Autobiographie
De quoi l’autobiographie est-elle le nom ?
Le mot « autobiographie », classique composé du grec αυτός (soi-même), βίος (vie) et γράφειν (écrire), est né en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle (Selbst-biographie) avant d’être attesté pour la première fois en 1797 en Angleterre sous la forme self-biography, qui, peu prisée, évoluera en auto-biography. La première définition lexicographique française de ce mot savant est fournie par l’édition de 1842 du dictionnaire de l’Académie, où le terme est signalé comme néologisme : « Vie d’un individu écrite par lui-même. » Ce point de départ, laconique, ouvre la voie à des qualifications ultérieures du contenu de ce récit. Pour Bescherelle (1845), l’autobiographie est « le récit qu’un personnage historique ou autre fait de ses pensées et des événements qui ont agité sa vie ». Cette définition établit une ligne de partage entre l’autobiographie (« sorte de confession ») et les Mémoires (« narration de faits indépendants des impressions de l’âme ») ; la distinction entre les deux genres, qui tous deux s’opposent à la fiction, sera reprise par Larousse en 1866. La définition lexicographique ensuite ne variera plus jusqu’aux années 1970. On remarquera simplement que le dictionnaire de l’Académie, de son édition de 1878 à celle de 1932-1935, l’illustre avec le même exemple (« les autobiographies sont souvent mensongères »), que le Larousse de 1866 et le Guérin de 1892 reprennent tous deux une déclaration de Proudhon (« Je hais comme la mort les autobiographies et je n’ai nulle envie de donner la mienne »), et le Dictionnaire alphabétique et analogique de Robert (1960), la célèbre citation de Thibaudet (« L’autobiographie, qui paraît au premier abord le plus sincère de tous les genres, en est peut-être le plus faux »). Conscients ou inconscients, ces choix trahissent une vision souvent péjorative du genre, qualifiée par Jacques Lecarme d’« idéologie anti-autobiographique » (L’Autobiographie en procès, 1997). L’autobiographie relèverait au mieux d’une représentation mensongère et flatteuse de soi, au pire d’une littérature de second ordre. Codifiée à la fin du xviiie siècle, la forme devra atteindre la seconde moitié du xxe pour trouver sa légitimité littéraire et critique : les équilibres, alors, se renversent, et elle est reconnue comme un genre à part entière, au même titre que le théâtre, la poésie ou le roman ; l’un de ses avatars, l’autofiction, en devient même le concurrent direct.
Le pacte autobiographique
En France, la théorie littéraire commence à s’intéresser à l’écriture du moi à partir des travaux de Georges Gusdorf (La Découverte de soi, 1948). Celui-ci la lie, dans une démarche humaniste, à des problématiques philosophiques ou sociales ; une position réaffirmée plus tard dans Lignes de vie (1991) qui condamne avec fermeté les tentatives de séparer les sous-genres et de « tronçonner la tradition continue des écritures du moi » (Les Écritures du moi, 1991). Pourtant, le travail définitoire effectué à partir des années 1970 par Philippe Lejeune marquera une avancée cruciale dans la connaissance et la reconnaissance du genre autobiographique. Le critique livre la définition la plus connue, et la plus utilisée, dans Le Pacte autobiographique (1975) : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » Il postule en outre que pour être reçue comme telle, l’autobiographie doit faire l’objet d’un « pacte » conclu entre l’auteur et son lecteur, lequel pacte implique deux clauses : d’une part l’« identité de l’auteur, du narrateur et du personnage » – une question approfondie par Genette dans Fiction et diction (1991) – d’autre part l’engagement de la part de l’auteur à « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » (ce qui ne présume pas, bien sûr, de l’assurance d’y parvenir). Philippe Lejeune accorde donc un poids prépondérant à l’intentionnalité ; il défend de surcroît l’idée qu’une certaine sincérité littéraire est consubstantielle à l’existence de l’autobiographie. Cette ligne théorique, mise à mal par l’explosion des formes autofictionnelles, est pourtant réaffirmée en d’autres termes par Damien Zanone quand il note que « l’autobiographie s’engage à la référence », (L’Autobiographie, 1996) et par Thomas Clerc, qui estime que les autobiographes ne peuvent se « démettre » du réel qui garantit la validité de leur discours (Les Écrits personnels, 2002) ; Jacques et Éliane Lecarme soulignent de leur côté que la qualification d’autobiographique entraîne la « responsabilité sociale de l’auteur » jusque devant les tribunaux (1997).
