Reflets du « Je » dans les œuvres de la Renaissance
Représentations de soi à la Renaissance/Representing the Self in the Renaissance, dir. Véronique Ferrer, Eugenio Refini, Luc Vaillancourt, Paris, Hermann, 2023, 308 p.
Ce volume porte sur l’expression de la subjectivité dans la littérature de la Renaissance : il rassemble les actes d’un colloque tenu en avril 2019 à Johns Hopkins University et co-organisé par la FISIER (Fédération internationale des sociétés et instituts pour l’étude de la Renaissance). On y trouve une série d’études monographiques sur des auteurs particuliers, précédée d’une riche introduction (due à Eugenio Refini, Véronique Ferrer et Luc Vaillancourt) et de deux chapitres qui se détachent par leurs ambitions plus nettement théoriques : l’un sur la conception du « moi » chez Montaigne (Philippe Desan), le second sur les différents types de subjectivités littéraires (Ullrich Langer).
Le titre de l’ouvrage, double et bilingue, signale d’abord que les contributions qui le constituent, dues à des universitaires français et nord-américains, emploient l’anglais autant que le français, même si elles portent spécifiquement sur la littérature française (ou pour l’une des contributions, sur la poésie et la musique italiennes). Mais, à bien y regarder, ce redoublement terminologique n’est pas une simple redondance. Le pluriel du titre français (« représentations de soi ») est une manière d’ouvrir l’éventail en annonçant une série d’études sur des cas différents, alors que le singulier du titre anglais (« representing the Self ») vient unifier la perspective en désignant le problème commun abordé par ces contributions : comment l’auteur se représente-t-il lui-même dans son texte ?
À la Renaissance, on le sait, le sujet se trouve replacé au centre dans bien des domaines (philosophique, religieux, artistique…), et la littérature offre alors un terrain d’expérimentation idéal pour l’expression de cette subjectivité réaccentuée. Ce volume tente d’éclairer ce phénomène diffus et complexe à travers une série d’études regroupées en quatre parties : « La représentation de soi en question » (Ronsard, Montaigne) ; « Se représenter en auteur », avec une série d’études sur des poètes (Marot, d’Aubigné), un prosateur (Rabelais) et un épistolier (Saillans) ; « Se représenter d’un genre à l’autre » où sont abordés les mémoires (Marguerite de Valois), le pamphlet (Marnix de Sainte-Aldegonde, Calvin et Castellion), le témoignage (Bodin, Montaigne, d’Aubigné), la poésie (Claude de Trellon) et sa mise en musique (Pétrarque, Bembo, Sigismondo d’India, Monteverdi) ; enfin « Soi et les autres », qui porte sur les récits de voyage (Léry, Boucher, Champlain).
Au-delà des clichés
L’introduction commence de manière bienvenue en rejetant quelques simplifications historiographiques : non, la Renaissance n’a pas à proprement parler « inventé » le sujet, non plus d’ailleurs qu’aucune des périodes qui l’ont précédée. Selon le médiéviste Jean-Claude Schmitt (cité p. 5), la « découverte de l’individu » tiendrait surtout de la « fiction historiographique[1] », car de l’Antiquité au Moyen Âge, la subjectivité n’en finit pas de se réinventer, et cette perpétuelle redéfinition s’inscrit dans des genres littéraires eux-mêmes en évolution permanente.
L’introduction rappelle en outre que si « la Réforme joue un rôle déterminant dans l’affirmation du sujet face à l’institution religieuse ou politique », on ne saurait néanmoins « réduire à sa seule influence les pratiques spirituelles susceptibles de contribuer au développement de l’individu » (p. 6). En effet, si la vie spirituelle est à partir du XVe siècle, le théâtre d’une subjectivation et d’une intériorisation réaffirmées, cela s’observe autant chez les catholiques que chez les protestants, par exemple dans le genre littéraire de la méditation en prose ou en vers. Il serait tout aussi salutaire de préciser que la notion de « libre examen » en matière religieuse est en grande partie anachronique : si Luther a engagé un examen critique de la tradition catholique, en retournant au texte de la Bible, ce mouvement de refondation s’accompagne d’une entière sujétion de la conscience individuelle à la foi et à la grâce. Selon le fondateur de la Réforme, la subjectivité du croyant n’est pas libre, mais entièrement sujette à l’illumination divine (c’est la doctrine du « serf arbitre »). Le sujet renaissant se distingue donc par bien des aspects du « sujet moderne », qui se caractérisera plus tard (avec Descartes puis avec les Lumières) par l’autonomisation de la raison.
