Patrick Hayes - Annexe "Mémoires intimes"
Entretien avec ..., par
19 mar 2021
Mémoires intimes
The Oxford History of Life-Writing.Volume VII: Postwar to Contemporary, 1945-2020, Oxford, Oxford University Press, 2022, chap. 7, p. 191-223
Traduction en français par Bruno Tribout du chapitre 7 de l'Oxford History of Life-Writing. Volume VII.
Français
Note du traducteur : « memoir » et « memoirs » sont problématiques d’un point de vue terminologique. Nous avons choisi de les traduire ici par « mémoire » et « mémoires » (pluriel grammatical), pour évoquer le corpus travaillé par l’auteur dans le cadre du « memoir boom » anglo-américain des années 1990 et 2000, et le distinguer des autres formes d’écrits de soi évoquées dans ce chapitre, tout en soulignant la résistance du terme anglais à la traduction. En raison d’évolutions lexicales différentes entre les deux langues, le « memoir » anglais relève en effet pleinement de l’espace autobiographique, à la différence du « mémoire » français, habituellement réservé à des domaines spécialisés (administratif, universitaire, juridique) et appelant une complémentation ou une caractérisation adjectivale, ce qui rend difficile de parler du genre du « mémoire » de manière absolue, tandis que le pluriel lexical « mémoires » permet de retrouver le champ des écrits de soi (au prix d’une différenciation sémantique par rapport à « mémoire », renforcée, dans l’historiographie littéraire française, par l’accent mis sur un corpus spécifique). Dans ce contexte, « mémoire » nous semble offrir une traduction faussement transparente de « memoir », à la fois familière et dissonante, reflétant la coïncidence seulement partielle entre les deux langues. Familière, cette solution évoque les Mémoires, tout en rendant sensible, comme le permet l’anglais, le continuum mentionné à plusieurs reprises entre les écrits des siècles classiques et ceux du « memoir boom », ce qui explique que James Frey tout comme Constantia Phillips, voire Rousseau, puissent également prétendre au titre de « memoirist » (la construction critique d’une telle continuité étant d’ailleurs en partie dépendante de l’opportunité terminologique offerte par la langue anglaise). Dissonante, cette option tranche sur des termes comme « récit autobiographique » ou « récit personnel », qu’on attendrait dans une traduction cibliste pour rendre « memoir », mais qui auraient pour effet d’évacuer la spécificité du corpus étudié ici, en lui appliquant des étiquettes génériques ou trop larges ou empruntées à des champs voisins (comme en témoigne également l’emploi de « journal » ou de « confessions » dans certaines traductions françaises des ouvrages cités plus bas).
Au cours d’un échange avec un journaliste, James Frey, lui-même auteur de mémoires [memoirist], décrivait, avec sa franchise habituelle, le terme de « mémoire » [« memoir »] comme « une absurdité, une connerie, un outil marketing qui n’existait pas il y a quelques décennies[1] ». Même si le terme circule depuis bien plus longtemps que Frey ne le laisse entendre, il a raison de suggérer que ce n’est qu’assez récemment que les « mémoires » sont devenus une caractéristique incontournable de la promotion des ventes dans le domaine littéraire. Dans le passé, c’étaient généralement les hommes d’État ou les personnalités publiques importantes qui écrivaient leurs Mémoires [memoirs], et ce genre de textes offrait une analyse d’ensemble « de la vie et de l’époque » de leurs auteurs, avec la conviction qu’on ne pouvait pas vraiment comprendre l’une sans l’autre. (Les Memoirs of a Not Altogether Shy Pornographer de Bernard Wolfe [1972] présentent une version ironique de ce genre classique, de même que Life & Times of Michael K [Michael K, sa vie, son temps] de J. M. Coetzee [1983].) Comme le souligne Roy Pascal, traditionnellement, on a souvent opposé « l’autobiographie proprement dite », dans laquelle « l’attention se concentre sur le moi », au mémoire considéré comme « réminiscence des autres »[2]. Joseph Conrad: A Personal Reminiscence [Un souvenir personnel de Joseph Conrad] de Ford Madox Ford (1924) en offre un exemple, même si, pour nuancer le propos de Pascal, il existe de nombreux mémoires classiques qui naviguent entre les autres et le moi, depuis Father and Son [Père et fils] d’Edmund Gosse (1907) jusqu’à My Father and Myself [Mon père et moi] de J. R. Ackerley (1968). Pour distinguer le mémoire en tant que genre, on s’est également penché sur ses limites : G. Thomas Couser a soutenu que l’autobiographie implique la prise en compte plus « complète » d’une vie, tandis que le mémoire se concentre sur une période ou un thème particulier[3]. Mais, quelle que soit l’utilité de ces définitions, elles ont pourtant toutes été remises en cause par l’utilisation particulièrement libérale du terme comme outil marketing lors du « boom des mémoires » [« memoir boom »].
Le boom des mémoires plonge ses racines dans les années 1960 et 1970, une période marquée par l’essor des témoignages populaires portant sur les discriminations raciales et sexuelles, ainsi que sur d’autres sujets liés aux traumatismes, notamment l’Holocauste. Le boom proprement dit s’est matérialisé dans les années 1990 et 2000, lorsque des livres à succès tels que The Liars’ Club [Bande de menteurs] de Mary Karr (1995) et Angela’s Ashes [Les Cendres d’Angela] de Frank McCourt (1996) se sont vendus à des millions d’exemplaires, inaugurant une période « où les maisons d’édition ont sorti leurs chéquiers et payé cher (généralement trop cher) des gens ordinaires ayant vécu une jeunesse difficile », comme l’écrit Ben Yagoda dans son histoire du genre[4]. Dans ce dernier contexte, le terme de « mémoire » s’est métamorphosé en un mot valise flou pour désigner un ensemble très divers d’écrits personnels. Bien que les mémoires de gens célèbres, souvent écrits par (ou pour) des stars de la chanson et des héros sportifs relativement jeunes, aient représenté une importante proportion des ventes, on trouve, au cœur de cet essor, des « mémoires de parfaits inconnus » [« nobody memoir »] : des récits de vie de personnes sans grande notoriété publique (du moins avant qu’elles ne publient leur mémoire).
Le phénomène des mémoires d’inconnus n’a rien de particulièrement nouveau en lui-même : pensons aux fictions sur les criminels et les voyageurs que Daniel Defoe faisait passer pour des histoires vraies ou aux « mémoires scandaleux » des courtisanes du XVIIIe siècle comme Constantia Phillips et Laetitia Pilkington[5]. D’ailleurs, comme l’a souligné Julie Rak, on peut lire les Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1782) comme une évolution de ce genre populaire du xviiie siècle ayant mis la divulgation d’une histoire personnelle honteuse au service d’une exploration de soi sérieuse intellectuellement[6]. Mais, avec le boom des mémoires, le goût pour les vies ordinaires est devenu une dimension particulièrement étendue du marché littéraire, allant de textes sur l’expérience du handicap et de la difformité (Lucy Grealy, Autobiography of a Face [Autobiographie d’un visage], 1994 ; Temple Grandin, Thinking in Pictures: My Life with Autism [Penser en images], 1995 ; Jean-Dominique Ruby, The Diving Bell and the Butterfly [Le Scaphandre et le Papillon], 1997), aux récits d’aventures érotiques (Chelsea Handler, My Horizontal Life: A Collection of One-Night Stands [Ma vie horizontale : journal d’une serial coucheuse], 2003 ; Toni Bentley, The Surrender: An Erotic Memoir [Ma reddition : une confession érotique], 2007), en passant par le fait de posséder des animaux de compagnie (Mark Doty, Dog Years: A Memoir [Les Années-chien], 2007 ; John Grogan, Marley and Me: My Life and Love with the World’s Worst Dog [Marley et moi : mon histoire d’amour avec le pire chien du monde] 2005), parmi une grande quantité d’autres thèmes[7].
Ce qui relie cet ensemble divers d’écrits personnels [personal writing] est quelque chose à la fois de plus insaisissable et de plus séduisant que ce que suggèrent les notions génériques traditionnelles : c’est la promesse de l’intimité. Comme le fait remarquer Juliet Jacques, elle-même autrice d’un mémoire, « le format du mémoire est profondément personnel, reposant sur un lien intime avec les lecteurs : la confiance qu’ils ont en l’honnêteté d’un auteur les laissant pénétrer au cœur d’expériences dont ils n’auraient pas eu connaissance autrement[8] ». Dans ce chapitre, je vais approfondir l’observation de Jacques et réfléchir au caractère central de l’intimité dans l’écriture de mémoires, en soulignant que cette notion a été soumise à de nouvelles pressions déterminantes au cours de la période du boom. Ce faisant, je m’écarterai pourtant de la tendance principale au sein de la critique en ce domaine. Au lieu de s’intéresser aux caractéristiques stylistiques qui font advenir ou disparaître ce « lien intime », la réflexion critique sur le boom des mémoires s’est concentrée, pour l’essentiel, sur des questions morales et sociologiques concernant l’importante expansion de l’intimité publique et les diverses fonctions idéologiques possibles du mémoire. Je commencerai donc en me penchant brièvement sur les enseignements de cette approche du mémoire, et sur ses limites.
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Dès les premiers signes de l’essor des mémoires, les gardiens de la morale publique ont voulu prétendre que leur popularité était le produit d’une « culture du narcissisme » ou d’une « culture de la thérapie » obsédée par des individus traumatisés[9]. Même si ces arguments ne sont peut-être pas entièrement dénués de validité, on a eu tendance à y recourir avec un degré de généralité tel qu’ils sont difficiles à évaluer. Il n’est pas évident de savoir, par exemple, pourquoi un consommateur considéré comme « narcissique » voudrait lire un livre sur le narcissisme d’un autre. Bien plus plausible est le rapport entre le mémoire et la montée de la « sentimentalité nationale », selon l’expression de Lauren Berlant, dans laquelle des « sphères publiques intimes » se sont constituées grâce aux moyens de communication de masse. C’est le travail de Berlant, généralisable bien au-delà de l’accent qu’elle met sur les États-Unis, qui a inspiré la critique de type sociologique la plus perspicace concernant les mémoires.