La définition du « pacte » présente cet intérêt qu’elle a, pour la première fois, pris en compte la présence concomitante d’éléments de différente nature. Pour Thomas Clerc, le genre autobiographique est « à mi-chemin entre les deux régimes, esthétique et pragmatique du langage » et on peut en effet distinguer trois problématiques superposées :
– une dimension pragmatique. La relation d’une vie, dès qu’elle est médiatisée (ici par du texte) subit d’inévitables distorsions : mémoire infidèle, sélection des épisodes relatés… On pourrait dire que l’autobiographe a une obligation de moyens lorsqu’il construit sa démarche de mise en récit, mais non de résultat. C’est pourquoi les déclarations liminaires des auteurs, ces « pactes » dans lesquels ils assurent offrir des relations fidèles des événements, ont une fonction essentielle : quoi que l’on pense de leur degré d’exactitude, ils sont de véritables engagements, dont la valeur performative est actualisée dans la relation qui se construit entre l’auteur et son lecteur. Même si Lecarme souligne le caractère « léonin » de ce contrat de lecture (avec lequel il n’est pas interdit de prendre des distances), sans cette confiance, l’autobiographie ne peut exister, dissoute qu’elle serait dans la fiction au sens large.
– un contenu thématiquement déterminé. Même si le sujet (« sa propre vie ») est vaste, on s’attend à trouver dans l’autobiographie quelques passages obligés : récit d’enfance et d’adolescence, rapport à la famille, vie scolaire et sociale, éveil à la sexualité, à la spiritualité. En cela, l’autobiographie marque une distinction, plus ou moins tranchée selon les cas, avec les Mémoires, ceux-ci se focalisant sur l’action publique de l’individu et les rôles, souvent illustres, dans lesquels il s’est distingué sur la scène sociale.
– des degrés de littérarité et de cohérence narrative variables. Certains auteurs vont opter pour le factuel, le brut, et même le disparate ou le fragmenté (« ce n’est pas parce c’est du brut que c’est forcément du mauvais », note Marie Billetdoux dans Un peu de désir sinon je meurs, 2006) tandis que d’autres, comme Yourcenar ou Sarraute, apportent un soin extrême à la construction de leur récit. Le texte est en général une narration en prose, mais peut opter pour une forme poétisante (Des Forêts, Ostinato, 1997) ou versifiée (Queneau, Chêne et Chien, 1937). L’autobiographie, qui n’est pas toujours l’apanage des écrivains, se déplace de surcroît sur une ligne située entre le document et l’œuvre ; et même chez les auteurs consacrés, le travail de l’écriture va d’une neutralité stylistique revendiquée (Annie Ernaux) ou d’une minutie clinique (Perec) au débordement épique (Gary). L’autobiographie ne peut donc à ce titre prétendre à une unité esthétique ou formelle générique.
Compte tenu de cette variété de critères, il paraît donc opportun de parler de dispositif autobiographique (incluant les variations formelles ainsi que cette relation auteur/lecteur).
