« Une place pour l’autofiction dans le dévoilement politique de l’intime ? »
Baillargeon Mercédès, Le Personnel est politique : médias, esthétique, et politique de l’autofiction chez Christine Angot, Chloé Delaume et Nelly Arcan, West Lafayette, Purdue University Press, 2019.
Fœssel Michaël, La Privation de l’intime, Paris, Seuil, 2008.
Dans une tribune intitulée « Vous preniez vos désirs pour des réalités » qu’elle publie dans Le Monde le 31 décembre 2019 – c’est-à-dire peu après la publication par Vanessa Springora de son livre Le Consentement où elle revient sur sa relation avec l’écrivain, qu’elle accuse d’avoir abusé d’elle et de sa jeunesse –, Christine Angot répond à un article publié peu auparavant par Gabriel Matzneff dans L’Obs. Angot y fait le récit de sa brève rencontre avec lui dans les rues de Paris, racontant que plus jeune, elle l’avait admiré pour son « traitement du réel par l’écrit » et n’avait pu s’empêcher d’aller le féliciter pour sa production littéraire, alors même qu’elle venait de comprendre qu’« [il n’écrit] pas le réel en fait, [il est], comme on dit, un bon écrivain, mais limité, puisqu’[il ne comprenait] pas ce qui se passait dans la tête de la jeune fille ». Par là, Angot réaffirme un programme littéraire qu’on lui connaît1, celui d’écrire le réel, de l’écrire sans concession et sans se conformer aux prescriptions morales de la société, quitte à se voir confrontée à des poursuites judiciaires pour atteinte à la vie privée – comme cela a été le cas par deux fois, des accusations ayant été proférées et un procès intenté contre elle par Élise Bidoit, mère des enfants de son conjoint de l’époque dont elle aurait livré certains éléments de la vie privée dans Les Petits et Le Marché aux amants. Concernant l’imputabilité morale ou judiciaire d’une œuvre littéraire à son auteur, les arguments développés par Angot dans sa tribune vont à l’inverse des critères judiciaires qui semblent se dessiner à l’issue de la vague d’« accusations et [de] poursuites judiciaires2 » ayant marqué le champ littéraire au début du millénaire. Concernant Angot, citons la sentence prononcée par le juge à l’issue du procès de mai 2013 l’opposant à Élise Bidoit :
L’auteur ne peut utilement prétendre avoir transformé cette personne réelle en un personnage exprimant « une vérité » qui n’appartient qu’à lui comme étant le fruit de son « travail d’écriture », cette représentation, certes imaginaire, étant greffée sur les multiples éléments de la réalité de la vie privée d’Élise Bidoit qui sont livrés au public.
Ainsi Angot se voit-elle accusée de ne pas s’être suffisamment approprié les éléments biographiques de la vie d’Élise Bidoit au point de faire d’elle un personnage de fiction exprimant une « vérité universelle » à propos de l’être humain. À l’inverse, Angot lui reproche à Gabriel Matzneff de ne pas avoir, dans son œuvre, suffisamment livré la réalité de sa relation avec Vanessa Springora, cela en occultant – par manque de compréhension ? par choix ? – le point de vue de l’enfant impressionnée par l’adulte, de l’enfant qui a peur, de l’enfant qui se tait3. La question de la divulgation de la vie privée dans l’écriture de soi est, comme on le voit, essentielle sur un plan moral, judiciaire, comme sur un plan littéraire. Quelle vérité attendons-nous d’un récit de soi ? Quelle vérité trouve-t-on inacceptable de divulguer ?