En utilisant le mot « sentimental » non pas de façon péjorative, mais comme une façon de désigner une « connaissance affective » fondée sur l’expérience et le sentiment personnel, Berlant souligne qu’une « sphère publique intime » [« intimate public sphere »] n’est pas nécessairement un espace « organisé par la confession et l’exhibitionnisme autobiographique ». Même si elle concède qu’« on trouve souvent une importante quantité de récits à la première personne au sein d’un public intime », elle soutient que romans et poèmes sont tout aussi souvent lus sur le mode de la confession, comme une forme de témoignage intime, sans qu’il soit nécessaire de renvoyer à une véracité factuelle. Ce qui, pour elle, rend intime une sphère publique, « c’est la perspective selon laquelle ceux qui en consomment les émanations particulières partagent déjà une vision du monde et une connaissance émotionnelle qu’ils ont tirées d’une expérience historique globalement commune ». Selon Berlant, « la culture féminine » a créé le premier « public de masse [...] à une échelle significative », et elle en retrace l’émergence aux États-Unis dans les années 1850. Cependant, avant les années 1960, un ensemble d’autres sphères publiques intimes très importantes commencèrent à émerger, organisées en grande partie suivant des formes personnelles d’écriture qui, selon elle, donnaient « permission de s’épanouir » aux personnes marginalisées, fournissant aux lecteurs « des points d’ancrage pour évaluer de façon réaliste et critique les choses comme elles sont » ainsi qu’un « matériau encourageant à poursuivre, combattre, dépasser ou aimer le fait d’être un x »[10]. Comme je l’ai expliqué au chapitre 4 [« Coming Out »], ce « x » peut renvoyer à des vies de gays et de lesbiennes, des vies auxquelles certains types de mémoires, tels que Becoming a Man de Paul Monette ou Zami d’Audre Lorde, contribuent en effet à donner « permission de s’épanouir », en fournissant une démonstration exemplaire de la manière dont une identité peut être affirmée et aimée. Le « x » féminin, sur lequel se concentre Berlant, comprend non seulement la poésie lyrique féministe dont j’ai parlé au chapitre 5 [« Feminism’s Lyric Selves »], mais aussi une longue tradition de mémoires confessionnels, où l’on trouve des textes qui exposent le traumatisme des abus sexuels et de l’inceste (notamment My Father’s House: A Memoir of Incest and Healing de Sylvia Fraser [1987] et The Kiss [Le Rapt] de Kathryn Harrison [1997]), ou qui explorent les liens entre genre et classes sociales (Landscape for a Good Woman de Carolyn Steedman [1986]), ou encore qui réfléchissent aux défis posés par la recherche d’un équilibre entre une carrière, une famille et des enfants (A Life’s Work: On Becoming a Mother de Rachel Cusk [2001] ; The Lost Child: A True Story de Julie Myerson [2009]).
Pourtant, comme Berlant en conviendrait sans doute, aussi important qu’ait pu être le développement de sphères publiques intimes pour l’émergence d’un désir de mémoires, on trouve au cœur du boom des mémoires proprement dit la prise de conscience que l’intimité est vendeuse. Bien que cette prise de conscience ne soit évidemment pas nouvelle, elle a joué un rôle moteur au sein des maisons d’édition britanniques et américaines et fut une des conséquences de la restructuration de l’ensemble de l’industrie dans l’après-guerre, avec une intensité particulière à partir des années 1980[11]. À mesure que les départements de marketing se mettaient à définir plus étroitement l’agenda des multinationales de l’édition et que la rentabilité de celles-ci venait à reposer davantage sur la publicité faite autour des best-sellers, la personnalité des auteurs, et plus particulièrement leur capacité à projeter leur intimité dans les médias, a pris plus d’importance. Lorraine Adams souligne que le « parfait inconnu écrivant un mémoire » [the « nobody memoirist »] est devenu particulièrement utile aux maisons d’édition à cette époque, non seulement parce qu’il était relativement bon marché, exigeant une avance bien moindre que celle des célébrités établies ou des hommes d’État (l’auteur cite « les 7,1 millions de dollars de Jack Welch ou les 12 millions de dollars qu’aurait perçus Bill Clinton »), mais aussi parce qu’il pouvait présenter sa personnalité de façon entièrement différente des romanciers et des poètes, sinon de manière tout à fait discutable aux yeux de ces derniers. « Vous pouvez parfois, comme l’écrit Adams, obtenir des entretiens pour des auteurs de mémoires débutants sur des espaces médiatiques comme NPR [National Public Radio], Morning Edition, Dateline et d’autres de ce genre, quand cela serait impossible pour des auteurs de premiers romans. Comme me l’a dit un éditeur : “De quoi parleraient-ils ? Du développement de leurs personnages[12] ?” »
Les meilleurs succès commerciaux ont souvent été des mémoires faisant le lien entre le domaine de l’info-divertissement portant sur la vie des célébrités et une sphère publique intime liée à une identité spécifique. Lena Dunham s’est penchée sur la manière dont The Liars’ Club [Bande de menteurs] de Mary Karr, qui raconte l’enfance difficile de l’autrice dans une communauté du Texas centrée sur le forage pétrolier, est devenu « à la fois un rite de passage et une façon de s’identifier » pour les femmes dans la vingtaine. Une mise en scène de l’intimité, plus ou moins culte, s’est développée autour des lectures publiques de Karr et de ses apparitions à la télévision et à la radio, au cours desquelles « on verse des larmes sur ses genoux et on lui confie des vérités brutales sur la vie d’une myriade de personnes qu’elle ne connaît pas, et qu’elle ne reverra probablement jamais[13] ». Au cœur de cette conjonction entre une sphère publique intime construite autour d’une identité particulière et les activités promotionnelles de l’industrie de la célébrité, on trouvait des programmes télé comme l’Oprah Winfrey Show, qui ont rendu l’accès à la célébrité beaucoup plus facile pour les autrices et pour les écrivains de couleur, bien que souvent au prix de leur réification en tant précisément que minorités représentatives[14]. Le mémoire représente un genre particulièrement important au sein du populaire Book Club d’Oprah, et elle a lancé quelques-uns des plus grands succès du boom, notamment le mémoire de James Frey sur son addiction et sur son sevrage, A Million Little Pieces [Mille morceaux] (2003), mais aussi le récit d’exploration personnelle d’Elizabeth Gilbert, le best-seller Eat, Pray, Love: One Woman’s Search for Everything Across Italy, India, and Indonesia [Mange, prie, aime : changer de vie, on en a tous rêvé, elle a osé !] (2008). En raison notamment de la préférence marquée d’Oprah pour les mémoires proposant des histoires de développement et de rédemption personnels, le passage d’un auteur dans le Book Club de son émission est devenu essentiel à cette forme d’intimité publique destinée à maximiser un succès commercial.
Les réponses critiques au boom des mémoires qui ont succédé à l’approche de Berlant centrée sur la sentimentalité nationale illustrent deux tendances, suivant qu’on apprécie le travail de la sentimentalité comme une forme significative et populaire de participation démocratique ou qu’on la considère de façon plus sceptique comme faisant diversion par rapport à des manières plus rationnelles, ou du moins plus holistiques, de s’engager sur les questions sociales. L’évocation la plus positive du phénomène se trouve chez Julie Rak, qui considère le mémoire populaire [popular memoir] comme une forme de « technologie de la citoyenneté », encouragée plutôt que compromise par sa relation avec le marketing de la personnalité à grande échelle. Elle rejette « les critiques reprises en chœur, selon lesquelles l’écriture et la publication de mémoires seraient des activités narcissiques », affirmant que le mémoire fournit « un moyen pour les lecteurs de penser publiquement, mais à partir de la sphère privée », ce qui « crée la possibilité d’un mouvement social à travers un mouvement personnel »[15]. Pourtant, malgré cette appréciation enthousiaste du rôle public du mémoire, les exemples les plus éloquents étudiés par Rak tendent en réalité à montrer qu’il est difficile de maintenir un engagement social public quelque peu sérieux à travers cette forme. La chercheuse se concentre sur A Million Little Pieces [Mille morceaux], texte dans lequel James Frey présente sa propre expérience de la dépendance et de la désintoxication comme une mise en cause du « programme en douze étapes » utilisé par les Alcooliques anonymes et comme une critique de la catégorie d’« ancien toxicomane » devenue un type spécifique d’identité aux États-Unis. Si le mémoire de Frey utilise donc un mode d’expression sentimental pour critiquer un vaste phénomène social, sa popularité est redevable à la façon dont il a été présenté dans l’Oprah Winfrey Show. Et ce que révèle l’analyse perspicace de l’émission par Rak, c’est la tendance d’Oprah à présenter l’ouvrage en substituant à ce que Frey avait réellement écrit sur le programme en douze étapes et sur la mentalité du « toxicomane qui s’en est sorti » un discours beaucoup plus flou sur la charge émotionnelle du livre d’un point de vue empathique et, de façon très abstraite, sur le rôle qu’il pourrait jouer auprès des autres pour leur inspirer également un changement de vie. De plus, l’accent mis par Frey sur les avantages qu’il y a à redécouvrir un type de liens spécifiquement masculins afin de combattre l’addiction ainsi que son plaidoyer en faveur d’une forme de stoïcisme oriental (en l’occurrence les enseignements du Tao te king) ont été tout simplement passés sous silence. « On ne trouve pas dans l’émission, comme l’a observé Rak, de discussion plus large sur les questions sociales liées à la toxicomanie et à l’usage de drogues, et il y a peu d’efforts pour évoquer les contextes historiques permettant de réfléchir à la dépendance. » « Au lieu de cela, A Million Little Pieces fournit l’occasion d’obtenir une reconnaissance personnelle féminine au sein du public intime, la possibilité de mettre en avant d’autres femmes appartenant à une communauté de lectrices partageant les mêmes sentiments et l’opportunité d’affirmer l’importance des réponses émotionnelles dans le domaine même de la lecture »[16].
