), la religion catholique a joué plutôt un rôle de frein que d’accélérateur pour ce mouvement général d’inscription du quotidien. Le journal d’expérience mystique reste une exception, et la pratique régulière d’un journal de conscience est déconseillée, parce qu’on la soupçonne de favoriser la complaisance à soi : il ne faut pas « s’éplucher ». Très peu de longs journaux quotidiens de cette époque ont été conservés : ceux du sire de Gouberville (1521-1578), gentilhomme normand, et d’Héroard (1551-1628), médecin de Louis XIII, font apparemment figure d’exceptions : ce sont des journaux minutieux, rendant compte heure par heure, pendant des années, de l’exercice d’une profession plus que de l’itinéraire d’une personne, mais ils sont, eux, les épaves d’une pratique encouragée et sans doute assez répandue.

… au « for intérieur »

C’est vers le milieu du XVIIIe siècle, à partir des années 1760, que se dessine la personnalisation de la pratique du journal. L’individu n’en est plus seulement le rédacteur, il en devient à la fois le sujet et le destinataire. Le journal accueille alors soucis de santé, emploi du temps, expression d’affects (amitiés, amours, conflits), réflexions personnelles, guidage de projets : il devient « journal de bord » de l’individu. Corollairement apparaît l’idée du secret, opposée à l’allure « publique » que par ailleurs le journal a prise depuis le dix-septième siècle avec l’invention de la presse imprimée – la langue française n’ayant qu’un seul mot pour les deux choses. Bien avant Benjamin Constant, des diaristes comme Philippe de Noircarmes (en 1775-1777), Rétif de la Bretonne (à partir de 1785), Alexandre Brongniart (1796) ont voulu soustraire leur journal, à coup de serrures, de codes ou d’avertissements, à la curiosité de leurs proches. En même temps que le journal s’individualise, il se féminise (comme la pratique épistolaire l’avait fait une génération avant), et il entre en pédagogie et en littérature. Parents et éducateurs tiennent maintenant des journaux de l’éducation des enfants, et surtout incitent les filles, dès leur première communion, à tenir un journal pour améliorer leur moralité et leur style : d’où la couleur féminine qu’a prise le journal au cours du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, où l’on continue à offrir aux petites filles des journaux à serrure. D’autre part le journal peut dès cette époque devenir atelier de genèse d’une œuvre, ou même carrément en tenir lieu, comme dans le cas des Carnets de Joseph Joubert, ou laboratoire de psychologie, comme chez Maine de Biran. Reste que cette effervescence du journal personnel à partir des années 1760 s’est produite sans modèle en amont, chaque diariste traçant sa voie à sa manière, ni idée de publication en aval : aucun journal personnel n’avait été publié

En route vers la littérature

Le journal est encore dans l’innocence, aux portes de la littérature. Il y restera plus ou moins jusqu’à ce que les premières publications posthumes, au milieu du XIXe siècle (en particulier celles des journaux d’Eugénie et Maurice de Guérin en 1862) viennent démentir l’idée que le journal, incapable de composition (on écrit sans connaître la fin de son propre texte), dépourvu de style (on n’a pas droit aux retouches) et voué à la sécheresse des constats, ne saurait être une « œuvre ». Au cours du XIXe siècle, à côté de journaux qui, classiquement, accompagnent dans l’ombre une activité de création (comme chez Michelet ou Delacroix), certains écrivains ont conçu dès le départ des journaux-œuvres, soit sur le mode du témoignage (Victor Hugo, Choses vues, les Goncourt, Mémoires de la vie littéraire), soit sur le mode de l’introspection (Amiel, Marie Bashkirtseff). L’entrée du journal dans la sphère littéraire a été facilitée et légitimée par le développement parallèle du roman en forme de journal, qui stylise l’écriture fragmentaire, allusive, répétitive du journal pour l’intégrer dans une narration classique ayant début, milieu et fin. L’année 1887, avec la publication de versions pourtant émondées des journaux de Marie Bashkirtseff (morte en 1884) et des Goncourt (par Edmond, bien vivant), marque un tournant dans l’histoire du journal « intime » : désormais sur la place publique, il fait l’objet de polémiques entre ses partisans (A. France) et ses ennemis (F. Brunetière, « La littérature personnelle », 1888, stigmatisant l’insignifiance et l’indécence). Avec les journaux de Stendhal, Constant et d’autres, publiés les années suivantes, le journal intime apparaît désormais comme un véritable genre, ouvert aux essais des jeunes gens qui veulent se lancer dans la littérature (André Gide, Pierre Louÿs).