Dans son ouvrage Le Personnel est politique : médias, esthétique, et politique de l’autofiction chez Christine Angot, Chloé Delaume et Nelly Arcan, Mercédès Baillargeon commence par rappeler le scandale public entourant la naissance du terme autofiction sous la plume de Serge Doubrovsky. L’auteur, dans Le Livre brisé, affirmait, en effet, dès la quatrième de couverture avoir fait dans son autofiction le récit de « l’avènement de la mort » : celle de sa femme dont le suicide avait eu lieu pendant la rédaction de l’œuvre. En suggérant la possibilité d’identifier, dans ce livre brisé, l’instrument même de la mort – publiquement connue – de son épouse, Doubrovsky stimulait chez son lecteur une curiosité perverse et morbide qui n’a pas manqué de donner à l’ouvrage une couleur sulfureuse et d’orner d’atours scandaleux le genre même de l’autofiction. Mercédès Baillargeon cherche à préciser cet aspect en s’intéressant aux œuvres autofictionnelles d’Angot, Delaume, et Arcan chez qui l’écriture de soi convoque des représentations relativement crues par leurs violences et leur sexualité : Angot fait le récit d’un inceste ; Delaume évoque les violences physiques infligées par son père à sa mère – violences allant jusqu’à l’assassinat de l’épouse puis au suicide du mari devant les yeux de sa fille – ; Arcan se remémore son passé d’escorte de luxe. Autant de thématiques, ainsi que Baillargeon le montre, propres à instaurer un pacte autofictionnel ébranlant pour le lecteur conduit à s’attacher puissamment au témoignage personnel de ces écrivaines, cela alors même que toutes les trois soulignent à l’inverse, au gré d’incessants commentaires réflexifs, les écarts entre leur vie et leurs récits, véridiques à proportion de la sincérité d’ordre stylistique et esthétique qu’elles y apportent. Pour bien cerner la réception scandaleuse des trois autrices, Baillargeon se penche sur la posture auctoriale que celles-ci construisent aussi bien sur un plan intradiégétique, au sein de leur récit, que sur un plan extradiégétique, c’est-à-dire par leur mise en scène singulière d’elles-mêmes dans les médias. Afin d’appréhender les rapports qu’Angot, Delaume et Arcan instaurent ainsi avec leurs lecteurs, la critique en vient à se questionner sur les effets du dévoilement si radical de leur intimité sexuelle, familiale et relationnelle sur le public. C’est à ce sujet que nous ferons appel à La Privation de l’intime où le philosophe Michaël Fœssel s’interroge sur les modalités et sur les conséquences de la divulgation de l’intime – défini comme un ensemble de liens interpersonnels que le sujet choisit de retrancher aux regards et aux jugements de l’espace social – dans la sphère des échanges privés et plus largement dans la sphère publique. En effet, il nous semble que la distinction tripartite que Fœssel établit entre sphère publique, sphère privée, et sphère intime s’inscrit dans le prolongement parfait de l’ouvrage de Mercédès Baillargeon. Ainsi pourrons-nous préciser les pactes autofictionnels imaginés par Angot, Delaume et Arcan, ainsi que la portée politique de ceux-ci en les inscrivant dans un projet de défense de l’intime analogue à la politique de l’intime exposée par Michaël Fœssel. Nous verrons dans quelle mesure Baillargeon et Fœssel renouvellent – la première par l’étude littéraire qui se combine à une analyse psychanalytique, à une critique sociale, et aux études de genre nord-américaines, le second par une étude philosophique et historique du modèle démocratique – la question du dévoilement de l’intime dans la sphère publique, précisant par ce biais la portée politique d’un tel dévoilement et ouvrant donc des perspectives nouvelles à l’écriture de soi.
Commençons par rappeler, en nous appuyant sur l’essai de Mercédès Baillargeon, la singularité des pactes autofictionnels d’Angot, de Delaume et d’Arcan afin de saisir selon quelles modalités se révèle, chez elles, un intime caractérisé autant par sa radicale idiosyncrasie que par ses écarts avec le réel. Nous en viendrons ensuite plus précisément aux postures auctoriales d’Angot et d’Arcan, qui cherchent à se dégager – dans Quitter la ville pour Angot et dans la nouvelle « La Honte » chez Arcan – des rapports entretenus avec leur public et avec les médias : pour cela, nous ferons appel aux analyses de Fœssel concernant la divulgation de l’intime dans la sphère publique, notamment dans la sphère des échanges économiques. Enfin, nous verrons en quoi les revendications politiques des trois écrivaines – aussi bien par les thématiques de leurs œuvres que par les particularités énonciatives de leur narration – rejoignent les perspectives esquissées par Fœssel d’une démocratie du sensible, c’est-à-dire d’une démocratie qui « reconnaîtr[ait] une validité normative à certaines expériences affectives4 », et qui permettrait au lien démocratique de s’établir à travers les affects individus.