À travers cet exemple, le mémoire apparaît au mieux comme une forme peu fiable et trop émotive de « technologie de la citoyenneté ». Berlant elle-même n’a pas manqué de souligner l’ambivalence de la sentimentalité publique, en particulier sa tendance à générer des fantasmes intempestifs de connexion par l’empathie[17]. Cette sentimentalité, selon elle, tend de manière quiétiste à être « orientée vers une agentivité centrée sur l’adaptation, l’ajustement, l’improvisation continus et le développement de stratégies pour survivre, prospérer et transcender le monde tel qu’il se présente », par opposition à une praxis visant à le transformer[18]. Les critiques les plus hostiles de l’essor des mémoires ont tendance à reprendre cet argument sur la sentimentalité comme une forme de diversion, affirmant souvent qu’elle est, d’une certaine manière, symptomatique d’un environnement économique « néo-libéral ». Walter Benn Michaels a défini le mémoire comme un « genre totalement thatchérien », niant la réalité sociale à force de se préoccuper de l’expérience individuelle. « [T]ous les débats pour savoir si les mémoires peuvent vraiment être considérés comme de la littérature et s’il est important qu’ils ne disent pas tout à fait la vérité sont complétement insignifiants », souligne-t-il : « Chaque phrase dans chacun d’eux, vraie ou fausse, littéraire ou non, nous dit qu’il n’y a que des individus et (comme l’ajoutent la plupart des mémoires) leurs familles[19]. » Leigh Gilmore développe une argumentation plus nuancée, suivant laquelle la convergence entre les sphères publiques intimes et l’industrie de la célébrité lors du boom des mémoires a contribué à détourner notre attention de textes politiquement plus ambitieux, capables « d’ébranler les conventions entourant la véridiction et les violences sexistes et raciales ». Elle évoque The Kiss [Le Rapt] de Kathryn Harrison (1997), qui « remet en cause les attentes liées à l’inceste et à la représentation de soi littéraire », et I, Rigoberta Menchu: An Indian Woman in Guatemala [Moi, Rigoberta Menchú : une vie et une voix, la révolution au Guatemala] (1983), qui « pose des questions sur la traduction et la collaboration, sur les récits de témoins et la politique du genre dans le cadre de l’activisme indigène ». Contrairement à ces textes, le mémoire « néo-confessionnel », selon son expression, fait son profit de la disgrâce et de la rédemption de personnalités célèbres. James Frey en offre une fois encore un exemple négatif, cette fois pour la manière dont ses excuses publiques pour avoir menti sur certains aspects de son addiction et de son rétablissement dans A Million Little Pieces ont renforcé cette forme de diversion dont Rak a également parlé. La réapparition de Frey dans l’Oprah Winfrey Show après sa mise en cause et ses efforts pour obtenir de nouveau la « confiance » du public illustrent, pour Gilmore, le banal « cycle de la rédemption » à travers lequel le scandale et la confession publics deviennent les formes les plus vides de mise en scène de l’intimité[20].
D’autres auteurs ont rattaché la conception du mémoire comme « technologie de la citoyenneté » qu’a développée Rak à une critique plus large du néo-libéralisme, en soutenant que les textes liés à l’essor des mémoires influençaient bien notre compréhension de la citoyenneté, mais de manière fondamentalement indésirable. Le néo-libéralisme a pu être défini comme un processus « impliquant l’extension et la diffusion des valeurs de marché au sein de toutes les institutions et de toutes les actions sociales[21] ». Le mémoire à succès d’Elizabeth Gilbert, Eat, Pray, Love [Mange, prie, aime], a été lu comme une intériorisation de ces valeurs marchandes au niveau de l’individu, idéalisant un « sujet féminin, néo-libéral et spirituel ». Le mémoire de Gilbert raconte l’histoire d’une année passée par l’autrice à voyager et à faire son examen de conscience dans le cadre d’une tentative (financée par une avance de son agent littéraire) pour se « retrouver » elle-même après l’échec de son mariage. À en croire la promotion du livre sur Oprah.com, Eat, Pray, Love invite les femmes à se poser les questions suivantes : « Qui est en charge de la vie que je suis en train de vivre ? Avec qui suis-je mariée ? Qui soutient ces valeurs ? À qui appartient ce corps[22] ? » Quelle que soit l’importance de ces questions, Ruth Williams affirme que ni le livre lui-même, ni sa discussion dans le Oprah Winfrey Show n’encouragent d’aucune façon le développement d’« une conscience critique qui déboucherait sur une plus grande prise de conscience par [les femmes] non seulement de leurs propres désirs, mais aussi plus largement [des] forces sociales qui cherchent à [les] priver de la capacité à vivre ces désirs ». Encore une fois, l’intimité personnelle semble faire obstacle à des manières plus sérieuses de s’engager socialement : Williams évoque la « machine marketing » qui s’est développée autour de Eat, Pray, Love, laquelle « assimile le fait de partager le voyage de Gilbert à la découverte d’elle-même non pas à une réflexion critique sur soi et sur la société, mais à une consommation “spirituelle” », notamment par le biais de la publicité associée au livre en faveur d’un Home Shopping Network, lequel vante aux consommatrices le fait qu’« il y a plus d’une façon de lâcher prise », tout en essayant de leur vendre des forfaits vacances, de coûteux produits alimentaires « exotiques » et des programmes de thérapie personnelle[23]. Approfondissant l’analyse des liens entre intimité et néo-libéralisme, les discussions critiques les plus récentes concernant le genre du mémoire ont souvent mis en avant des textes qui, contrairement à Eat, Pray, Love, offrent des formes plus explicites de critique culturelle. Daniel Worden, par exemple, a soutenu qu’il existait un rapport entre les auteurs de mémoires contemporains, tels que Maggie Nelson, Dave Eggers et Tao Lin, et les préoccupations sociales du « New Journalism » des années 1960 et 1970. Des œuvres telles que Bluets [Bleuets] (2009), A Hologram for the King [Un hologramme pour le roi] (2012) et Taipei [Taipei] (2013) sont appréciées des lecteurs dans la mesure où elles révèlent « la précarité et les ravages que subit l’existence sous le néo-libéralisme » et où elles dépeignent « les relations humaines comme impersonnelles et structurelles, plutôt que personnelles et éthiques, et comme limitées par des réalités matérielles souvent considérées comme fluides par l’idéologie du libre-échange »[24].
À travers toutes ces approches, la réflexion sur le genre du mémoire héritière du travail de Berlant sur la « sentimentalité nationale » permet aussi d’éclairer puissamment la sociologie de la lecture de l’époque. Mais, comme ces exemples le suggèrent sans doute également, celle-ci tend à reconduire et à consolider un ensemble de jugements plutôt limités et attendus sur la notion d’intimité comme diversion et sur les divers problèmes de l’individualisme néo-libéral. Et quelle que soit l’utilité du concept d’écriture comme « technologie de la citoyenneté », c’est un critère grossier pour évaluer la manière dont certains textes s’imposent avec plus ou moins d’autorité. En dépit de l’apport considérable ainsi offert du point de vue de l’analyse sociale, on a accordé jusqu’à présent peu d’importance au travail proprement littéraire grâce auquel certains exemples se distinguent au sein de ce mode d’écriture. L’une des principales études sur le genre du mémoire délaisse explicitement l’analyse de la « rhétorique » des textes pour se concentrer sur leur « impact rhétorique », comme si cette distinction pouvait jamais être porteuse de sens[25]. Dans ce qui suit, je suggère que cette tendance à évaluer les mémoires en minimisant l’attention portée aux qualités immanentes de l’écriture est un tropisme qui dispose également à évacuer ou à rendre invisibles les problèmes plus subtils posés par l’intimité qui préoccupent les auteurs comme les lecteurs de mémoires. Pourtant, considérer attentivement la rhétorique du mémoire ne signifie nullement délaisser les questions sociologiques concernant le rôle joué par la célébrité et par la rationalité du marché néo-libéral dans le boom des mémoires. Au contraire, je voudrais montrer qu’une telle réflexion offre une manière plus fine d’explorer l’impact sur la présentation de soi de notre environnement culturel et économique toujours plus instrumentalisé.
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Aborder le mémoire comme une expérience littéraire, c’est reconnaître d’emblée que le « lien intime » qu’il met en œuvre, selon l’expression de Jacques, est de nature particulière. Comme l’a souligné Viviana Zelizer, les relations personnelles peuvent être véritablement définies comme intimes lorsqu’elles impliquent des formes de savoir « qui ne sont pas largement accessibles à des tiers ». « Le savoir en question, poursuit-elle, englobe des éléments tels que des secrets partagés, des rituels interpersonnels, des informations corporelles, la connaissance de vulnérabilités personnelles et des souvenirs communs liés à des situations embarrassantes »[26]. Dans le genre du mémoire, ces mêmes formes de savoir sont assez littéralement mises en vente, et le dévoilement d’éléments intimes s’effectue par le biais largement impersonnel de relations commerciales. Dans A Heartbreaking Work of Staggering Genius [Une œuvre déchirante d’un génie renversant] (2000), qui évoque avec ironie le boom des mémoires, Dave Eggers attire souvent l’attention sur le fait qu’il est lui-même gêné par les conditions anonymes et transactionnelles de l’intimité générée par le mémoire, notamment lorsqu’il promet de rembourser le prix de vente du livre aux deux cents premiers lecteurs qui lui enverront une preuve d’achat (il fournit une adresse). Quant aux lecteurs ne faisant pas partie du lot, mais qui lui feront parvenir une photo amusante ou qui portent un nom à « consonance malheureuse », Eggers s’engage à leur envoyer un cadeau en échange[27]. Alliant enthousiasme juvénile et ironie assumée au sujet du projet dans lequel il s’est embarqué, Eggers sollicite un type d’intimité personnelle qui semble appelée bien que manifestement compromise par la forme publique et transactionnelle que prend inévitablement le mémoire.