Public ou privé ?

Un pas de plus en avant, et l’écrivain publiera lui-même son journal en feuilleton, au rythme de sa composition, combinant la pratique intime née à la fin du XVIIIe siècle et la publication périodique initiée au XVIIe siècle. Ce fut le cas de Léon Bloy dès les années 1890, sporadiquement d’André Gide avant qu’il ne rassemble l’essentiel de son journal dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1939, plus régulièrement de Julien Green et maintenant de Renaud Camus qui publie depuis 1987 à bref délai son journal de chaque année. La publication est-elle compatible avec l’intimité, n’implique-t-elle pas une autocensure ? Il est sûr que pour garder sa liberté, rien ne vaut le posthume. Les journaux d’Henri-Pierre Roché et d’Helen Hessel, ceux de Jehan-Rictus (153 volumes inédits), le « Journal particulier » de Paul Léautaud (en cours d’édition) sont de bons exemples de cette liberté gardée aussi bien pour parler d’autrui que pour exposer sa vie sexuelle. La publication posthume, garante d’une certaine sincérité, donne aussi leur intérêt aux lectures croisées que nous pouvons faire aujourd’hui des nombreux journaux tenus autour d’André Gide et de la Nouvelle Revue Française dans l’entre-deux-guerres par Charles Du Bos, Roger Martin du Gard, Maria van Rysselberghe, Eugène Dabit, Pierre Hébrard, Louis Guilloux et bien d’autres. Aujourd’hui, à l’inverse du posthume, qui ménage une distance infranchissable entre le diariste et son lecteur, et donne à ce dernier un avantage sur le premier (il connaît, lui, la fin de l’histoire), l’immédiate publication sur Internet fait presque entrer diariste et lecteur en collision. Pour la première fois, un journal est lu quasiment au moment où il est écrit, dans la même ignorance de l’avenir, et pour la première fois aussi, le lecteur peut envoyer des commentaires en réponse. Ce triple métissage entre journal, correspondance et publication génère, dans l’urgence du présent, un nouveau type de sociabilité fiévreuse, à laquelle on peut souhaiter échapper en se réfugiant… dans la solitude d’un cahier.

Pratique universelle, modeste œuvre d’art

Devenu genre littéraire, même s’il est toujours considéré mineur, le journal est en même temps une pratique qui s’est démocratiquement répandue, avec les progrès de l’instruction, dans toute la population française depuis le XIXe siècle. À l’adolescence, il est surtout le fait des filles, mais il concerne à égalité les deux sexes à l’âge adulte. Parfois, mais c’est plutôt rare, il est tenu tout au long d’une vie. Plus souvent, on y a recours à l’occasion d’une crise, d’une épreuve, d’une maladie, d’un engagement politique, d’une guerre (des milliers de journaux ont été tenus dans les tranchées en 1914-1918). Il peut aussi accompagner une activité favorite (journaux d’éducation, de voyage, de lectures, de jardinage…) ou un travail de création (journaux de genèse d’écrivains, cahiers d’esquisses de plasticiens). Dans tous les cas, le journal n’est pas seulement un texte : le choix du support, cahiers ou feuilles volantes, les dispositifs et variations de l’écriture au fil du temps ou des humeurs, les dessins ou croquis, les ornements et photos, les documents joints, lettres ou objets les plus divers, tout cela signe l’unicité du moment et de la personne et fait du journal, à sa manière, une œuvre d’art unique, modeste sans doute, mais vraiment personnelle

Bibliographie

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Françoise Simonet-Tenant, Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009.


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457-460

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Pour citer cet article: 

Lejeune Philippe, « Journal personnel », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. 457-460, en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/journal-personnel, page consultée le 29/03/2024.