Les pactes autofictionnels que dégage Baillargeon contribuent, en effet, à un dévoilement paradoxal de l’intime. Afin de bien définir ce qui, pour nous, relève de l’intime, référons-nous à la définition de Fœssel qui, en référence aux réflexions de Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, note que l’intime comprend l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec autrui et qu’il choisit de soustraire aux regards inquisiteurs de la société. Pourrait-on alors considérer que nos trois autrices offrent véritablement à leurs lecteurs une telle, part d’intime ou celle-ci perd-elle une telle qualité du simple fait d’avoir été rendu publique ? En livrant aux jugements des lecteurs et des médias leurs liens familiaux, amicaux, amoureux, et sexuels, Angot, Delaume et Arcan choisiraient en réalité délibérément d’extraire leurs expériences personnelles du paradigme de l’intime. Toutefois, les pactes autofictionnels de ces autrices, ainsi que Baillargeon l’étudie en détails, ne reposent pas sur un simple principe de dévoilement de soi, comme le montre le fait que toutes trois associent leurs œuvres à l’autofiction et non à l’autobiographie.
On se souvient que Serge Doubrovsky définissait l’autofiction, sur la quatrième de couverture de Fils, comme la fiction de « faits strictement réels », et plus précisément comme une délégation du « langage d’une aventure à l’aventure du langage ». La définition que propose Chloé Delaume s’avère, comme le remarque Baillargeon, assez proche de celui de Doubrovsky en cela qu’elle choisit à son tour d’accorder au langage une primauté sur ses souvenirs ; ce sont les mots qui engendrent en priorité le récit. Delaume va même plus loin que Doubrovsky en attribuant au travail de la langue, à son esthétique littéraire, un contrôle aussi bien de sa mémoire que de ses expériences à venir : « Il ne s’agit plus d’utiliser des matériaux vécus, mais de les provoquer. Injecter de la fiction dans le cours de la vie, pour modifier celle-ci et faire que l’écriture devienne concrètement un générateur de fiction dans le réel5. » Delaume cherche à faire de son écriture un travail expérimental en s’engageant personnellement à réinventer la réalité dont elle témoigne mais aussi, comme le note Baillargeon, en faisant de la lecture par le lecteur de son œuvre une expérience à la portée bien plus vaste que d’ordinaire. Ce n’est ainsi pas en représentant son traumatisme – la violence subie de la part de son père, l’assassinat de sa mère par celui-ci, le suicide de son père devant ses yeux – qu’elle entend le partager avec son lecteur, mais en le lui faisant endurer au cours même de la lecture. Aux yeux de la critique, Delaume « cherche à reproduire l’effet de son traumatisme à travers une exploration formelle qui rend cette expérience accessible et assimilable pour le lecteur6 ». Dawn Cornello va jusqu’à parler d’une « narration minée » chez Delaume qui, par ses digressions, ses va-et-vient, ses libertés syntaxiques, met en difficulté son lecteur afin de lui partager son traumatisme. Ainsi l’intime n’est-il pas livré au public, chez Delaume, ou du moins ne l’est-il pas sans effort : plutôt que de mettre en scène ses expériences intimes quitte à les gâcher par leur divulgation dans la sphère publique, l’écrivaine cherche à construire un lien intime avec son destinataire, lien qui s’établit grâce au travail que les deux instances sont conduites à fournir.
Chez Angot, le pacte autofictionnel se caractérise par un brouillage radical entre fiction et réalité, brouillage qui est la conséquence de la multiplication de commentaires contradictoires de l’autrice au sein de son récit ou dans ses déclarations médiatiques. Alors même qu’elle évoque, dans Quitter la ville, ses expériences télévisuelles à la suite de la publication de L’Inceste, où elle justifiait une confusion entre narratrice et autrice (très présente dans les médias), allant même jusqu’à citer les lettres réelles qui lui ont été adressées par l’avocate des éditions Stock, Angot déclare que « la seule chose autobiographique ici, attention, c’est l’écriture, [son] personnage et [elle] [sont] collés à cet endroit-là, à part ça tout le reste est littérature7 ». Prenant appui sur les travaux d’Eve Kosofsky Sedgwick sur l’herméneutique du soupçon dans les études littéraires, Mercédès Baillargeon affirme qu’Angot contraint son lecteur, par ses déclarations contradictoires, à une lecture paranoïaque de son œuvre. Celui-ci se trouve sans cesse en quête de vérités biographiques à déduire de sa lecture : des vérités scabreuses, scandaleuses, le titre L’Inceste étant en lui-même très explicite quant aux révélations auxquelles il lui faut s’attendre. La complexité du pacte autofictionnel d’Angot, radical aussi bien dans sa prétention à la vérité que celle de n’être que pure fiction, a, selon Baillargeon, pour but de placer le lecteur face à ses propres contradictions : ce dernier n’est-il pas contraint d’admettre que la curiosité le pousse à chercher dans le texte angotien de douloureux détails sur son expérience incestueuse, attentes que dans L’Inceste, Angot déjoue en n’évoquant finalement cette expérience que dans les vingt dernières pages de son récit, cela d’un ton froid et lapidaire ? Une fois de plus, le pacte autofictionnel vient faire obstacle au dévoilement de l’intime, véritable horizon de lecture plutôt que réalité littéraire.