Pourtant, le problème qu’identifie Eggers est plus subtil qu’une simple opposition entre intimité et échange marchand. Zelizer souligne que, dans la vie de tous les jours, les gens « mélangent constamment leurs relations intimes avec des transactions commerciales » et que de nombreuses relations intimes, notamment le mariage et l’éducation des enfants, ont tendance à être renforcées plutôt qu’affaiblies par leurs liens avec l’argent[28]. Selon elle, on ne peut qu’imparfaitement décrire l’intimité comme un état « pur », et il serait préférable de l’appréhender comme une pratique circonscrite par la mise en place de divers types de limites, allant du mariage à l’amitié, jusqu’aux intimités pour lesquelles on échange ouvertement des sommes d’argent, comme pour les soins infirmiers, ou qui sont procurées de manière clandestine, comme avec la prostitution. Ces rituels qui établissent des limites permettent utilement de sublimer les éléments liés à la transaction commerciale en distinguant (bien que de manière souvent instable et contestée) diverses attentes et diverses qualités au sein des relations intimes[29]. En termes littéraires, le problème auquel est confronté l’auteur de mémoire consiste donc plus précisément à savoir comment délimiter des frontières textuelles susceptibles d’établir un lien intime qualitativement riche au sein du cadre impersonnel et transactionnel d’une forme s’apparentant à une marchandise.
Insister ouvertement sur une sincérité totale et une honnêteté complète est le moyen le plus direct d’établir un tel lien, mais c’est aussi le plus grossier. Certains critiques, comme G. Thomas Couser, ont soutenu que cette insistance toute littérale sur la franchise personnelle était une chose importante pour le genre d’un point de vue définitionnel. « Les mémoires ne sont pas des romans », affirme-t-il : « le mémoire se présente et, en conséquence, est lu comme un récit ou une re-présentation non fictionnels d’une expérience humaine réelle. Ce n’est pas le cas de la fiction ; celle-ci crée sa propre réalité reflétant la vie. Et c’est ce qui fait toute la différence »[30]. Assurément, Couser exagère la rigidité de cette distinction, mais les auteurs de mémoires eux-mêmes lui accordent depuis longtemps de l’importance. Au début des Confessions, Rousseau se présente au Jugement dernier au milieu d’une foule de lecteurs : « Que chacun d’eux, implore-t-il, découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là[31]. » L’aspect mélodramatique de l’insistance de Rousseau sur la véracité pourrait inciter certains lecteurs à commencer à se méfier de lui, mais, dans certains types de mémoires, une conception très littérale de la confiance dans l’exactitude factuelle et la sincérité de l’auteur se révèle d’une indéniable importance : pensons seulement à l’impression de trahison et de honte qui a suivi la « révélation » de faux témoignages sur l’Holocauste[32]. Pourtant, les lecteurs ne sont pas nécessairement préoccupés par la distinction entre fiction et réalité si l’on considère de nombreux autres types de révélations personnelles. Pour revenir encore (et pour la dernière fois) à James Frey, il est vrai, bien entendu, que certains de ses lecteurs se sont indignés en apprenant qu’il avait menti dans A Million Little Pieces ; Oprah elle-même, après quelques hésitations, s’est également découvert le sentiment d’avoir été trahie. Mais, comme le souligne Ben Yagoda, tant A Million Little Pieces que sa suite, My Friend Leonard [Mon ami Léonard] (2005), ont continué à se vendre à un grand nombre d’exemplaires, même lorsqu’on a commencé à faire des procès contre Frey et sa maison d’édition, Random House. On estime que Frey a gagné 4,4 millions de dollars en droits d’auteur rien que pour le premier mémoire ; les 1 729 lecteurs qui ont déposé plainte ont été remboursés du prix du livre, ce qui a coûté à Frey (ou à Random House) 27 348 dollars. Ces 1 729 lecteurs représentent clairement un nombre plus important que les 200 qu’Eggers était prêt à dédommager, mais cela reste une proportion minime de l’ensemble du lectorat de Frey, ce qui suggère que, dans ce cas au moins, le sentiment d’une intimité trahie par les mensonges de l’auteur n’a peut-être pas été ressenti si profondément par un si grand nombre de lecteurs[33].
La principale raison pour laquelle l’intimité et le sentiment de confiance qui lui est associé ne peuvent être réduits à une distinction générique est qu’il ne s’agit pas de qualités binaires, qui seraient soit présentes soit absentes ; au contraire, comme le suggère Zelizer, il s’agit d’une expérience complexe, qui peut être consolidée ou compromise de diverses manières. Et en l’absence de rituels sociaux clairs pour définir le type d’intimité que l’on peut espérer d’un texte (à la différence d’un ami ou d’une infirmière), cette qualité doit être créée principalement dans et par le déploiement de l’écriture comme performance littéraire.
Les mensonges purs et simples passent généralement inaperçus dans les mémoires, et les fictions sont souvent acceptées comme faisant partie de la mise en récit, mais ce qui est bien plus couramment responsable de l’érosion du lien intime entre l’auteur et le lecteur, c’est l’effet d’accentuation dû à l’exhibitionnisme. Paul de Man était lui-même un grand exhibitionniste, jouant sur de nombreuses formes de mystification, y compris envers lui-même, et c’est peut-être ce qui a rendu son analyse de l’exhibitionnisme de Rousseau si méticuleuse et si impitoyable[34]. Dans son analyse du célèbre épisode du « ruban volé » dans les Confessions, dans lequel Rousseau admet avoir accusé une domestique innocente, nommée Marion, de Man se concentre sur la qualité de la voix de Rousseau : « L’évidente satisfaction dans le ton et l’éloquence du passage », ainsi que « le flux facile des hyperboles » et le « plaisir visible avec lequel le désir de cacher la vérité est dévoilé », tout indique, selon de Man, que « ce que désirait vraiment Rousseau, ce n’est ni le ruban ni Marion, mais la scène publique d’exhibition qu’il obtient en effet »[35]. Tandis qu’ailleurs Rousseau met en scène le dévoilement d’une certaine satisfaction masochiste qu’il puise dans l’expérience de la honte, de Man suggère que son secret le plus honteux (à savoir son désir de s’exhiber par la confession) reste nécessairement non avoué, parce que le mettre en lumière gênerait toute l’entreprise de divulgation intime. Si l’exhibition de soi est le véritable motif de Rousseau, alors son texte devient un exercice prolongé de détournement de la vérité, un masque qui retient l’intime tout en paraissant le divulguer. Pourtant, comme l’a souligné J. M. Coetzee, il est à tout le moins « imprudent » pour de Man de fonder une interprétation psychologique aussi décisive uniquement sur « l’analyse de caractéristiques stylistiques[36] ». Une appréciation fondée sur les qualités perçues de l’écriture devrait au contraire se limiter, avec plus de justesse, à un sentiment insistant de méfiance et à une interrogation sur la nature de la compréhension de soi ou des motivations profondes de l’auteur du mémoire. À travers l’exhibitionnisme, l’intimité liée à une révélation n’est jamais simplement détruite de manière absolue, et il n’y a donc pas de raisons pour le lecteur de se sentir « trahi ». Au contraire, la qualité de l’intimité et l’appréciation par le lecteur du type de profondeur interpersonnelle qu’il peut attendre du texte s’en trouvent progressivement réévaluées : le lien intime en ressort plus grossier et plus banal, mais non pas rompu.
Le fait que les Confessions de Rousseau aient été publiées à titre posthume suggère que la divulgation intime peut être entachée d’exhibitionnisme même lorsqu’il n’y a pas à proprement parler de lecteurs devant lesquels se dévoiler. Et comme s’en aperçoit le narrateur de Samuel Beckett dans The Unnamable [L’Innommable] (1951), échapper au désir de faire impression sur autrui paraît impossible même dans l’intimité totale d’un monologue : « rien à dire, rien que les paroles des autres », telle est sa conclusion désenchantée au sujet de sa propre tentative d’autodescription[37]. Mais si l’exhibitionnisme est donc peut-être structurellement lié à toute forme de présentation de soi, ses tentations se sont considérablement accrues au cours de notre période, principalement parce que la convergence entre la culture littéraire et l’industrie de l’info-divertissement centrée sur les célébrités a commencé à faire augmenter ce que l’on pouvait potentiellement gagner à s’exhiber.
Parmi les livres s’inscrivant dans cette tendance avec le moins de scrupules figure Running with Scissors [Courir avec des ciseaux] d’Augusten X. Burroughs (2008). Dans ce qui allait se révéler être le premier volume d’une série de mémoires, Burroughs raconte l’histoire (très contestée par ceux qui y sont représentés) de son enfance difficile, en partie auprès d’un psychanalyste fort peu conventionnel. Bien que les expériences qu’il a vécues soient souvent bouleversantes (notamment le divorce de ses parents, la descente de sa mère dans l’alcoolisme et son éveil plutôt brutal à la sexualité à l’âge de treize ans), Burroughs refuse de s’intéresser à l’exploration de leur caractère troublant. Sa mère adorait écrire de la poésie « confessionnelle » dans la lignée d’Anne Sexton, et Burroughs dynamite son discours sur la nécessité d’un « voyage intérieur[38] ». L’idée d’une carrière consacrée à ce type de confessions sérieuses est violemment rejetée comme un divertissement complétement démodé typique d’une certaine grande littérature, et tout simplement incapable de mener Burroughs à son but : « un de ses recueils de poèmes avait été publié il y a plusieurs années et depuis, plus rien », explique Burroughs. « J’ai su alors que je ne pourrais jamais vivre comme ça : pas d’argent et encore moins de gloire. J’avais soif de lettres d’admirateurs et de montres de luxe »[39]. Clairement, l’ambition de Burroughs est que son œuvre soit adaptée à l’écran (ce qui fut le cas, avec Alec Baldwin et Gwyneth Paltrow), et son récit compare fréquemment des scènes ou des souvenirs particuliers à des séquences de films à la télévision ou au cinéma. À un moment, le texte se transforme en scenario fondé sur The Mary Tyler Moore Show (« C’est sûr, j’aurais aimé que ça se passe autrement. Mais, levant les yeux au ciel, qu’est-ce qu’on peut y faire ? haussant les épaules »), tandis qu’ailleurs sa vie est modelée plus précisément sur la pornographie. « C’était comme si le M. Octobre de Playgirl était devenu réalité, commente Burroughs à propos d’un de ses amants. Mais je pense que j’aurais été plus heureux si la seule chose qui était sortie de sa bouche était le bruit que fait une page qui se tourne »[40].
