Autofiction

Les années 1970 sont décisives pour l’autobiographie comme pour l’autofiction : dans L’Autobiographie en France (1971), Philippe Lejeune institue un genre et lui donne une définition précise ; en 1977, Serge Doubrovsky, universitaire et écrivain, brouille les pistes en inventant l’« autofiction », une démarche qui relève à la fois de l’autobiographie et de la fiction. « Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit musique » : c’est ainsi que Serge Doubrovsky définit Fils, en 1977. Son œuvre est une réponse au poéticien de l’autobiographie qui, dans Le Pacte autobiographique (1975), suggérait la possibilité d’un texte dans lequel coexisteraient l’identité onomastique de l’auteur, du narrateur et du personnage et un pacte romanesque. Doubrovsky, alors en train de concevoir Fils, relève le défi. Ce pacte contradictoire, tout à la fois de vérité et de fiction, ébranle l’autobiographie et ses fondements théoriques. Plus de trente-cinq ans après sa naissance, ce terme n’a toujours pas trouvé sa définition, les critères qui constituent une « autofiction » sont peu clairs et souvent propres à tel auteur ou à tel théoricien : la critique ne cesse de s’interroger sur ce concept et ses implications. Ce faisant, elle s’essaie à de nouveaux étalonnages de la littérature autobiographique.

En mettant l’accent sur la stratégie d’ambiguïté de l’autofiction, la définition de Doubrovsky force la critique à convoquer – de manière peu convaincante – la catégorie, décriée par la critique moderne, de « roman autobiographique » : l’autofiction n’en serait-elle pas une variante contemporaine ? Il en irait ainsi des œuvres de Colette, Gary, Nourissier ou Modiano. Le critère d’innovation formelle allégué par Doubrovsky semble par ailleurs trop large pour constituer un critère d’appartenance à l’autofiction. Philippe Gasparini, qui dresse un état des lieux exhaustifs de la critique sur l’autofiction, rappelle les tâtonnements critiques : on a pu englober sous cette étiquette des écritures nouvelles qui semblaient inclassables comme l’écriture baroque de Chloé Delaume, l’écriture orale de Christine Angot ou très littéraire des Rouaud, Michon ou Sebald, l’écriture très poétique de Louis-René des Forêts ou l’écriture érudite de Roubaud, pour reprendre quelques-uns de ses exemples. Quant au rapport à la psychanalyse, thématique ou formel, comme le laisse entendre la définition initiale, c’est un élément que la critique délaisse progressivement : si Doubrovsky fait de sa cure un moteur et un motif de son écriture, la psychanalyse ne saurait conditionner l’appartenance à un genre littéraire même si la stratégie d’ambiguïté de l’autofiction trouve incontestablement sa source dans le bouleversement induit par la révolution psychanalytique, qui ne voit de vérité que dans la langue.

En réalité, le terme n’a cessé d’acquérir un sens plus large au fil du temps. De l’histoire du mot, de ses détracteurs et de ses partisans, de ses batailles d’Hernani, deux approches essentielles et concurrentes se dégagent : l’une, référentielle ; l’autre, fictionnelle. L’approche référentielle inspire la définition initiale de Doubrovsky comme celles qu’il a données par la suite : l’autofiction est un roman qui traite de la réalité, fût-ce dans le recours à la fiction ; elle repose sur l’homonymie entre narrateur, auteur et personnage. Jacques Lecarme, théoricien de l’autobiographie, qui plaide pour la reconnaissance de l’autofiction, défend d’emblée cette approche référentielle et il l’illustre, dans son article « Fiction romanesque et autobiographie » dans Encyclopaedia universalis (1984), avec un ensemble d’œuvres qui présentent une parenté, comme la trilogie allemande de Céline, Roland Barthes par Roland Barthes (1975), Livret de famille (1977) et De si braves garçons (1982) de Modiano, Femmes (1983) de Sollers. L’approche fictionnelle de l’autofiction défend, quant à elle, la fiction plus que l’autobiographie et s’intéresse à la « fictionnalisation de soi ». Vincent Colonna, disciple de Gérard Genette (lui-même tenté d’inscrire La Recherche dans le cadre de l’autofiction), évacue même le critère d’homonymie onomastique entre auteur, narrateur et personnage. Ainsi range-t-il dans l’autofiction des œuvres aussi diverses que celles d’Apulée, de Nerval, Kafka, Hesse, Gombrowicz, Leiris, Dante, Borges, en suggérant un autre terme, « autofabulation », qui peut sembler bien loin de l’autobiographie, en effet. Entre ces deux approches extrêmes que départage l’acception plus ou moins extensive du mot « fiction » se déclinent toutes sortes de positions médianes : Robbe-Grillet présente Romanesques (1985-1994) comme relevant du genre de la « nouvelle autobiographie », par référence au nouveau roman, là où Doubrovsky voit une œuvre clairement autofictionnelle ; Philippe Vilain, en même temps qu’il défend l’écriture autobiographique et l’autofiction (Défense de Narcisse, 2005), plaide pour une pratique romanesque fondée sur une autre idée de la vérité : son rapport au monde lui semble plus vrai que sa vie, irréelle. De son côté, Philippe Forest établit une équivalence entre réel et imaginaire, assignant à ses récits, entre autobiographie fictive et témoignage personnel, un double statut autobiographique et fictionnel ; il propose ainsi une nouvelle appellation : « le roman du je » (2001). Arnaud Schmitt, enfin, suggère, en 2005, un autre terme, « autonarration », genre qui consisterait à se dire comme dans un roman, à se voir comme un personnage, même si la base référentielle est bien réelle. En somme, l’autofiction a débordé le cadre de sa définition initiale ; est-elle un genre ? Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone voient plutôt dans l’autofiction un ensemble hétéroclite de textes, qui participeraient du renouvellement de l’autobiographie. Philippe Gasparini tente une dernière définition, qui englobe, selon lui, les traits définitoires les plus à même de différencier autobiographie, autofiction et roman autobiographique : l’autofiction serait un « texte autobiographique et littéraire présentant de nombreux traits d’oralité, d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d’altérité, de disparate et d’autocommentaire qui tendent à problématiser le rapport entre l’écriture et l’expérience ». Le débat n’est pas clos : une autobiographie ne peut-elle comporter tous ces traits ?