Pour ce qui est d’Arcan, c’est la posture auctoriale construite par celle-ci dans ses textes et plus encore dans les médias – nous reviendrons par la suite sur cet aspect important – qui fait la singularité de son pacte autofictionnel. Mercédès Baillargeon affirme que malgré une concordance peu discutée entre l’écrivaine, la narratrice, et le personnage mis en scène, tout revient chez elle à une « fictionnalisation de soi8 » se manifestant à travers le rapport entretenu à son corps, autrement dit à l’apparence que la jeune femme modèle afin de répondre aux diktats de beauté. Pas de dévoilement de l’intime chez Arcan, puisque tout ce qu’elle manifeste dans les médias et représente dans son œuvre a déjà été façonné dans le but d’être exposée aux regards de la société, de répondre à « l’exigence de séduire qui ne voulait pas [la] lâcher et qui [l’]a jetée dans l’excès de la prostitution 9 ». Dans son œuvre comme par son rapport à l’écriture, Arcan démontre que la femme, et à plus fortes raisons la prostituée, est par essence une figure publique toute entière dévouée à se soumettre aux appréciations de la société.
Afin de saisir les conséquences de tels pactes autofictionnels dans la réception des trois autrices, nous nous proposons à présent d’évoquer plus en détails les postures auctoriales d’Angot et d’Arcan décrites par Baillargeon, que toutes deux façonnent au sein de leurs textes comme au travers de leurs interventions médiatiques – l’une et l’autre ont connu, respectivement après la publication de L’Inceste en 1999 et de Putain en 2001, une exposition brutale les ayant poussées sur le devant de la scène médiatique. Nous tâcherons de mettre en regard l’accueil réservé par le grand public à Christine Angot et à Nelly Arcan avec la question de la peopolisation de la vie politique telle qu’analysée par Michaël Fœssel. Celui-ci commence, en effet, La Privation de l’intime en s’interrogeant sur les raisons du malaise éprouvé dans l’opinion publique à la révélation de la relation amoureuse de Nicolas Sarkozy et de Carla Bruni en décembre 2007 à Disneyland par des paparazzi conviés par le couple même. Fœssel étudie les causes de l’embarras public en s’intéressant à l’irruption de l’intime dans la sphère publique, se demandant si, comme Hannah Arendt l’affirme dans Condition de l’homme moderne, « l’amour est, de nature, étranger au monde et c’est pour cette raison plutôt que pour sa rareté qu’il est non seulement apolitique, mais même antipolitique10. » L’espace public est-il dans son essence d’une pureté telle qu’on ne puisse tolérer que les sensibilités de l’intime y soient exposées ou viennent s’y mêler ? Pourquoi l’impression chez le lecteur d’une exhibition de l’intime, d’une mise en scène biographique dans les romans d’Angot ou d’Arcan et dans leurs interventions médiatiques suscite-t-elle une réaction critique aussi virulente ? En prenant pour titre de son ouvrage le slogan de la féministe Carol Hanisch « Le Personnel est politique » – slogan qui avait pour but de rappeler le lien direct entre l’expérience personnelle des femmes et les structures sociales et politiques régissant la société dans laquelle celles-ci évoluent –, Baillargeon rejoint Fœssel qui, dans la première partie de son essai, s’attache à démontrer qu’il serait absurde de considérer, en se rapportant à une tradition grecque antique, que la chose publique ne doit pas se compromettre en statuant sur des questions relatives à l’intimité des citoyens : « Le rejet de l’intime et du social hors de la sphère publique suppose que les questions ayant trait à la vie privée relèvent seulement de la liberté individuelle et ne sont nullement liées à l’état des institutions11. » En mettant en scène dans leurs œuvres leur intimité – ou du moins des simulacres d’intimité, comme nous le montrions précédemment –, Angot et Arcan brouillent leur réception et dissimulent la portée politique de leur œuvre au nom d’enjeux qu’elles jugent d’ordre strictement littéraire. Un discours revendicatif dépassant les bornes de l’individu et tiré de ses