Des succès de librairie comme Running with Scissors peuvent ainsi pousser le mémoire vers l’intimité brute d’une personnalité devenue marchandise, grâce à laquelle l’expérience est convertie en occasions d’être drôle ou impressionnant, et surtout en moyen de lancer une carrière en tant que célébrité. Mais si Burroughs lui-même limite l’intimité de son mémoire à la routine comique d’un professionnel du spectacle, le problème de l’exhibitionnisme se pose de manière plus subtile dans les textes qui font le lien entre la célébrité littéraire et ce que Berlant a nommé les « sphères publiques intimes ».
Dans My Father’s House: A Memoir of Incest and Healing (1987), Sylvia Fraser raconte l’histoire bouleversante et douloureuse de la façon dont une « thérapie de la mémoire retrouvée » lui a permis de prendre conscience que son père avait abusé d’elle pendant son enfance. Si la gravité du sujet traité et sa sincérité personnelle ne sont jamais mises en doute, de plus subtiles formes de confiance (en particulier dans la capacité de Fraser à relayer la complexité de sa propre expérience) tendent pourtant à s’éroder au fur et à mesure qu’elle raconte son histoire, ne serait-ce que par l’utilisation d’un procédé littéraire qui rappelle le roman gothique, et grâce auquel le moi est présenté comme s’il était occupé par un étrange « autre moi » qui en posséderait les vérités enfouies. Bien qu’il s’agisse d’un procédé courant dans la démarche de la mémoire retrouvée, il détonne ici, et pas seulement en raison des prémisses psychologiques problématiques liées à cette forme de thérapie[41]. My Father’s House a été rédigé par Fraser en milieu de carrière, après cinq romans qui lui avaient valu une réputation littéraire certaine, bien que modeste. Son mémoire a très précisément pour fonction, entre autres, d’inviter à relire son œuvre fictionnelle comme étant elle-même une forme de mémoire oblique [a form of displaced memoir] révélant cet « autre » moi enfoui au niveau de l’inconscient : Fraser affirme que ses premiers romans ont été en quelque sorte écrits par « mon autre moi » et qu’ils offrent, à travers leurs histoires de suicides, d’abus sexuels et de mystérieux « symboles phalliques », le récit mythique de sa vérité la plus profonde. Ses premiers essais littéraires, affirme-t-elle, furent « un épanchement de douleur primordiale provenant d’une partie de moi-même dont j’ignorais l’existence », et de là se dégage le sentiment troublant que la thérapie de la mémoire retrouvée est instrumentalisée pour créer une identité littéraire unidimensionnelle et mélodramatique[42]. Vers la fin de l’ouvrage, Fraser insiste, dans une litanie de moments ponctués par « Maintenant je comprends », sur le fait que sa thérapie lui a donné la clé de son existence :
Maintenant je comprends la haine que j’éprouvais pour mon père, enracinée si profondément dans le passé que je ne pouvais en deviner la cause. Maintenant je comprends ma répulsion, enfant, à m’asseoir sur ses genoux, associée au souvenir imprécis d’un temps où j’avais aimé ça. Maintenant je comprends les dessins d’enfant perturbé que j’ai trouvés dans une malle. Maintenant je comprends ma peur de la grossesse qui, pour l’enfant que j’étais, aurait ressemblé à une invasion physique de plus – un viol de neuf mois. Maintenant je comprends cette affaire obsessionnelle dans laquelle j’ai purgé ma relation avec mon père. Maintenant je comprends la peur de l’aveu qui m’a tenue éloignée de mon père sur son lit de mort. Maintenant je comprends la puissante connexion psychique que j’ai ressentie à sa mort, alors que je l’avais évité pendant vingt ans. Maintenant je comprends la maison exorcisée, où je me suis sentie délivrée de la peur. Maintenant je comprends la violence sexuelle de mes romans[43].
Bien que Fraser ne renonce jamais à convaincre le lecteur de son intention de dire la vérité, le sentiment d’urgence qui accompagne son désir d’éclaircir le mystère de sa vie intérieure de façon à ce que chaque pièce s’inscrive dans le puzzle de sa lecture d’elle-même tend à réduire le lien intime avec le lecteur au seul fait de convaincre celui-ci.
Contrairement à Fraser, Alice Sebold n’était pas une autrice établie au moment de la publication de son mémoire, Lucky [Lucky] (1999), même si elle gagnait néanmoins sa vie en enseignant l’écriture créative au Hunter College de New York. Son mémoire évoque l’agression et le viol qu’elle a subis alors qu’elle était étudiante à Syracuse University. À cette époque, elle suivait un cours de création littéraire avec Tobias Wolff, lui aussi auteur d’un mémoire, et Sebold rapporte le moment où elle l’a informé qu’elle allait devoir manquer un cours, parce qu’elle devait déposer plainte auprès de la police au sujet de l’incident :
« Alice, m’a-t-il dit, il va se passer beaucoup de choses, et cela va peut-être te paraître absurde au moment où je te parle, mais écoute-moi. Essaie, si tu peux, de te souvenir de tout. » […] Comme je devais le découvrir par la suite, en entrant chez Doubleday sur la Cinquième Avenue à New York et en achetant This Boy’s Life [Blessure secrète : un mauvais sujet, souvenirs d’une enfance], l’histoire même de Wolff, il savait que la mémoire était capable de sauver, qu’elle avait du pouvoir, qu’elle était souvent le seul recours des impuissants, des opprimés ou des victimes de violence[44].
La mention de l’adresse prestigieuse de cette librairie suggère que la mémoire des traumatismes peut non seulement « sauver » en un sens moral ou émotionnel, mais qu’elle peut également mener à la reconnaissance littéraire, voire au succès commercial, comme l’avait déjà montré l’exemple de Wolff. L’un des aspects les plus frappants du style de Sebold dans Lucky est sa façon de s’écarter parfois d’une écriture documentaire pour adopter un registre « littéraire » fourni, qui relie le sujet sinistre du viol à une identité particulière, voire à une forme de destinée. « Je partage ma vie non pas avec les filles et les garçons avec lesquels j’ai grandi, explique-t-elle, ni avec les étudiants que j’ai rencontrés à Syracuse, ni même avec les amis et les gens que j’ai connus depuis. Je partage ma vie avec mon violeur. Il a épousé ma destinée. » Ou, plus loin, après le viol d’une amie proche : « J’avais essayé d’être comme tout le monde. Pendant ma première année à l’université, j’avais tenté ma chance. Mais ce n’était pas comme ça que ça devait se passer. Je m’en rendais compte maintenant. Il semblait que j’étais née pour être hantée par le viol, et j’ai commencé à vivre dans cette pensée »[45]. Comme chez Fraser, jamais de tels passages ne poussent le lecteur à mettre en cause la véracité du récit de Sebold : le lien de confiance n’est jamais rompu à ce niveau le plus élémentaire. Mais ce discours sur le destin et sur le fait d’être hantée oriente inévitablement le lecteur vers l’idée que Sebold commence à se faire d’elle-même en tant qu’écrivain : son roman The Lovely Bones [La Nostalgie de l’ange] (2002) revient sur la scène du viol avec une intensité accrue, en peignant l’existence de parents dévastés à travers les yeux de leur fille, assassinée alors qu’elle était adolescente ; dans ses interventions sur les ondes et dans ses lectures publiques, Sebold a pu évoquer à la fois son roman et son mémoire en s’inspirant librement de sa propre expérience. Ayant ce privilège particulier de pouvoir faire du thème de la violence sexuelle son domaine, c’est en se distinguant par une certaine forme de sagesse ténébreuse que Sebold est parvenue à une célébrité littéraire considérable. Ses photos publicitaires accentuaient la pâleur inhabituelle de sa peau, un maquillage foncé autour des yeux, conférant une qualité spectrale à son image et rendant glamour le « destin » au fondement de sa vision d’auteur.
La rencontre de Sebold avec Tobias Wolff dans un cours d’écriture créative rappelle un passage de The Kiss : A Secret Life [Le Rapt] de Kathryn Harrison (1997), un mémoire qui revient sur le sujet de l’inceste qu’elle avait déjà abordé dans son premier roman, Thicker Than Water (1991). Harrison raconte comment, perturbée par les attentions sexuelles de son père, elle abandonna ses études pour s’installer à New York, « la ville où j’imagine naïvement que les écrivains doivent aller ». Travaillant vaguement à un « roman postmoderne, dans lequel un héros existentiel part à la recherche de je ne sais quoi en se battant contre je ne sais qui », elle finit par passer « des heures chaque jour sur un banc sur la promenade, regardant les ponts sur East River, me retournant parfois pour contempler les maisons derrière moi, me demandant laquelle est celle de Norman Mailer, s’il vit encore ici, et si c’est l’endroit où il a poignardé sa femme, s’il s’agissait bien de sa femme »[46]. Même si le nom de Mailer a bien pu venir à l’esprit de Harrison parce qu’il offre un autre exemple de père irresponsable, dans le cadre de réflexions sur ses ambitions littéraires, il représente également la célébrité, qu’elle rattache à la manière dont Mailer cultivait sa notoriété personnelle[47]. Et dès lors, il apparaît clairement que nous sommes en train de lire un livre qui représente l’antidote avéré à ce « roman postmoderne » vainement intellectuel, un livre qui a effectivement relancé la carrière littéraire de Harrison.