Le « sujet » dont il est question dans ces études n’est sans doute pas tout à fait le même qu’aujourd’hui ; rien d’étonnant donc à ce que ses modalités d’expression et de réfraction dans les œuvres littéraires présentent bien des spécificités.
Écritures de soi en prose
On pourrait, dans ce volume, distinguer deux grandes perspectives qui se croisent : d’une part, des contributions qui portent sur des genres relevant à proprement parler des « écritures de soi[2] », comme les mémoires, la correspondance, le récit de voyage ; et, d’autre part, des études s’intéressant à l’expression de la subjectivité littéraire et aux dispositifs stylistiques et rhétoriques qui la permettent, dans des genres qui ne relèvent pas stricto sensu de l’écriture de soi (la poésie lyrique, le roman, le pamphlet…).
Parmi les genres canoniques de l’écriture de soi figurent, depuis l’Antiquité latine, les lettres familières. En étudiant le Premier livre de Gaspar de Saillans, gentilhomme citoyen de Valance en Dauphiné (Lyon, 1569), Audrey Duru met en lumière le premier exemple connu d’un recueil épistolaire en langue française centré sur la personne singulière de l’auteur (le livre est contemporain des Lettres d’Estienne Du Tronchet, et il précède d’une quinzaine d’années celles d’Estienne Pasquier). Ce recueil, disponible en ligne grâce à une transcription de Luc Vaillancourt et de Sophie Trahan, fonctionne comme un autoportrait par lettres : celles-ci sont données comme authentiques, même si elles ont pu être retouchées pour la publication, et si elles ont pu s’inspirer de modèles espagnols ou italiens. Gaspar de Saillans présente son recueil avec une formule qui annonce Montaigne : « ceci est le premier coup d’essay de mon entendement » (Hugo Friedrich avait trouvé un autre précédent au titre de Montaigne dans une formule de Marot introduisant l’Adolescence clémentine[3]). On ne peut manquer de se poser ici la question : l’auteur des Essais, dont on a souvent souligné la parenté avec le genre épistolaire, avait-il lu les lettres de Saillans ? On notera en faveur de cette hypothèse certains échos thématiques entre les deux œuvres, comme la philosophie du mariage et de « l’amitié » vertueuse entre les époux, qui s’exprimera aussi dans le chapitre « De la modération » (Essais, I, 30). À tout le moins, les deux hommes partagent une même idéologie et un même éthos nobiliaire, associés à la volonté de s’illustrer davantage par les lettres que par les armes. Gaspar de Saillans entend utiliser la publication et la notoriété qu’il en tire pour défendre ses idées politiques et morales. La présence d’autres correspondant(e)s dans le recueil permet de faire entendre d’autres voix, notamment féminines, comme celle de Louise de Bourges (la sœur de Clémence, à qui Louise Labé avait dédié l’épître dédicatoire de ses Œuvres, texte dont on connaît les accents féministes).
Caroline Trotot s’intéresse elle aussi à un classique de l’écriture de soi : les Mémoires de Marguerite de Valois, dont elle analyse la dimension féministe et le sens politique. Elle montre la manière dont le moi de l’autrice échappe à l’assignation en s’affirmant de manière subtile dans la polyphonie de l’écriture mémorialiste, jouant ainsi sur un « moi dédoublé entre le dehors et le dedans, mais aussi entre le passé et le présent » (p. 182). La mise en récit des événements politiques apparaît comme la remise en ordre d’un monde factice, voué aux pratiques et aux rumeurs, grâce à une écriture où le moi s’affirme en sa vérité, loin des apparences trompeuses de la vie de cour.
Deux contributions portent sur le récit de voyage, qui se situe aux confins des genres de l’écriture de soi, sans toutefois s’y rattacher à proprement parler : car s’il est en général écrit à la première personne, et bien qu’il réserve au « Je » une place de premier plan dans l’attestation du témoignage (autopsie), le récit viatique n’est pas centré sur l’approfondissement de la subjectivité ou sur la recherche de soi, mais plutôt sur la découverte des pays traversés, sur la rencontre avec l’Autre, et sur la description de « merveilles » exotiques qui suscitent admiration ou rejet.