Histoire
L’autobiographie dans sa forme moderne a eu des devanciers illustres. Philippe Gasparini (La Tentation autobiographique, 2013) a mis en lumière une longue tradition autobiographique antique, qui dans la sphère gréco-latine touche des genres aussi variés que le testament, les discours, les Mémoires, les poèmes, où l’évocation de soi est plus ou moins prégnante. Le récit de conversion est en l’un des avatars les plus poussés : saint Augustin, avec les Confessions (397-400), a ainsi popularisé une forme de discours à la première personne, entièrement tourné vers Dieu ; téléologique, le récit, qui lie la vie et la foi, tend à une forme d’universalité philosophique. Beaucoup plus tard, les Essais de Montaigne (1588) proposent un autoportrait atypique et chatoyant : il ne s’agit pas d’un récit de vie à proprement parler, mais d’une représentation de soi éclatée, construite à partir d’un terreau de citations méditées, retravaillées, gauchies ; même Pascal qui, dans ses Pensées (1662) condamnait le moi haïssable et moquait le « sot projet que [Montaigne] a[vait] de se peindre », avait livré, à son corps défendant, les éclats d’une représentation indirecte de soi, en évoquant notamment l’éblouissement de la foi. Mais c’est Rousseau qui a cristallisé et fixé les traits du genre, dans sa forme moderne et laïcisée, avec Les Confessions, rédigées entre 1765 et 1771, et publiées à titre posthume entre 1782 et 1789. À la conscience aiguë de l’audace de sa démarche (« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur », Préambule) se joint chez Rousseau un désir affiché, assumé et exhibé de transparence : il veut « [s]e montrer tout entier au public » de sorte que « rien de [lui] ne lui reste obscur ou caché » (Livre II). L’auteur y consigne en conséquence ce qui a fait la matière de sa vie, sans en éluder les épisodes les plus embarrassants, qu’il s’agisse de transgression sociale (mensonge, vol) ou de sexualité ; le livre est à la fois un aveu et une réponse à l’incompréhension du monde devant une personnalité d’exception, qui revendique avec orgueil la singularité de son caractère. Très vite, les auteurs emboîtent le pas, en particulier Restif de la Bretonne avec Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé (1797).
Le xixe siècle voit les écritures personnelles, au sens large, connaître une fortune croissante. Plusieurs romans autobiographiques qui réservent une large place à l’intériorité et aux passions connaissent la faveur du public (Chateaubriand, René, 1802 ; Benjamin Constant, Adolphe, 1816, Fromentin, Dominique, 1863). Des protagonistes, fictifs, s’exprimant à la première personne, racontent, parfois de manière à peine transposée, des expériences sentimentales réellement vécues par leurs auteurs ; les contemporains n’ont guère de peine à en reconnaître les modèles. Là n’est toutefois pas l’essentiel pour notre histoire de l’autobiographie, mais dans le partage difficile entre Mémoires et autobiographie : cet état de confusion relative favorise les contaminations entre les deux genres. Le cas de Chateaubriand est, de ce point de vue, exemplaire puisque c’est précisément la fusion de la veine autobiographique et de l’ambition mémoriale qui confère à ses Mémoires sa valeur particulière. Rappelons les origines de ce grand œuvre : c’est lors du premier séjour en Italie (Chateaubriand a alors trente-cinq ans) que l’auteur fait l’esquisse de Mémoires où il s’en tient à la dimension publique de son existence ; puis il dresse le programme des Mémoires de ma vie en 1809, d’inspiration rousseauiste (« […] je veux avant de mourir remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur ») qu’il mène parallèlement à une nouvelle Histoire de France ; enfin, dans la préface testamentaire de 1833, l’auteur fixe le projet des Mémoires d’outre-tombe, réunissant le dessein de nature autobiographique et l’histoire de son temps. Sans atteindre peut-être l’ampleur des Mémoires d’outre-tombe, George Sand partagea aussi l’ambition d’allier récit personnel et tableau de l’histoire, exploration de soi et reconstitution d’une communauté profondément divisée par les troubles historiques. En préambule à son Histoire de ma vie, elle reconnaît avoir voulu « raconter la vie intérieure, la vie d’une âme, c’est-à-dire l’histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d’un enseignement fraternel ». Récusant le modèle rousseauiste des Confessions, elle se propose de composer une autobiographie solidaire dont la légitimité sera fondée sur la représentativité de son histoire, « un guide pour les autres esprits engagés dans le labyrinthe de la vie ». Pour celle qui dit éprouver « un dégoût mortel à occuper le public de [s]a personnalité », il s’agit en effet de dépasser la confidence, d’offrir son expérience en partage, et de prendre garde à ne « pas raconter [s]a vie comme un roman. » Il est d’autres romanciers pour adopter la forme autobiographique et en assumer pleinement l’exercice : tel Stendhal, qui choisit de s’adresser directement, dans La Vie de Henry Brulard, à un lecteur situé dans une postérité lointaine. L’auteur examine lucidement les travers du genre, cette « effroyable quantité de Je et de Moi » mais tient néanmoins à s’en remettre à la première personne pour « rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme » ; les nombreux croquis et schémas attestent de la volonté quasi-documentaire de l’œuvre, travail sur la mémoire d’une enfance en partie malheureuse autant que d’analyse de la formation d’une conscience.
