Commentaires

Le terme commentaires, dans l’histoire des écrits mémoriels et autobiographiques, ne désigne pas tant un genre qu’un ouvrage fondateur – ou plutôt deux : les Commentaires de César sur la guerre des Gaules (Bellum gallicum) et sur la guerre civile (Bellum civile) – en même temps qu’il renvoie à leur postérité considérable.

À l’époque romaine, un commentarius ou commentarium était un recueil de notes destinées à secourir la mémoire du scripteur, comme le rappelle l’étymologie qui rattache le terme à memini, « avoir à l’esprit », « se souvenir ». Son usage chez César implique l’idée d’une écriture sur le vif, peu soucieuse de perfection ou d’exhaustivité, comme un brouillon à disposition d’historiens futurs ; ce trait lui vaut à la fois l’éloge de Cicéron qui vante sa « brièveté toute simple et lumineuse [pura et illustri breuitate] » (Brutus, lxxv, 262), et le blâme d’Asinius Pollion qui n’y voit que le reflet d’un défaut d’art et reproche à César ses inexactitudes et sa partialité (Suétone, César, 56). L’œuvre de César est donc, dans sa sobriété, proche d’un journal des événements, et c’est d’ailleurs par le terme d’Éphémérides que Plutarque traduit Commentarii dans sa Vie de César.

Ses Commentaires offrent d’autres traits originaux qui ont fixé le modèle césarien pour les siècles suivants. L’œuvre ne se présente pas comme une écriture de soi mais comme une histoire politico-militaire couvrant des événements très récents, dans un contexte où l’auteur a joué, joue et compte encore jouer un rôle considérable : « Au contraire d’une majorité d’historiens – et même de mémorialistes –, César, s’il écrit après les événements dont il traite, le fait pour préparer une action » (Frédéric Charbonneau). Enfin, il ne se désigne, en tant qu’acteur, qu’au moyen de la troisième personne ; mais en écrivant l’histoire de son temps et de son peuple, il cherche à se promouvoir lui-même comme politique, stratège et orateur, dont la destinée se confond avec celle du peuple et de l’État romains.

César ne fut pas oublié au Moyen Âge, où il a pu sembler une préfiguration romaine de l’idéal de la chevalerie française, ou l’exemple du bon prince, comme chez Christine de Pizan. Mais le texte des Commentaires fut surtout remis au goût du jour à la fin du XVe siècle, lorsqu’il fut traduit pour Charles le Téméraire, puis pour Charles VIII. Cette dernière traduction, due à Robert Gaguin, connut un succès important du fait de sa diffusion imprimée. Les Commentaires sont alors appréciés pour leur triple dimension de témoignage personnel, d’expérience politique et militaire, et d’histoire nationale – César étant l’envahisseur, mais aussi le premier historien de la Gaule. Il était l’instructeur idéal des rois ; François Demoulins, précepteur de François Ier, écrivit à son intention des Commentaires de la guerre gallique destinés à faire « dialoguer » César avec le roi, son lointain avatar.

Les « commentaires » furent donc ressentis à la Renaissance, sinon comme un genre, du moins comme le nom d’une écriture à la fois politique et personnelle de l’histoire. Dans la culture bilingue du temps, ce latinisme devint l’équivalent du mot mémoires qui devait son succès à un autre modèle : Commynes. Ses Mémoires durent attendre l’édition de Denis Sauvage, en 1552, pour paraître sous ce titre, utilisé pourtant par l’auteur au fil du récit. Quelques années plus tôt, l’historien rhénan Johannes Sleidan en avait fait paraître une version latine sous le nom de Commentarii (1545). Plus tôt encore, les deux termes commentaires et memoires se trouvaient conjoints sous la plume du maître de Sleidan, Guillaume Du Bellay, qui définissait ainsi par les modèles de César et Commynes sa propre œuvre, les Ogdoades, histoire du règne de François Ier. L’auteur y évoque ses propres actions à la troisième personne mais en conformant voire déformant les événements selon son expérience et son jugement personnels. Son parent Joachim Du Bellay s’en souvient lorsque, à l’ouverture de ses Regrets, il les qualifie « de papiers journaux, ou bien de commentaires », signalant ainsi sa volonté de consigner une expérience (son séjour à Rome) et de la composer sous une forme plus ciselée.

On peut donc considérer, avec Marc Fumaroli, que la double influence de César et de Commynes fut constitutive, en France, du genre des Mémoires aristocratiques. À ce stade, pourtant, le mot commentaires, au contraire de mémoires, s’éloigne de l’idée de notes, d’aide-mémoire ou de brouillon, qu’il a encore chez François de Rabutin (Commentaires, 1555). Il est plus étroitement lié à la guerre et permet en ce sens de décrire la tradition des Mémoires militaires aristocratiques (Florange, Monluc, La Rochefoucauld).

Enfin, le mot s’enrichit d’une connotation plus littéraire, liée à la pratique humaniste du commentaire érudit et à la volonté d’enrichir le récit historique par ce que la rhétorique cicéronienne appelle des ornements, c’est-à-dire, pour ce qui est de l’histoire, le fait de préciser les circonstances des événements narrés. Ainsi François de La Noue rédige-t-il des Commentaires à l’Histoire de Guichardin en même temps qu’il commente l’histoire de son temps (Discours politiques et militaires, 1587). Commenter l’histoire peut donc conduire à ne plus la raconter de façon linéaire – ainsi chez Montaigne qui refuse de se faire historien. Dans cette pratique de l’« histoire-jugement » (Lionel Piettre), le commentaire personnel de l’auteur, c’est-à-dire son jugement rétrospectif sur les faits, prend une importance considérable, et vient se confronter dans l’espace du texte aux jugements des acteurs de l’histoire proprement dits.