Marie-Christine Gomez-Géraud s’intéresse ainsi à la présence limitée des confidences personnelles dans les récits de pèlerinage vers la Terre Sainte (chez Félix Fabri ou Francesco Suriano). La première diffusion de ces textes, manuscrite et restreinte, permet davantage les épanchements personnels que leur version imprimée. Le franciscain Jean Boucher se dévoile plus franchement dans quelques digressions personnelles où l’autofiction s’allie à l’épanchement spirituel. Chez Jean de Léry également, pourtant si présent dans la conduite de son récit, les notations proprement autobiographiques restent limitées, et elles perdent progressivement en importance lors des rééditions de son livre, face à des ajouts plus érudits que personnels.
Le récit de voyage de la Renaissance tient ainsi l’expression du « Je » en lisière, derrière la description des singularités de l’ailleurs parcouru. À partir de l’exemple un peu postérieur de Samuel Champlain, Luc Vaillancourt montre toutefois comment la rencontre de l’Autre constitue pour le voyageur une incitation à réfléchir sur soi. Néanmoins, comme Réal Ouellet l’avait déjà noté, les récits de voyage en Amérique restent avant tout une aventure collective[4] : le « Je » qui s’y exprime est le porte-parole de valeurs européennes et chrétiennes, un moment secouées par la rencontre avec l’altérité des peuples rencontrés, mais qui sont finalement réaffirmées. La publication du récit viatique obéit ainsi aux impératifs d’une cause politique qui dépasse le destin subjectif du voyageur.
À ces contributions qui se penchent sur des textes que l’on peut rattacher, de près ou de loin, aux écritures de soi, s’ajoutent d’autres études qui portent sur des genres différents, où la représentation de l’auteur dans le texte se fait de manière plus indirecte : par l’engagement du locuteur dans le témoignage, la construction d’un éthos dans la satire et la polémique, le prisme de la persona du sujet lyrique, ou celui des masques de l’auteur dans le roman ou la poésie.
Le sujet lyrique en question
La contribution d’Ullrich Langer ouvre une réflexion large sur la nature du « Je » lyrique, cette persona du poète qui, depuis le Moyen Âge, associe ancrage autobiographique et stylisation littéraire dans des proportions variables. Le lyrisme romantique, solidement ancré dans une subjectivité autobiographique concrète, n’est pas encore de mise à la Renaissance, alors que la dimension topique du sujet est toujours prédominante. En définissant la subjectivité littéraire comme « le point de vue d’une conscience » sur le monde, Michel Zink (cité p. 9) faisait de la modalisation (plutôt que de l’ancrage autobiographique) la définition même du lyrisme médiéval, ce qui demeure opératoire à la Renaissance. Ullrich Langer (à propos de Ronsard) ou Guillaume Berthon et Scott Davis (sur Marot) relèvent combien les détails biographiques présents dans la poésie renaissante sont stylisés. Si les poèmes disent quelque chose de la subjectivité de l’auteur, c’est en général par le détour d’éléments topiques qui sont ensuite remobilisés par les poètes de manière personnelle. Toutefois, pour éviter d’opposer de manière trop binaire la poésie renaissante, où le sujet serait factice, et la littérature la plus récente, où s’exprimerait un sujet véritable et intégral (comme par exemple dans les romans de Jean-Philippe Toussaint ou de Christian Oster), Ullrich Langer propose une progression à trois termes : à un premier degré, le sujet sous sa forme « minimale » existerait dans tout texte qui utilise la première personne et met en scène une conscience ; un second degré serait constitué par une subjectivité rhétorique, qui s’exprime dans les termes de la philosophie morale antique ou du discours pénitentiel chrétien (c’est ce type de subjectivité qui structurerait le lyrisme renaissant) ; un troisième degré enfin s’incarnerait dans la littérature ultérieure, notamment romanesque, qui représente une subjectivité individuelle et concrète, doté d’une autonomie et d’un destin singulier.
Guillaume Berthon part d’une balade de Clément Marot (« De soy-mesmes, du temps qu’il apprenoit à lire au Palais à Paris ») pour y montrer, en dépit du titre autoréflexif, la prédominance paradoxale du topos sur la matière autobiographique. Comme l’écrivait Frank Lestringant, la jeunesse du poète est « une adolescence en trompe-l’œil[5] ». Plutôt que de chercher à faire le départ entre réalité biographique et invention littéraire, Guillaume Berthon préfère parler d’une « zone grise » entre le factuel et le fictionnel, où l’œuvre lyrique se déploie en offrant des lectures diverses, selon que les lecteurs font partie des intimes du poète, ou appartiennent à un public plus distancié. Marot exprime un désir d’universalité qu’il oppose au réalisme personnel plus affirmé de Villon, qu’il reconnaît pourtant comme un modèle. Notons qu’ici une histoire littéraire trop linéaire se trouverait prise en défaut : Marot semble réagir au lyrisme très autobiographique de Villon, pour revenir à sa manière vers l’esthétique médiévale de la chanson, fondée sur « la circularité du chant, qui ne désigne rien d’autre que lui-même » (M. Zink). Contre un grand récit qui mettrait en scène de manière trop simple l’avènement irrésistible du sujet moderne dans sa dimension singulière et concrète, l’œuvre de Clément Marot marquerait donc un point de rebroussement vers l’universel et le typique.