La psychanalyse, qui fait ses premiers pas au début du XXe siècle, va venir renforcer et légitimer la valorisation du discours sur soi, en donnant un prix inédit aux expériences personnelles, aux émotions, aux sentiments. Partant, elle encourage leur publicisation. Certains critiques, comme Gusdorf et Lecarme, lient cette nouvelle inflexion à une laïcisation du genre : moins l’autobiographie serait religieuse, plus elle favoriserait l’irruption de la dimension psychologique. Et même si l’inclassable Recherche du temps perdu ne peut être assimilée à une autobiographie, on y retrouve, menée à la première personne, une des plus magistrales explorations de la sensation et de la sensibilité humaines jamais entreprises ; elle est conduite par un narrateur homodiégétique qui partage bien des traits identitaires avec Proust. La forme dominante demeure certes le roman, qui a dans une large mesure confisqué à la poésie, à partir du début du XXe siècle, l’apanage du prestige littéraire et du succès. Toutefois, l’autobiographie, genre somme toute démocratique, dès lors que le plus humble possède une vie à raconter, rencontre un succès croissant. Si certains textes reviennent assez classiquement sur la trajectoire de l’écrivain, d’autres n’hésitent pas à explorer des aspects transgressifs de l’existence : Mes Souvenirs, d’Herculine Barbin (1874) évoque la condition douloureuse d’hermaphrodite, Si le grain ne meurt (1926) de Gide et La Bâtarde (1964) de Violette Leduc, racontent l’éveil à l’homosexualité. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’autobiographie deviendra peu à peu un passage obligé pour tous les écrivains consacrés (Sartre, Yourcenar, Beauvoir, Sarraute) : elle va constituer pour eux un enjeu poétique de plus en plus crucial. Chez certains, autobiographie ou récits autobiographiques font écho à l’œuvre de fiction, à laquelle ils fournissent un substrat essentiel : ils s’inscrivent dans ce que Philippe Lejeune appelle « l’espace autobiographique ». Tel est le cas d’une grande partie de l’œuvre de Colette, de La Promesse de l’aube, de Romain Gary (1960), ou de W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec (1975), qui donnent les clés d’une partie de la poétique romanesque de leurs auteurs. Dans d’autres cas, c’est l’œuvre entière d’un écrivain qui se trouve aspirée vers l’autobiographie, comme on le constate chez Leiris ou Ernaux. La Règle du jeu (1948-1976), vaste entreprise étagée sur quatre tomes et trente ans, inaugure ainsi une forme de discours autobiographique échappant à un modèle narratif chronologique et organisé. Ici, le récit est tourné vers le rapport qu’un individu construit avec la vie à travers avec le langage.