Cette myriade de définitions, voire d’appellations nouvelles, invite en tout cas à la relativisation. Le terme connaît une fortune qui n’a d’égal que son flou conceptuel. Doubrovsky rappelle qu’il n’a pas inventé l’autofiction : Colette, Céline, Breton, Genet, Sartre, l’esprit du temps, la littérature des Sollers, Sarraute, Robbe-Grillet, Guibert, Duras, l’histoire, la psychanalyse, l’époque postmoderne, la mort des idéologies, le règne de Narcisse, la fragmentation du sujet, tout cela est à l’origine de l’autofiction. Mais ce sur quoi il ne transige pas, c’est sur le désir de vérité qui a été le ressort de son écriture. Annie Ernaux et Philippe Lejeune ont, pour leur part, une autre idée de la vérité : écrire une autobiographie en cherchant sa vérité est une affaire de posture ; cela demande un pacte de vérité et non un pacte de communication, et ne peut emprunter le chemin buissonnier de la fiction. Dans ce qu’il faut bien nommer une « bataille théorique » autour de l’autofiction, l’autobiographie stricto sensu aura-telle perdu du terrain ? Ce genre contesté au motif qu’il ne peut être littéraire puisque censé dire sans apprêt la personnalité de son auteur ne sera-t-il pas relégué au profit de l’autofiction ? À moins que la tendance ne s’inverse ou que, plus raisonnablement, l’une et l’autre n’y gagnent, dans l’affirmation de formes adéquates à une posture plus nettement assumée. Cette nouvelle notion aura en tout cas réhabilité la subjectivation de l’écriture de soi et elle aura invité à réexaminer la définition fondatrice de Philippe Lejeune. L’autofiction, que l’on envisage aujourd’hui moins comme un genre que comme une variante de l’autobiographie contemporaine, présente surtout une vertu heuristique. On ne cesse de le constater : comme le dit Jean-Louis Jeannelle, le mot « autofiction » a fait figure de catalyseur théorique. Dans cette période historique charnière qui a vu, dans l’écriture, les bouleversements induits par la psychanalyse et par la chute des idéaux politiques, il a permis de repenser l’écriture du sujet ; il a fécondé la réflexion critique universitaire comme médiatique, et plus encore, la création littéraire, stimulée par ces débats sur cette définition impossible. La polémique critique qui a accompagné la naissance de ce mot aussi énigmatique que visionnaire a pu, parfois, sembler taxinomique ; elle a néanmoins permis de diversifier les critères génériques du champ autobiographique et de donner à ce mot une acception pragmatique incontestée : l’autofiction est un puissant outil d’investigation et de théorisation de l’entreprise autobiographique contemporaine.

Bibliographie

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Arnaud Schmitt, « La Perspective de l’autonarration », dans Poétique, no 149, février 2007.

Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Grasset, 2005.


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Page: 
94-97

Pour citer cet article: 

Jouanny Sylvie, « Autofiction », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. 94-97, en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/autofiction, page consultée le 29/03/2024.