L’étude de Scott Francis[6] est pleinement convergente avec ce point de vue, en montrant comment l’épisode de l’emprisonnement de Marot, à la suite d’une entorse aux règles catholiques du carême (« Prenez-le, il a mangé le lard ») ne doit pas être pris pour argent comptant par les biographes : bien davantage qu’il ne relate un événement précis, il construit une persona érasmienne, dans un but apologétique et philosophique.
La contribution originale d’Eugenio Refini, en s’intéressant à la reprise et à la mise en musique des poèmes d’exorde de Pétrarque et de Bembo par Sigismondo d’India, ou de Pétrarque par Monteverdi, étudie la citation et l’appropriation de poèmes à la première personne par une autre subjectivité, celle du compositeur, qui s’exprime ainsi à travers les mots d’autrui, tout en revendiquant son appartenance à une tradition lyrique collective. Cette perspective intermédiale permet de prolonger la réflexion sur la représentation de soi dans la composition musicale et l’art lyrique.
Les contributions de Véronique Ferrer (sur Agrippa d’Aubigné) et de Nadia Cernogora (sur Claude Trellon) évoquent des poètes de la fin de la Renaissance et du début de l’âge baroque. Elles montrent comment le « Je » lyrique prend alors une épaisseur autobiographique pour renforcer la dimension polémique ou engagée du poème. C’est pour défendre une cause politique ou religieuse (la Réforme pour le premier, le Ligue pour le second) que le poète donne au « Je » lyrique une référentialité plus affirmée, pour mieux porter ses engagements concrets et historiques.
Véronique Ferrer met en perspective la persona du poète d’Aubigné dans le Printemps avec d’autres personae plus ouvertement polémiques qui émergeront dans ses œuvres ultérieures : dans les Tragiques, voire dans son autobiographie (Sa Vie à ses enfants). À la persona du poète-amant se superpose ainsi, de manière précoce, la figure du poète engagé, qui exprime des choix à la fois esthétiques et éthiques. En retraçant l’évolution d’une poétique à la première personne, de l’imitation pétrarquiste à la veine satirique, ce premier d’Aubigné dessine ainsi un « itinéraire poétique », une autobiographie d’auteur, dans laquelle l’expression d’un destin singulier réécrit certains éléments topiques de la tradition (palinodie poétique, antipétrarquisme, satire anticuriale, tribulations de la vie soldatesque…). D’Aubigné propose ainsi son « moi » comme un signe de ralliement à ceux qui voudront se reconnaître dans ses combats esthétiques, politiques ou religieux.
Nadia Cernogora donne quant à elle une étude très complète de l’œuvre du poète Claude Trellon, où alternent la poésie amoureuse néo-pétrarquiste, la poésie religieuse et la poésie militante. Dans sa poésie spirituelle, le « Je » lyrique tend vers l’universalité, en permettant au lecteur de prendre sans peine la place du locuteur, dans l’oraison ou la repentance ; dans sa poésie engagée s’exprime un éthos plus personnel, en référence à sa biographie singulière, celui du « poète-soldat » combattant au service de la Ligue. Trellon circule ainsi entre lyrisme dévot et amoureux, satire et engagement politique. Dans l’alternance de ces topiques, il fait entendre une voix singulière, lorsqu’il évoque les erreurs de son passé de courtisan, l’expérience de l’emprisonnement ou la vie soldatesque. L’ancrage autobiographique le sert dans cette volonté d’affirmer son originalité et son individualité.
Fictions du « je »
La contribution de Bernd Renner fait le point sur la question complexe des images de l’auteur dans les romans de Rabelais : un véritable jeu de masques y diffracte l’identité insaisissable du romancier, entre le personnage éphémère du bonimenteur — présent dans les prologues, sous la forme d’un double anagrammatique (« Alcofribas Nasier ») ou derrière un sobriquet (« l’abstracteur de quinte-essence ») —, la figure de l’auteur-narrateur-commentateur, qui s’adresse au lecteur dans la préface ou dans les parenthèses du récit, et les simples mentions du nom de l’auteur en pages de titre, lorsqu’elles remplacent l’anonymat.