Comme l’a fait remarquer David Parker, on peut trouver dans les critiques souvent acerbes de The Kiss beaucoup d’éléments attribuables en profondeur à des transferts[48]. Les commentateurs de sexe masculin qui ont reproché à Harrison des manquements supposés au devoir maternel, jusqu’à lancer à un moment des accusations infondées selon lesquelles le livre serait une forme de vengeance inconsciente contre ses enfants, se sont donnés en spectacle de manière affligeante[49]. Mais tandis que les discussions publiques sur ce mémoire ont souvent sombré dans des querelles littéraires peu éclairantes polarisées autour de questions de genre, toutes les critiques négatives de The Kiss ne peuvent être écartées comme le produit d’anxiétés masculines. Le livre a également déplu à certaines critiques, et l’une d’entre elles se plaint que le récit de la terrible expérience de Harrison est gâché par un « style laborieusement soutenu » qui appauvrit l’intimité par d’insistants « efforts pour écrire de façon littéraire, sans y parvenir »[50]. Deux pages après avoir décrit la manière dont elle épiait la résidence de Mailer à Brooklyn, Harrison fait écho à Sebold en évoquant elle aussi son traumatisme comme une forme de distinction spéciale, comparant son « addiction » à son père avec « des addictions plus prosaïques », notamment à l’alcool et à l’héroïne[51]. Représentant l’inceste de manière compétitive comme un terrain littéraire implicitement plus « poétique » que les expériences traumatiques travaillées par d’autres auteurs de mémoires, les premières phrases du livre dramatisent la liaison avec son père d’une manière qui donne un ton romanesque plutôt haletant à son mémoire : « On se retrouve dans les aéroports. On se retrouve dans des villes où on n’a jamais été avant. On se retrouve là où personne ne pourra nous reconnaître[52]. » Et à mesure que progresse l’histoire troublante de Harrison s’installe cette impression durable qu’un matériau difficile est « travaillé » pour obtenir un effet littéraire. Comme Coetzee l’a souligné, il n’est jamais possible de passer d’observations sur le style d’un auteur à des conclusions définitives sur sa psychologie ou sur ses intentions ; mais dans certains types de mémoires, on peut néanmoins avoir l’impression que des questions sérieuses sont traitées moins sérieusement qu’elles ne devraient l’être, et le lien intime avec le lecteur tend alors à devenir moins fort.
* * *
Les trois écrivains que je viens d’évoquer n’ont pas grand-chose en commun avec la vulgaire quête de célébrité que l’on retrouve dans le travail d’un auteur comme Augusten Burroughs : dotés d’une intention plus sérieuse, ils manifestent aussi une ambition littéraire d’un genre que Burroughs se serait contenté de tourner en dérision (comme il l’a souvent fait). Si Sylvia Fraser est passée à la fiction à la fin des années 1960 après avoir été journaliste pendant plusieurs années, Sebold a étudié la création littéraire lorsqu’elle était étudiante de premier cycle à Syracuse au début des années 1980 ; Harrison s’est inscrite au célèbre Iowa Writers’ Workshop en 1985, puis a enseigné dans le programme de Master of Fine Arts (MFA) de Hunter College, au sein de la City University of New York. Chez les deux plus jeunes autrices, il y a une forme atténuée d’exhibitionnisme qui dérive d’une certaine recherche d’effet littéraire : l’intimité est affaiblie par l’impression qu’elles donnent d’avoir formaté leur expérience de manière à obtenir une performance littéraire gagnante. Pourtant, ce type d’automarchandisation n’a pas émergé dans un vide culturel. L’influence des cours d’écriture créative et les divers livres qui les complètent en expliquant « comment devenir écrivain » n’ont fait qu’intensifier, au sein de la production des mémoires, ce que la sociologue Eva Illouz a défini comme une forme particulière d’« intimité froide », qui est malheureusement devenue une caractéristique prépondérante de la vie contemporaine[53].
À travers ses recherches sur des formes d’écriture de soi aussi diverses que les questionnaires utilisés en ressources humaines ou les sites de rencontre, Illouz a tenté de décrire l’impact des pratiques thérapeutiques modernes sur la nature de l’expérience intime. Selon elle, à la fin de la période d’après-guerre, un nouveau « modèle culturel pour l’intimité émotionnelle et sexuelle » a émergé dans les économies occidentales les plus développées : dans le domaine de la thérapie, des textes populaires, comme The Pleasure Bond [L’Union par le plaisir] de Virginia Johnson et William Masters (1974), ont commencé à accorder une grande importance à la reconnaissance et au partage des « besoins émotionnels » dans le contexte des relations personnelles. Si le développement de ce type d’« intimité thérapeutique », selon les termes d’Illouz, devait être salué parce qu’il allait contribuer plus largement au développement d’une plus grande égalité sexuelle, ces « nouvelles normes d’égalité ou de liberté ont transformé la “texture émotionnelle” des relations intimes » d’une manière qui a eu des répercussions ambivalentes[54]. L’objectif thérapeutique visant à apporter plus de clarté dans la vie intérieure a également conduit, selon elle, à la « rationalisation » de l’intimité, et à un état qu’elle nomme le « capitalisme émotionnel », à cause de la façon dont nos émotions sont transformées « en objets mesurables et calculables, exprimables sous forme d’énoncés quantitatifs »[55]. Dans une culture où « l’ambiguïté est [perçue comme] l’ennemie jurée de l’intimité », comme le remarque Illouz, la vie intérieure est progressivement rendue transparente et réglée d’une manière qui « vide les relations de leur particularité et les transforment en objets qui [...] deviennent plus susceptibles de connaître le sort des marchandises commerciales »[56]. L’intimité devient à la fois mieux gérée et plus froide, davantage soumise au regard de la clarification de soi rationnelle.
Illouz ne fait pas elle-même de lien entre le boom des mémoires et la culture plus large du « capitalisme émotionnel ». L’aspect peut-être le plus intéressant de ses recherches porte plutôt sur le type particulier de représentation de soi qui s’exprime sur les sites de rencontre : une forme d’écriture de soi [a form of life-writing] qui exige des participants qu’ils s’impliquent dans « un ample processus réflexif d’auto-observation, de caractérisation d’eux-mêmes, et d’explication de leurs goûts et de leurs opinions », à travers lequel le moi privé exprimé sous forme textuelle devient une « performance publique », qui peut être rapidement comparée à d’autres mois textuels. En dépit de ce dispositif élaboré de définition de soi, très souvent, comme l’observe Illouz, les sites de rencontre ne fonctionnent tout simplement pas, et pour essayer de comprendre pourquoi ce premier rendez-vous avec la personne idéale se révèle si souvent être une déception, elle se tourne vers la phénoménologie de l’événement sensoriel telle que décrite par Edmund Husserl :
Une expérience vécue [Erlebnis] qui n’est pas une expérience de quelque chose [Erfahrung], un événement sensoriel [Empfindung] qui n’est pas une perception [Wahrnehmung], une découverte de soi [sich befinden] qui n’est pas une découverte de quelque chose. Les Empfindnisse sont ces événements sensoriels particuliers qui [...] se produisent à l’intersection des sensations tactiles et des sensations kinesthésiques, et qui, précisément dans cet espace où toute distance s’abolit, fondent la chair des choses sur la chair du corps vécu[57].
Les Empfindnisse désignent précisément le type de perception intime masqué par les processus d’abstraction et de rationalisation mis en œuvre par la clarification de soi. Le caractère insondable de la connaissance incarnée et sa résistance même à la clarté définitionnelle (une « découverte de soi qui n’est pas une découverte de quelque chose ») pourraient, comme le suggère Illouz, nous renseigner de manière cruciale sur les types de connaissance de soi intuitifs et opaques qui adviennent dans notre expérience directe du monde, et qui sont très difficiles à exprimer avec des mots. Très concrètement, cela nous fournit des pistes pour comprendre « pourquoi nous tombons souvent amoureux de personnes qui sont très éloignées de nos attentes préalables », comme le souligne la critique, ou pourquoi nous ne tombons pas amoureux des personnes qui semblent parfaitement correspondre aux idées les plus claires que nous nous faisons de nos besoins.
La différence perçue entre l’expérience directe d’un événement sensoriel et la représentation textuelle de soi est bien entendu un problème qui hante la tradition du mémoire depuis ses origines mêmes. « Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là, écrit Rousseau au sujet de son enfance. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon : je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions. » La tristesse mélancolique de Rousseau provient de la disparité entre la signification intime de ces rencontres incarnées (leur « expérience vécue qui n’est pas une expérience de quelque chose », pour reprendre Husserl) et les processus plus larges d’auto-interprétation à l’œuvre dans le mémoire. « Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, admet-il, mais j’ai besoin, moi, de le lui dire » : dans une activité d’écriture motivée par un but à atteindre, ce qui est perçu comme le plus essentiel dans l’existence devient malheureusement hors sujet[58]. Mais si une certaine censure des Empfindnisse est un aspect inévitable de tout type d’écriture personnelle, la clarification de soi thérapeutique qui n’a cessé de se répandre au cours de notre période a eu tendance à intensifier cette censure, ne serait-ce que par l’approche du mémoire qui s’est développée à travers les cours d’écriture créative.
On peut se faire une idée de l’atmosphère pédagogique des ateliers d’écriture grâce au genre des guides « pour devenir écrivain », souvent rédigés par les enseignants comme des produits dérivés de leurs cours. Même si chacun d’entre eux a naturellement son propre point de vue sur le sujet, il y a néanmoins un consensus assez large sur la nécessité pour les auteurs de mémoires en herbe (quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas par ailleurs) de projeter une « personnalité auctoriale » claire et définitive, et cette notion littéraire influente s’appuie explicitement sur les idéaux thérapeutiques. Dans Living to Tell the Tale: A Guide to Writing Memoir (1998), Jane Taylor McDonnell associe la projection d’une « voix intérieure » sur la page à une « satisfaction qui ne ressemble à rien de ce que vous avez pu connaître auparavant » et qui procède du fait que le moi, « ayant été d’une certaine manière fragmenté ou éparpillé, tout à la fois se ressaisit et est ressaisi[59] ». Dans The Art of Memoir (2015), Mary Karr va encore plus loin, en établissant un lien direct entre la clarification de soi thérapeutique et l’échange commercial. « En termes d’effet cathartique, affirme-t-elle, le mémoire ressemble à la thérapie, la différence étant qu’en thérapie, vous payez les autres. Le thérapeute est la maman, et vous êtes le bébé. Avec le mémoire, vous êtes la maman, et le lecteur est le bébé. Et, avec un peu de chance, c’est lui qui vous paye[60]. » La mise au clair de la vie émotionnelle à laquelle s’affairent les thérapies populaires de la fin du XXe siècle devient ici la marchandise même qui est échangée : un bébé-lecteur achète à une maman-auteur une manière de rendre son moi transparent.