Déconstruction et formes extensives
La seconde moitié du XXe siècle déplace aussi les lignes génériques : très significative à cet égard est, en 1964, la parution des Mots, de Sartre. Ce livre brillant et ironique, qui décrit un jeune garçon (« Poulou ») idolâtré par sa famille, n’hésite pas à récrire des épisodes de l’enfance ; pour le vérifier, il n’est que de les rapporter au récit, parfois contradictoire, fait des mêmes péripéties dans Les Carnets de la drôle de guerre. Sartre ne se dit pas, comme Rousseau, obsédé par un souci de vérité et d’aveu exhaustif : au contraire, son autobiographie lui fournit un terrain d’exemplification de son système philosophique. Le personnage de cet enfant cabotin, en mal d’authenticité, est en effet dépeint comme le produit de l’éducation bourgeoise qu’il a reçue ; il devient le support d’une lecture politique de la vie. On rejoint là la dimension éthique de l’autobiographie, fréquemment utilisée pour délivrer des messages qui excèdent une visée biographique sommative ou narrative : à travers leurs récits, les auteurs engagent une conception du monde, une pensée politique, voire exemplifient leur histoire pour l’inscrire dans un déterminisme, quitte à remodeler au passage quelques facettes de la véracité des faits.
Le Roland Barthes par Roland Barthes (1975) est un autre jalon important de l’évolution du genre. Cette fois, la volonté de déconstruire, alimentée par la démarche structuraliste, est explicite et se traduit matériellement dans le volume : le livre est divisé en deux parties, un cahier de photographies commentées et un abécédaire où l’auteur a regroupé les items supposés définir des éléments importants de sa vie. Tout dans cette démarche place la vie de Barthes sous le signe du langage, des commentaires des photos à l’adoption de la démarche pseudo-dictionnairique. Si l’on ne peut parler de fiction, il est légitime de postuler une fictionnalisation à la lumière d’une déclaration des plus ambiguës : « Tout ceci », écrit Barthes en guise d’épigraphe à son livre, « doit être considéré comme dit par un personnage de roman ».
C’est cette frontière que franchira Doubrovsky avec Fils (1977) où la part de reconstitution est assumée dans une formule tout aussi déroutante : « fiction d’événements réels ». Ces déclarations sont la partie immergée d’un paradoxe fondamental avec lequel l’autobiographie se débat depuis les années 1970. D’un côté, le succès du genre est réel et durable, comme en témoigne sa place importante dans la production littéraire : Livres-Hebdo, qui recense de manière exhaustive les publications des éditeurs français, ne relève pas moins de 419 autobiographies publiées ou traduites en français en 2010. Mais en même temps, à partir des années 1980, on perçoit une véritable réticence chez les auteurs à sacrifier au modèle canonique, réticence qui n’a cessé de s’intensifier. Plusieurs affichent en conséquence leur volonté de le contourner ou de le gauchir, tel Robbe-Grillet dans Le Miroir qui revient (1984), qui ironise sur la « facilité » de la forme et le « plaisir douteux » qu’elle procure.