Mathieu de La Gorce évoque lui aussi un « Je » fictionnel, quoique non romanesque, puisqu’il s’agit du locuteur d’une déclamation satirique : le Tableau des differends de la Religion de Marnix de Sainte-Aldegonde (1599). Avec ce vaste pamphlet aux accents rabelaisiens, le polémiste réformé propose la confession farcesque d’un locuteur supposément catholique, qui trahit par son discours amphigourique les outrances de l’Église romaine ; dans ce dispositif satirique, le discours à la première personne et les anecdotes personnelles laissent filtrer l’aveu candide des impostures papistes. Utilisant le masque de l’adversaire pour mieux le ridiculiser (selon un procédé polémique bien connu), le polémiste dénonce par cette fiction d’énonciation ses contradictions et sa mauvaise foi.
Éthos et image de soi
Dans la littérature de polémique, la subjectivité de l’auteur se trouve mise en avant pour être instrumentalisée, soit pour se défendre contre les attaques ad hominem, soit pour construire un éthos convaincant.
La contribution de Mathilde Bernard étudie la représentation du sujet dans les pamphlets de Calvin et Castellion lors de l’affaire Servet. Dans la rhétorique du libelle, à laquelle Calvin, Servet et Castellion sont parfaitement rompus, la mise en avant de la personne concrète du polémiste apporte un poids supplémentaire à ses arguments et lui procure un éthos favorable, tandis que symétriquement il dénigre par des attaques ad hominem la crédibilité de ses adversaires. À travers la polémique, Calvin cherche à défendre une autre image de soi, celle d’un chef politique et religieux qui voudrait allier la modération à la résolution, acceptant de s’engager dans le combat en évitant de trop se commettre personnellement. Castellion a alors beau jeu de dénoncer la personnalité arbitraire et tyrannique de Calvin, qui se serait engagé de manière trop passionnelle dans la polémique justifiant la condamnation de Servet.
Anne-Pascale Pouey-Mounou étudie l’usage de la première personne dans trois témoignages sur des cas de possession démoniaque (rapportés respectivement dans la Démonomanie de Bodin, dans l’essai « Des Boiteux » de Montaigne, et dans une lettre d’Agrippa d’Aubigné). Dans ces différents récits, le « Je » cherche à faire prévaloir la neutralité nécessaire au témoignage sur les faits invoqués. Toutefois, chez Bodin, l’éthos de l’enquêteur impartial ne réussit pas à dissimuler son investissement personnel dans la thèse défendue ; chez Montaigne, au contraire, la modalisation et la mise en avant de la subjectivité permettent de conforter le détachement sceptique sur les faits relatés ; chez d’Aubigné, la mise en avant de soi comme témoin aboutit à une démonstration de la difficulté de juger en matière démonologique. La subjectivité se marque dans ces différents textes par l’engagement affectif de l’énonciateur dans le récit des cas et dans la conclusion qu’ils en tirent. Bodin, Montaigne ou d’Aubigné, malgré leur position différente sur la question, sont tous trois soucieux de défendre leur éthos de témoin véridique, mais ils tentent aussi de dire quelque chose d’eux-mêmes en abordant des questions cruciales dans le contexte scientifique et religieux de cette époque.
Montaigne à part
Au XVIe siècle, si l’on accepte parfois de mettre son « moi » en avant, au risque d’un éventuel manquement aux règles de la bienséance, c’est en général au service d’une cause politique ou religieuse. C’est ici que l’œuvre de Montaigne confirme sa dimension irréductiblement atypique, puisque chez lui l’accent mis sur le « Je » ne constitue pas le moyen de convaincre ou d’appuyer une thèse. Comme le montre Philippe Desan, le « moi » se manifeste dans les Essais comme un « dysfonctionnement » dans le système social fortement organisé de la Renaissance, quadrillé par des appartenances collectives politiques, religieuses, ou intellectuelles. Chez Montaigne, le « moi » ne rentre pas facilement dans les cases : « Je n’ai rien à dire de moi entièrement, simplement et solidement, sans confusion et sans mélange. Distingo est le plus universel membre de ma logique » (Essais, II, 1, Paris, PUF, p. 335). L’expression de l’expérience singulière ne peut alors se faire qu’au prix de la transgression des règles communes. L’ouverture à d’autres formes de vies (comme celles des Cannibales du Brésil) permet à l’auteur des Essais de s’imaginer différent, et de transgresser au moins par l’imagination les règles de son groupe d’origine. L’affirmation de soi comme sujet singulier passe ainsi chez Montaigne par la transgression, au moins dans l’écriture, des règles comportementales couramment admises, y compris celles de la bienséance, au prix d’une forme d’exhibitionnisme littéraire.