La forme d’intimité thérapeutique mise en avant par les manuels associés aux programmes de MFA a aussi en commun avec la culture plus large du « capitalisme émotionnel » l’idée selon laquelle l’ambiguïté (ou tout autre parasitage de la transparence de la personnalité auctoriale) est « l’ennemie jurée de l’intimité », comme l’écrit Illouz. Dans The Situation and the Story: The Art of Personal Narrative (2001), Vivian Gornick conçoit idéalement la « personnalité qui dit vrai » comme un moi entièrement limpide, impliquant la projection de « cette plénitude organique de l’être dans un narrateur que le lecteur éprouve comme fiable »[61]. Contrastant avec la nostalgie de Rousseau pour l’importance inutile de la cognition incarnée, Gornick oppose fermement une personnalité auctoriale dotée d’une nature « organique » rassurante à ce qu’elle nomme l’« incohérent » [the « inchoate »], et, pour elle, un récit réussi se définit comme étant « contrôlé par une conception du moi dans l’obligation de tirer de la matière première de la vie une histoire qui façonnera l’expérience vécue, transformera les événements et livrera une forme de sagesse »[62]. Karr et Gornick ont toutes deux tendance à témoigner de l’impatience vis-à-vis des textes qui jouent avec la voix narrative, et elles relient l’intimité exclusivement à la capacité d’organiser et d’échanger des expériences de manière transparente. Mais si la « voix d’auteur », ainsi définie, est liée à l’expression de la vérité, elle est simultanément conçue comme une forme d’auto-promotion : une façon d’afficher son attractivité dans un univers compétitif, à l’instar de la logique transactionnelle des sites de rencontre. « Si le lecteur soupçonne quelque tromperie ou bizarrerie qu’il ne peut admettre dans la psyché de l’auteur, cela érode l’autorité de celui-ci », explique Karr. « Cela éloigne le lecteur du livre, mettant l’écrivain en concurrence avec les glaces Chubby Hubby et avec la télécommande, une compétition dont il n’est pas facile de sortir vainqueur »[63]. Suivant la conception de Karr, le moi du mémoire partage « le sort des marchandises commerciales » de manière tout à fait explicite.
On aurait pourtant tort de suggérer que la culture de la thérapie et le « capitalisme émotionnel » ont été les seules forces à l’œuvre dans l’émergence du mémoire de type MFA. Si chacun des guides pour écrivain en herbe que j’ai mentionnés met en avant ses propres exemples, on trouve dans cet ensemble une admiration largement partagée pour un texte en particulier : Stop-Time [Un cri dans le désert] de Frank Conroy (1967)[64]. Conroy est devenu par la suite un pionnier dans le domaine de l’écriture créative, occupant toute une série de postes administratifs importants, comme directeur du National Endowment for the Arts de 1982 à 1987, puis de l’Iowa Writers’ Workshop de 1987 à 2005. Son apport à la manière d’enseigner l’écriture de mémoires consiste dans une version simplifiée de l’idéalisation de l’art issue du haut modernisme, qui a eu tendance à renforcer la froideur de l’intimité thérapeutique.
Dans Stop-Time, Conroy se présente lui-même dans sa jeunesse comme dévorant, bien que de façon plutôt superficielle, tout le canon de la fiction autobiographique [autobiographical fiction] moderniste. De Sons and Lovers [Fils et amants] de Lawrence (1913) au Portrait of the Artist as a Young Man [Portrait de l’artiste en jeune homme] de Joyce (1916), il « lisai[t] très rapidement, sans se poser de question ni rien retenir, ne cherchant qu’à [s’]échapper de [s]a propre vie en [s]e plongeant par l’imagination dans celle d’un autre[65] ». Son mémoire fait très consciemment référence à Joyce, décrivant sa propre formation d’écrivain comme ayant eu lieu dans des circonstances presque aussi peu propices : comme l’a suggéré un critique, Conroy a vécu son enfance tel un orphelin qui se trouvait avoir des parents. Mais Stop-Time est travaillé par une approche de l’écriture qui doit beaucoup plus à Stephen Dedalus, le héros du Portrait of the Artist, qu’à Joyce lui-même. Dans son Künstlerroman, Joyce décrit l’évolution de Stephen Dedalus en un jeune homme plutôt centré sur lui-même qui a élaboré avec perspicacité une théorie de l’artiste comme quelqu’un se proposant bel et bien, suivant Karr, « de donner sens même à l’événement le plus banal ». Dans une première ébauche autobiographique [autobiographical sketch], Joyce se décrivait lui-même comme espérant « par quelque œuvre d’art, par un processus quelconque de l’esprit encore indéterminé, libérer à partir des morceaux de matière personnalisés ce qui relève de leur rythme d’individuation, la relation première ou formelle entre leurs parties »[66]. Mais dans Portrait of the Artist, cette conception de l’artiste comme rédempteur de l’expérience tend à être présentée de façon ironique, à travers la figure de Dedalus, comme une forme de protection de soi narcissique qui tient la vie à distance au lieu de s’y impliquer intimement[67]. En réalité, la forme même du texte de Joyce perturbe la vocation sublime de Dedalus visant à libérer des « morceaux de matière personnalisés », en suggérant que, d’une certaine manière, lui aussi doit être compris comme un objet humain situé dans une langue et dans une culture. La dynamique ironique du style indirect libre de Joyce refuse catégoriquement toute perspective transcendante qui imposerait une forme d’ensemble, utilisant au contraire un registre nettement différent dans chaque chapitre, allant du style faussement naïf adopté pour raconter les scènes de la petite enfance jusqu’à un idiome romantique pétri de sentimentalité pour évoquer certains aspects de l’adolescence de Dedalus.
Ce que le mémoire de Conroy a popularisé dans le cadre du discours émergeant sur l’écriture créative, ce n’est pas la perspective ironique de Joyce sur le langage de la représentation, mais la vision évitante et narcissique de l’art selon Stephen Dedalus. Dans ses propres ateliers d’écriture à l’université d’Iowa, Conroy avait l’habitude de présenter « la lutte pour le maintien du sens, de la signification et de la clarté » comme « l’activité essentielle de tout écrivain » ; l’un de ses supports pédagogiques consistait en l’image d’une pyramide avec le « détail » à la base et le « symbole » au sommet[68]. En se débarrassant du langage quasi religieux de Dedalus, Conroy a transformé « l’épiphanie » en anecdote intéressante et la vocation sublime de l’artiste en démonstration de maîtrise technique. Certaines scènes parmi les plus mémorables de Stop-Time décrivent l’attirance du jeune Frank, nouveau Dedalus, pour des formes de contrôle par l’art et par l’imagination, allant des prouesses réalisées avec son yo-yo au plaisir de faire des cabrioles acrobatiques, pour aboutir finalement à la lecture : « Je ne pouvais pas résister à la clarté du monde dans les livres, remarque-t-il, à la manière incroyablement satisfaisante dont la vie devenait lourde de sens et accessible. » Dans son éloge de Stop-Time, Mary Karr a attiré l’attention sur la description que fait Conroy de la manière dont il a appris à jouer au yo-yo, et cet épisode est en effet un extraordinaire morceau de bravoure littéraire, qui manifeste et idéalise en même temps une certaine fascination pour la technique. Ici, nous sommes guidés à travers la pyramide pédagogique de Conroy de manière experte : une description concrète (« Son poids confortable dans ma main, sa descente rapide et régulière le long de la corde, se terminant par un claquement à peine audible lorsque le yo-yo se tient en équilibre, tournant sur lui-même, plein de force, mais esclave du bout de mes doigts. Que cela soit vaguement masturbatoire, on ne peut sans doute y échapper »), description qui est présentée symboliquement comme un effort du jeune Frank pour « s’affranchir enfin, ne serait-ce que dans un petit domaine, du désordre paralysant de la vie en général »[69].
Dans les formes ultérieures du mémoire type MFA, cette valorisation de la technique littéraire inspirée par Dedalus a fusionné, à travers l’environnement pratique des cours d’écriture créative, avec l’accent mis, sous l’influence de la thérapie, sur les avantages procurés par le fait d’organiser la personnalité auctoriale. Et ce qui en a résulté, c’est une forme spécifique d’intimité froide, qui allie une « voix » devenue essentiellement un objet commercial à une forme lisse d’écriture littéraire s’admirant elle-même (dans le pire des cas) : une forme d’écriture bien organisée et terriblement « efficace », qui débite l’expérience en morceaux rentables et prêts à la consommation. Le livre de Tobias Wolff, This Boy’s Life, qu’Alice Sebold admirait dans cette librairie de la Cinquième Avenue, travaille le style épisodique de Stop-Time en l’associant à l’affirmation plus forte d’une personnalité d’auteur, une voix teintée d’accents folkloriques du Midwest y dispensant une sagesse retenue et ironique. Mary Karr a obtenu son diplôme de MFA à Goddard College, mais elle a plus tard rejoint Wolff au sein du corps enseignant à Syracuse, et elle le cite, ainsi que sa femme Catherine, comme ayant été les « derniers lecteurs » du manuscrit de The Liars’ Club. Karr se moque parfois de sa formation universitaire : « Moi avec mon MFA, s’amusait son père, Mother-Fucking Asshole, voilà ce que ça voulait dire[70]. » Mais rien n’illustre mieux que son mémoire à succès la forme particulière d’intimité froide produite par la rencontre entre la culture de la thérapie et le type de « belle écriture » promu par les programmes de MFA.