expériences (pseudo-)personnelles, né d’un élan de sincérité premier, ne peut-il pourtant pas être considéré comme une revendication proprement politique ? Dans son étude de la réception d’Arcan, Baillargeon montre bien que l’autrice, « en jouant le jeu des médias et en s’exhibant de façon provocatrice, [court] le risque d’être réifiée en objet de désir12 », autrement dit d’être indéfiniment renvoyée à son passé sulfureux d’escorte, invisibilisant par conséquent son discours contestataire, comme s’il était impossible de dénoncer des diktats de beauté tout en admettant sans cesse sa tendance à s’y conformer. Livrer à travers son œuvre son passé de prostituée et inscrire sa persona médiatique dans la franche continuité de sa narratrice conduit Arcan à susciter l’illusion d’un don total de soi à son public, en droit dès lors à juger d’un même regard la femme, l’autrice et le personnage. Comme l’affirme Fœssel à propos des hommes politiques qui invitent implicitement le public à les estimer à l’aune des « “amours” […] [que] leurs communicants exposent à notre attention », Arcan laisse une possibilité à son lecteur de la juger par rapport aux faits biographiques qu’elle expose et à ses apparitions dans les médias plutôt que par l’intermédiaire d’un discours politique dont elle se ferait l’étendard désincarné. Selon Baillargeon, c’est ce qu’Arcan représente dans la nouvelle – publiée de manière posthume – « La honte », où elle se remémore un épisode (fictif ou non) de sa vie d’escorte l’ayant conduite à devoir sauter d’une fenêtre pour échapper à un client insistant. Ce dernier l’avait rattrapée tandis qu’elle pendait accrochée au balcon pour finalement la laisser tomber dans le vide :« Ce client de la prostituée à la fin de “La honte”, c’est aussi le public, celui qui consomme à la fois les textes et la personne d’Arcan 13. » Portrait peu flatteur, mais qui vise à permettre au lecteur de comprendre la place que lui-même occupe dans la reproduction des normes d’hypersexualisation de la femme prise comme objet de consommation. Baillargeon rappelle toutefois qu’il s’agit là d’une étape qui n’a jamais été réellement franchie. Le discours politique n’a pas réussi à dépasser les accusations d’instrumentalisation éditoriale de l’intime14, puis le portrait d’Arcan en autrice maudite, dévorée par son passé, dressé par les médias à la suite de son suicide.
Pour ce qui est d’Angot, la controverse est la même après la publication de L’Inceste. On va jusqu’à l’accuser d’exhibitionnisme en considérant que la réussite de son œuvre tient à une adroite orchestration, de sa part comme de celle de son éditeur, qui lui vaut une omniprésence médiatique au même opportun de la sortie de son livre en librairie. Dans Quitter la ville, publié en 2000, donc un an plus tard, elle propose un récit détaillé de l’accueil difficile de L’Inceste : y sont évoqués des événements appartenant indéniablement à sa biographie et dont son lecteur peut se souvenir, qu’il s’agisse d’un article écrit à son propos, d’une intervention à la télévision, des chiffres de vente de son livre. Tous ces éléments sont réunis pour que Quitter la ville prenne donc des airs de témoignage très personnel, sorte de plainte concernant la manière dont l’écrivaine a subi sa notoriété. C’est donc par la création d’un alter ego mythologique au fil des pages de L’Inceste puis de Quitter la ville, souligne Baillargeon, qu’Angot parvient à s’extraire du paradigme de l’intime dans lequel son œuvre risquerait de se voir enfermée, montrant par là qu’il s’agit bien pour elle d’un écueil à éviter. Angot se compare successivement à Œdipe et à Antigone – son père meurt peu après la publication de L’Inceste, la question de la juste sépulture à lui accorder étant à ce moment-là soulevée, alors qu’on lui offre la possibilité de lui adresser une tribune dans la presse –, et c’est par cette mise en scène tragique qu’elle obtient le recul nécessaire lui permettant de faire de Quitter la ville un plaidoyer adressé aux institutions littéraires, mais aussi un commentaire de sa réception.