Les réfractions du « je » dans le texte de la Renaissance
Dans la tradition historiographique ouverte par Jacob Burckhardt, la Renaissance est depuis longtemps définie comme l’âge par excellence de l’émergence et de l’affirmation de l’individu, en matière artistique, économique, sociale, ou religieuse[7]. Pourtant, les études littéraires récentes sur les « écritures de soi » ont souvent eu tendance à délaisser la Renaissance, en centrant plutôt leur intérêt sur la période contemporaine[8]. La critique a longtemps considéré les débuts de l’ère moderne comme une simple préhistoire d’où émergeaient seulement quelques belles exceptions ou quelques prototypes encore sans postérité : les Vies de Cardan et de Cellini, les Essais de Montaigne, les Mémoires de Commynes, Monluc, ou Marguerite de Valois, les Journaux de Pierre de l’Estoile… L’écriture de soi à la Renaissance se limitait ainsi classiquement à une liste restreinte de chefs-d’œuvre, qui suffisait d’une part à l’historien pour y trouver des emblèmes commodes symbolisant l’âge de l’affirmation de l’individu, et qui confortait d’autre part l’idée, chez le littéraire, que l’écriture de soi des débuts de la modernité restait encore cantonnée aux marges du champ littéraire, laissant la part centrale à la poésie, aux nouvelles, au théâtre ou au roman. Ce volume s’efforce de remettre en cause ces habitudes de pensée, en partant de quelques grands fleurons de l’écriture de soi renaissante (comme Montaigne ou Marguerite de Valois) pour élargir ensuite l’enquête à une nébuleuse de textes relevant de genres très différents, au-delà du seul domaine des écrits de soi.
Les différentes contributions ici rassemblées nous montrent que le désir qu’ont les écrivains d’exprimer leur subjectivité, d’affirmer leur singularité ou de raconter quelque chose d’eux-mêmes ne prend pas toujours la voie restreinte des seuls genres proprement autobiographiques, mais s’inscrit aussi dans le lyrisme, le roman, la déclamation, le pamphlet, le témoignage ou le récit de voyage, par des moyens stylistiques et rhétoriques appropriés. L’un des principaux apports de ce volume est précisément de s’interroger sur les liens qui existent entre écriture de soi et rhétorique. L’expression de la subjectivité, à la Renaissance, suppose l’emploi d’une série de prismes, de filtres (éthos, topoi, modèles…), empruntés à la tradition littéraire et dans lesquels le « moi » de l’auteur se donne une forme reconnaissable pour le lecteur, en s’inscrivant dans une tradition esthétique et poétique. L’usage de ces formes topiques n’exclut pas pour autant une forme d’authenticité qui se manifeste soit par des échos autobiographiques singuliers, soit par la revendication personnelle de l’appartenance à une communauté artistique, religieuse, sociale ou politique. Dans les œuvres de la Renaissance, écriture de soi et expression de soi se croisent, se recoupent et se complètent, dans un foisonnement de formes nouvelles.
[1] Jean-Claude Schmitt, « La ‘découverte de l’individu’, une fiction historiographique ? », dans Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001.
[2] Sur cette étiquette au spectre assez large, voir Françoise Simonet-Tenant, « Écritures du moi/de soi », Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Champion, 2018, p. 290-291.
[3] Hugo Friedrich, Montaigne, trad. fr., Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 354.
[4] Réal Ouellet, La Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles). Au carrefour des genres, Paris, Hermann, 2015, p. 43.
[5] Frank Lestringant, Clément Marot, de l’Adolescence à l’Enfer, Orléans, Paradigme, 2006, p. 29.
[6] Scott Francis est par ailleurs l’auteur d’un livre sur la question du « moi » de l’auteur et du lecteur : Advertising the Self in Renaissance France. Lemaire, Marot and Rabelais, Newark, U of Delaware Press, 2019.
[7] Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, 1860, trad. H. Schmitt, Nouveau Monde éditions, 2017.
[8] À la suite des travaux bien connus de Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971, et Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.