L’œuvre la plus emblématique, à cet égard, est certainement les Commentaires de Blaise de Monluc (parus à titre posthume en 1592), où la subjectivité de l’auteur s’exprime dans ses incessantes interventions, sous forme de « commentaires », dans son propre « narré », selon les mots d’Étienne Pasquier. Comme personnage de sa propre histoire, Monluc intervient d’ailleurs tout autant (à la première personne), non seulement par ses actions mais aussi par ses discours, d’une éloquence toute soldatesque. Son histoire personnelle semble ainsi s’écrire dans les marges de l’histoire écrite pour les grands et les princes, comme une apologie de soi mais aussi comme la nécessaire manifestation de sa volonté de revivre et faire revivre un passé indépassable, marqué par la violence d’une carrière longue d’un demi-siècle, de guerres étrangères en guerres civiles, jusqu’à la terrible blessure qui contraignit Monluc à la retraite d’où il dicta ses Commentaires. L’écriture de soi, où la personne ne se dépouille jamais de ses habits guerriers, mêle ainsi des considérations saisissantes de profondeur sur le rêve ou la peur à un propos plus général – et souvent franchement partisan – sur les destinées du royaume.

Au-delà des œuvres désignées explicitement comme commentaires, ce mot permet donc de rendre compte de pratiques littéraires situées aux marges des genres qui, sous l’Ancien Régime, autorisent l’écriture de soi. Agrippa d’Aubigné, lui-même auteur d’une Vie à ses enfants écrite à la troisième personne, a également écrit une Histoire universelle qui, en dépit son titre, place l’objet du livre sous l’autorité souveraine d’un Je dissimulé sous divers masques – Aubigné marque de la lettre hébraïque Aleph les passages où il apparaît comme acteur de son histoire, sans se désigner explicitement. Ces pratiques littéraires sont liées à un désir d’agir et/ou de vaincre (du moins dans l’espace du texte) des entraves à l’action : ainsi, comme chez Aubigné – conseiller déçu par son roi –, Marguerite de Valois, reine mais sur qui pèse la misogynie du temps, cherche à donner « un témoignage de sa capacité politique » (Éliane Viennot).

Une telle écriture reste cependant décevante du point de vue des « spectateurs de la vie » (Louis Van Delft) qui, aux XVIe et XVIIe siècles, déplacèrent leur regard de l’extérieur vers l’intérieur du sujet. Montaigne reproche à César d’avoir « été trop épargnant à parler de soi » (Essais, ii, 10). Marie de Gournay, dans sa préface aux mêmes Essais (qu’elle ouvre par la figure de César) loue Monluc et La Noue d’avoir mis « au jour [leurs] actions publiques », et leur reproche d’avoir voulu cacher les « privées » : « […] outre que ces Seigneurs font cela même, décrivant jusqu’à leurs songes, ils n’entendent pas […] que le public même n’est fait que pour le particulier. Il leur semble que la science de vivre soit si facile, qu’on fait une sottise quand on daigne publier sa pratique. »

Si le genre des Mémoires a pris son autonomie – malgré son ambiguïté constitutive, entre écriture de soi et histoire – la notion de commentaires a donc l’intérêt inverse : plutôt que de délimiter un ensemble générique, elle invite à s’interroger sur la place du Je dans l’histoire, à partir du moment où l’auteur s’y décerne un rôle qui fonde sa capacité d’écrire, « capacité que seul possède l’acteur historique qui a expérimenté la totalité de l’histoire (la petite et la grande) et en a souffert les tensions » (H. Merlin-Kajman). Stendhal endosse un tel rôle lorsqu’il écrit ses Mémoires sur Napoléon, où l’implication du « moi historique » de l’auteur est indéniable ; et comme jadis Aubigné, Louise Michel fut à la fois mémorialiste et historienne de la Commune. L’écriture du Moi disparaît alors au profit du Je, regard subjectif et pourtant légitimé par le sentiment d’appartenir à un Nous, celui du peuple, des masses voire de l’humanité ; ce qui peut aussi bien, réciproquement, entraîner la confusion du Moi et de la communauté qu’il voudrait incarner – ainsi dans les Mémoires de guerre où De Gaulle met en œuvre une véritable « assomption de soi » (Jean-Louis Jeannelle).

Enfin, le trait commun à la plupart de ces textes que, depuis la Renaissance, on peut rattacher au modèle césarien, est la volonté de l’auteur de se livrer non seulement à une apologie personnelle mais à l’apologie du combat politique dont il fut partie prenante. Les déconvenues sont conjurées par les succès personnels (Monluc), les défaites par la voix solitaire et prophétique de l’auteur (Aubigné), par l’annonce de temps nouveaux (Michel) ou par la relecture des défaites passées au prisme de la victoire finale (De Gaulle). L’écriture du commentaire, en ce sens, est devenue la continuation de la lutte politique, son prolongement et son dernier écho, plutôt que sa compagne et son instrument de circonstance, comme elle l’était chez César.

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Pour citer cet article: 

Piettre Lionel, « Commentaires », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. , en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/commentaires, page consultée le 24/04/2024.