Pour conclure, nous aimerions exposer le principe d’une « démocratie du sensible » telle que la décrit Michaël Fœssel dans la dernière partie de son ouvrage. Les œuvres d’Angot, de Delaume et d’Arcan rejoignent, en effet, ce modèle politique où la valeur des « expériences de l’affect » se trouve reconnue dans la sphère publique. Pour Fœssel, il est important de distinguer, dans l’expérience des individus en société, non pas sphère publique et sphère privée, mais sphère publique, sphère privée et sphère de l’intime. La confusion, selon lui, entre l’intime et le privé a de lourdes conséquences sociales, puisque cela revient à chercher dans l’intime une propriété exclusive de l’individu, que chacun aurait le droit de marchander, livrée par conséquent à la sphère des échanges, et aussi extensive que l’est le domaine des transactions. À l’inverse, l’intime est une expérience partagée, un lien – par opposition à une relation – entre individus qui se situe, pour Fœssel, à l’opposé du marchandage, en marge de la société et surtout de ses jugements. L’ampleur de l’intime se trouve limitée, car le nombre de liens qu’un individu est en mesure de tisser reste restreint. Afin d’établir la possibilité d’interactions entre sphère publique et sphère intime, Fœssel démontre que, loin d’être incompatibles, ces deux sphères partagent un ennemi commun : la privatisation, qui risque de saper les caractéristiques premières du public comme de l’intime. Le « capitalisme émotionnel15 » – repérable notamment à l’invasion de termes psychanalytiques dans le vocabulaire managérial – fait de l’intime une donnée qui doit se plier aux règles du monde social plutôt que d’en être retranché. À ce propos, Fœssel cite les applications de rencontre dans lesquelles l’individu doit se décrire selon des critères prédéfinis afin de créer un profil cohérent visant à l’orienter vers des individus qui lui sont similaires. On peut tirer d’une telle instrumentalisation de l’intime aussi bien un argument politique – comme dans le cas de l’officialisation de la relation de Bruni et Sarkozy à Disneyland, lieu des échanges marchands par excellence – qu’une possibilité d’optimisation salariale, l’un comme l’autre donnant l’impression qu’il n’est pas un pan de l’existence de l’individu qui ne puisse désormais être réduit à une raison instrumentale. Afin de réconcilier la sphère politique et la sphère de l’intime, Fœssel propose donc le concept de démocratie sensible – qui permet de fait de mieux préserver ces deux sphères du phénomène de privatisation :
Ce qui se produit dans une relation amoureuse, affective ou sexuelle ne regarde certes pas l’État au sens où il aurait à légiférer sur la légitimité des désirs. Il est en revanche à sa charge de garantir que de tels liens soient institutionnellement possibles et puissent se déployer à l’abri du jugement social16.
Pour Fœssel, à force de craindre l’apparition d’une société du contrôle, l’ère néolibérale a donné naissance à une société du contrôle de soi qui vient s’aligner sur l’idéal de maîtrise propre à la sphère privée. La démocratie du sensible de Fœssel reposerait sur une reconnaissance de la valeur normative, une politique des affects ; ce serait une démocratie « dont on accepte qu’elle nous change17 » comme le fait le lien intime à l’autre. Rapprochons ce phénomène de la lecture des autofictions d’Angot, Delaume et d’Arcan par Mercédès Baillargeon. Chez les trois autrices, c’est l’implication personnelle exigées de la part de leurs lecteurs qui suscite les malentendus caractéristiques de leurs réceptions respectives. Angot exhibe la présence de l’inceste dans son œuvre littéraire pour pousser le lecteur à se questionner sur son propre désir de détails véridiques sur cette relation taboue ; Delaume opacifie sa narration et rend éprouvante la lecture de son œuvre pour mieux faire ressentir son traumatisme à son lecteur ; Arcan offre une image hypersexualisée d’elle-même dans les médias afin de confronter ses lecteurs à leur propre tendance à l’hypersexualisation de l’image féminine. Contrairement à ce que l’apparence scandaleuse de leurs œuvres pourrait laisser penser, Angot, Delaume et Arcan – telle est bien la conclusion de Baillargeon – ne mettent pas en scène leur intimité dans le but d’en faire un produit commercial sulfureux et attractif. Toutes trois refusent que leur œuvre soit un bien consommable façonné pour les lecteurs, sans que ces derniers n’aient rien à livrer d’eux-mêmes en retour. Elles font donc mine de se dévoiler sans jamais aller au bout de cette démarche, mais au contraire en créant avec leur public une relation d’intimité plutôt que de faire de lui le spectateur passif de leur intimité. Par la singularité de leurs pactes autofictionnels, Angot, Delaume et Arcan parviennent à reconfigurer le lien entre auteur et lecteur, processus qui s’inscrit dans appel à refondre les liens existants entre individus, donc à puiser dans les liens intimes caractérisés par une sincérité radicale de quoi trouver la force de contester le monde social.