Le modèle du discours sommatif et rétrospectif, organisé et centré sur soi, est donc frappé d’une forme d’obsolescence, en tout cas chez les écrivains. Il éclate au profit de formes qui dénoncent le pacte, mais de manière partielle. On notera en particulier une tendance à la miniaturisation et à la fragmentation, la spécialisation des récits (récits de filiation) ou leur thématisation (maladie, deuil, psychanalyse, vie judiciaire tels qu’on les trouve chez Guibert, Lydia Flem, Althusser ou Goldman). Conséquence de la Seconde Guerre mondiale et de la décolonisation, les problématiques de généalogie, d’origine (notamment de judéité), de racines et de biculturalisme jouent un rôle prépondérant. Sur le plan énonciatif, le « je » cède sa place au « tu » (Daniel Maxime, Tu, c’est l’enfance, 2004) ou encore au « elle » transpersonnel d’Annie Ernaux (Les Années, 2008), qui lie étroitement autobiographie et lecture sociale des environnements décrits. Enfin, l’hybridation (roman / autobiographie, autobiographie / journal, autobiographie / essai) devient monnaie courante, comme en témoigne par exemple Le Temps immobile de Claude Mauriac (1974-1988), et la présence de matériaux extra-auctoriaux ou extra-littéraires, tels que les photographies ou les documents, change le protocole de lecture de certains de ces textes (voir par exemple Rochefort, Ma vie revue et corrigée par l’auteur, 1978 ou Raymond Depardon, La Ferme du Garet, 1995). L’autobiographie, plus qu’un territoire littéraire délimité, se présente désormais comme une surface plastique, qui cultive des zones d’intersection avec d’autres genres et ne s’interdit aucune mutation formelle. Réciproquement, à partir de 1970, la volonté autobiographique investit des territoires artistiques qui jusqu’alors privilégiaient la fiction : le cinéma (œuvre d’Alain Cavalier, de Dominique Cabrera, de Joseph Morder), la bande dessinée autobiographique (Marjane Satrapi, Persépolis, 2000-2007 ; Fabrice Neaud, Journal, 1996-2002), qui elle-même peut s’hybrider avec le récit documentaire et le journal de voyage (Emmanuel Lepage, La Lune est blanche, 2014).
Ce choix de formes alternatives n’est pas antagoniste à un certain désir de sincérité ; il en est même parfois le corollaire. On se garde du danger hagiographique, de la facilité narrative, en imposant une voix double, ou tierce (Nathalie Sarraute, Enfance, 1983 ; Anne-Marie Garat, Dans la pente du toit, 1998 ; Pierre Pachet, Autobiographie de mon père, 1987) ; on saisit sa propre expérience sous forme d’instantanés, d’éclats, plus véridiques que des reconstitutions trop soignées (Zoé Oldenbourg, Visages d’un autoportrait, 1977 ; Marie Sizun, Éclats d’enfance, 2009). Si la métatextualité, depuis le célèbre préambule de Rousseau, fait partie intégrante de l’autobiographie, dès lors que le pacte constitue une véritable déclaration d’intention sur le récit que l’on entreprend, elle englobe souvent, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, l’évocation de la recherche de formes originales, ou le témoignage d’une volonté de dépasser le canon ; la réflexion sur le geste d’écriture autobiographique peut ainsi devenir l’un des moteurs du récit. Les deux mille pages du cycle du Grand incendie de Londres, de Jacques Roubaud (1989-2008), qui dénoncent leur appartenance au genre tout en s’y inscrivant, témoignent de cette tension, entre volonté de se dire et récusation de la forme qui historiquement accueillait le discours sur soi. Au-delà de la tension entre réalité et fiction, qui nourrit une partie de la production contemporaine, cette contradiction, extrêmement féconde, semble l’une des clés du renouveau de la création autobiographique du XXIe siècle.
Bibliographie
Brigitte Diaz, « “L’Histoire en personne”. Mémoires et autobiographie dans la première partie du XIXe siècle », dans Elseneur no 17, Se raconter, témoigner, Carole Dornier (dir.), 2001, p. 125-142
Philippe Gasparini, La Tentation autobiographique. De l’Antiquité à la Renaissance, Seuil, 2013.
Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991.
Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Armand Colin, 1997.
Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France [1971], Armand Colin, 2010.
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique [1975], Seuil, 1996.
Philippe Lejeune, Moi aussi, Seuil, 1986.
Philippe Lejeune, Signes de vie, Seuil, 2005.
Philippe Lejeune (dir.), L’Autobiographie en procès, Nanterre, Université Paris X, 1997.
Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernités, mutations [2005], Bordas, 2008, p. 27-128.
Montémont Véronique, « Autobiographie », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. 77-84, en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/autobiographie, page consultée le 15/12/2024.