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Nous avons, dans ce compte rendu, cherché à faire converger les ouvrages de Baillargeon, Le Personnel est politique, et de Fœssel, La Privation de l’intime, afin d’exposer la portée politique de l’écriture de soi chez Angot, Delaume et Arcan. Les œuvres autofictionnelles de ces trois autrices empruntent aux codes de la confession pour contrefaire un dévoilement absolu – déstabilisant pour le lecteur – de leur intimité dans la sphère publique et dans celle des échanges commerciaux. Toutefois, la confession est chez elles perpétuellement mise en échec par l’exhibition du caractère fictionnel de leurs œuvres, plaçant de fait leur lecteur dans une situation inconfortable où sa curiosité se trouve stimulée par une quête intrusive de vérité biographique et néanmoins continuellement déçue. Leurs ouvrages résistent à la lecture et forcent à une collaboration intime entre l’œuvre et son lecteur, contraint de se scruter et de se livrer quand il croit examiner autrui, lire sans être lu. En cela, Angot, Delaume et Arcan créent une relation mutuelle avec leur public, relation mise au service de leur discours contestataire appelant – comme le fait Fœssel – à reconsidérer la place du lien intime dans le champ des rapports sociaux et politiques.
- 1. Rappelons dès maintenant que le pacte littéraire d’Angot est bien plus complexe qu’une aspiration absolue à l’écriture du réel. Comme le montre Mercédès Baillargeon dans l’ouvrage dont nous proposons ici un compte rendu, l’autofiction angotienne repose sur un pacte contradictoire, entre dévoilement total de soi et revendication d’une vérité qui se situerait strictement sur un plan esthétique et ne concernerait nullement l’adéquation entre ses romans et des éléments de sa vie. Nous y reviendrons.
- 2. Mercédès Baillargeon, Le Personnel est politique : médias, esthétique, et politique de l’autofiction chez Christine Angot, Chloé Delaume et Nelly Arcan, West Lafayette, Purdue University Press, 2019, p. 1.
- 3. Nous avons évidemment conscience qu’il est, sur un plan moral et judiciaire, impossible de comparer l’atteinte à la vie privée commise par Angot et la pédophilie revendiquée de Matzneff. Cependant, il nous a semblé pertinent de comparer ces deux procès en tant qu’ils expriment deux points de vue opposés quant aux rapports qu’une écriture de soi se doit ou non d’entretenir avec la réalité biographique de son auteur.
- 4. Michaël Fœssel, La Privation de l’intime, Paris, Seuil, 2008, p. 140.
- 5. Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, 2010, p. 90.
- 6. Mercédès Baillargeon, Le Personnel est politique, op. cit., p. 86.
- 7. Christine Angot, L’Usage de la vie, Paris, Fayard, 1999, p. 39.
- 8. Mercédès Baillargeon, Le Personnel est politique, op. cit., p. 143.
- 9. Nelly Arcan, Putain, Paris, Seuil, 2001, p. 16.
- 10. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 309.
- 11. Michaël Fœssel, La Privation de l’intime, op. cit., p. 36.
- 12. Mercédès Baillargeon, op. cit., p. 143.
- 13. Ibid., p. 176.
- 14. On pourrait parler là, comme Fœssel le fait, d’accusations de privatisation de l’intime, ce qui pour lui constitue le véritable tort des hommes politiques mettant en scène leurs relations amoureuses. Nous reviendrons sur ce parallèle dans le dernier temps de notre compte rendu.
- 15. Michaël Fœssel reprend les termes de la sociologue Éva Illouz.
- 16. Michaël Fœssel, La Privation de l’intime, op. cit., p. 140.
- 17. Ibid., p. 146.