On trouve au cœur de The Liars’ Club un éloge de l’art fondé sur la « couleur locale » : le club qui donne son titre au livre est un club informel de buveurs dominé par le père de Karr, exploitant pétrolier texan et charismatique conteur d’histoires. La prose de Karr se délecte de la verve rurale de celui-ci, écrivant « nekedness » pour « nakedness », et se transformant même parfois en guide touristique du parler texan (« Pour avoir des œufs comme ça dans un relais routier, conseille-t-elle au lecteur à un moment donné, dis à la dame : “tu les r’tournes et tu marches dessus[71]” »). Comme Stop-Time et This Boy’s Life, The Liars’ Club est moins un récit qu’une série de petites scènes bien travaillées ; dans le cas de Karr, celles-ci sont le plus souvent de la bonne longueur pour être lues en librairie, et elles manquent rarement de flatter leurs lecteurs, simplifiant l’expérience pour lui donner « du sens, de la signification et de la clarté » de manière parfaitement divertissante. Dans un passage racontant une fessée administrée par sa mère, Karr commence par établir une intimité joyeuse avec le lecteur :
Recevoir une fessée n’est vraiment rien comparé au fait d’être ridiculisée en même temps. Croyez-moi. La présence d’un autre enfant fait augmenter le quotient d’humiliation de façon exponentielle.
Cette sagesse fondée sur la connivence est suivie d’une description des bêtises de l’enfant, de la colère de sa mère, puis d’un morceau de bravoure :
Le bras de ma mère forme une ombre sur le mur qui monte et qui descend avec la tapette, et à chaque fois que je m’écarte, le sourire de Lecia glisse sur moi comme pour me dire : T’es si stupide que tu pourrais pas te servir d’une botte pour verser de la pisse (puis je fais le tour de la pièce encore une fois avant de retrouver son rictus fatigué), même avec les instructions marquées sur le talon[72].
Couser a qualifié ce type d’écriture de « mémoire haute définition » [« high-def memoir »], et l’allusion à la technologie des médias évoque de façon heureuse la nature lisse et distante de cette projection de charisme personnel[73]. L’intimité est parasitée par une prose facile à consommer, par l’impression que l’on a d’une vie débitée sous forme d’expériences qui nous divertissent et qui accroissent notre pouvoir d’agir tout à la fois. C’est une manifestation de « talent » confessionnel qui ôte à ce que Husserl appelait les Empfindnisse leur difficulté et leur résistance à toute forme.
Parfois, la marchandisation que Karr s’impose à elle-même va plus loin, et commence à trahir cette irrésistible envie d’Hollywood que l’on trouve chez Augusten Burroughs. Dans une autre séquence brève, cette fois au sujet du jour où la mère de l’autrice a mis le feu à leurs affaires, le scénario du film est déjà en gestation :
Ma mère fait glisser l’allumette au ralenti sur la bande noire sur le côté de la boîte, une étincelle, puis la tête rouge de l’allumette est avalée par la flamme. Elle jette l’allumette vers le cheval de bois d’un geste presque délicat. L’espace d’un instant, ce pourrait être une dame laissant tomber son mouchoir. Puis les flammes engloutissent mon cheval dans un assourdissant fschhh…
Mais comme si Karr réalisait qu’elle était allée trop loin dans cette direction, nous sommes rapidement ramenés au sérieux de l’« art », un grand auteur étant cité pour faire bonne mesure :
Épictète a une belle expression sur la séparation du corps et de l’âme : « Tu es une petite âme qui porte un cadavre. » Quand j’ai lu cette phrase des années plus tard, j’ai aussitôt visualisé ces robes vidées de leurs occupantes et traversant les flammes en formant des arcs gracieux[74].
Ces « arcs gracieux », cette mention d’Épictète, cela aurait presque pu sortir de la plume de Stephen Dedalus lui-même.
* * *
Malgré l’influence de Stop-Time sur l’intimité froide du mémoire type MFA, Conroy est une figure plus complexe que beaucoup de ses disciples, méritant qu’on s’y attarde encore un peu. Stop-Time lui-même n’est pas un texte issu d’un programme d’écriture créative (il était encore trop tôt pour cela) ; et Conroy avait tendance à parler du succès du livre avec un certain étonnement, en soulignant qu’il n’avait pas suivi de plan préétabli. L’aspect désordonné de Stop-Time est une autre caractéristique qui le différencie du Portrait of the Artist de Joyce, où la diversité des styles est rigoureusement organisée en fonction des différentes phases du développement de Stephen : le texte de Conroy est plus fondamentalement incohérent, ce qui ne le rend pas nécessairement moins attrayant.
Parmi les différents styles déployés dans ce livre intéressant, on trouve une façon de penser l’intimité qui est en réalité une critique directe du sentimentalisme thérapeutique caractéristique de la tradition du mémoire populaire [popular memoir tradition] avec laquelle Stop-Time a ensuite été associé. Compte tenu de l’enthousiasme de Karr pour Conroy, il est surprenant de trouver en épigraphe chez celui-ci une citation du poème de Wallace Stevens « Less and Less Human, O Savage Spirit » [« De moins en moins humain, Ô esprit sauvage »] :
C’est l’homme qui est étranger,
L’homme qui n’a pas de cousin sur la lune.
C’est l’homme qui réclame la parole
Aux bêtes ou à la masse incommunicable.
Le poème de Stevens s’aventure au-delà de la conception de l’événement sensoriel par Husserl en réfléchissant non seulement au langage comme barrière à l’intimité des Empfindnisse, mais aussi à la manière dont l’intimité est limitée par la perte de notre lien avec la simple présence matérielle des choses. Stevens la présente comme une exigence impossible, un « esprit sauvage » qui, d’une certaine manière, défait, au sein d’un système linguistique intrinsèquement anthropocentrique, l’état d’aliénation résultant de l’individuation humaine. Un fragment antérieur du poème imagine une façon de « dire les choses » à l’intérieur du silence, une forme d’intimité avec les choses comme elles sont qui précède (pour continuer avec Husserl) la conversion de l’expérience vécue (Erlebnis) en expérience de quelque chose (Erfahrung) :
[…] comme est la lumière, malgré toute son agitation ;
Comme est la couleur, même la plus proche de nous ;
Comme sont les formes, même si elles nous annoncent.
L’appel de Stevens à cet « esprit sauvage » ne peut qu’être ironique, bien que l’ironie tende à renforcer plutôt qu’à atténuer le sérieux sous-jacent du propos :
S’il faut qu’il y ait ici un dieu, que ce soit un dieu
Qui ne nous entende pas quand nous parlons : une froideur,
Un néant vermeil, un bout quelconque de la masse
Dont nous sommes une partie trop éloignée[75].
À travers cette prière maladroite à un dieu restant sourd, le poème de Stevens approfondit ses paradoxes plus qu’il ne les résout. L’apparente « froideur » de cet esprit sauvage, sa défiance envers la sentimentalité sont en même temps un tremplin vers une intimité plus profonde, une manière de ne pas oublier notre cousinage avec la « masse incommunicable ». Pourtant, l’appeler une « masse incommunicable », c’est déjà se tromper : il faut plutôt parler d’un « néant vermeille », une manière, quelque approximative qu’elle soit, de renvoyer à une intimité qui échappe aux déformations et aux instrumentalisations de notre mode de pensée habituel centré sur le sujet. Les idées de Stevens sur l’intimité dans « Less and Less Human » rappellent le style ironique du Portrait de Joyce plutôt que les épiphanies bien agencées de Stephen Dedalus ou les anecdotes superficielles de Mary Karr.
Dans Stop-Time, Conroy essaie parfois d’être fidèle à « l’esprit sauvage » de Stevens. Dans deux courtes sections qui encadrent le texte principal, il rapporte s’être souvent senti « aveuglé par quelque mystérieux mélange de culpabilité, de morosité et de désir », expliquant qu’il « ne cherchait pas les femmes, mais quelque chose d’invisible, quelque chose que je n’ai jamais trouvé ». Il évoque la façon dont il essayait de satisfaire ce désir d’une intimité plus profonde que tout ce que peuvent apporter les contacts humains en roulant à vive allure pour rentrer chez lui depuis Londres, tard dans la nuit, avec sa Jaguar, « passant les vitesses en trombe, accélérant à chaque virage, poussant le puissant moteur, ma tête enfin propre et claire »[76]. Et une fois, se souvient-il, il est passé à deux doigts d’un accident :
À mesure que la fontaine approchait, je me sentais me détendre. Je me suis penché vers la portière. Laisse-la venir. Laisse-la venir aussi fort et aussi vite que possible. Effleure le volant, ajuste la trajectoire pour qu’elle vienne taper juste à côté de moi. La voilà ! La voilà !
Mais au dernier moment, la roue avant « a heurté une bordure basse et la voiture a fait le tour de la fontaine comme un bâton autour du poignet d’une majorette ». Conroy sort de la voiture, vomit, et une lumière s’allume : « Hé là-bas. Qu’est-ce que c’est que tout ça ? », lance un habitant de la campagne anglaise agacé. « La gorge brûlant de bile, je me suis mis à rire »[77].
Lorsque Wallace Stevens se transforme en Frank Conroy, il est difficile de ne pas détecter un certain appauvrissement de l’imagination, où l’aspiration à « quelque chose d’invisible » n’est pas aisée à distinguer d’une recherche effrénée de plaisir, l’écrivain étant présenté comme vivant une vie dangereuse, en roue libre, comme un artiste-héros en quête de « choses extrêmes ». Mais si on laisse de côté ce passage fade, il y a un chapitre plus intriguant, intitulé « Nights Away From Home », qui n’est cité dans aucun des manuels d’écriture créative que j’ai consultés. Ici, Conroy commence par trois brèves séquences évoquant les moments de son enfance où il a dû quitter sa maison ; puis le chapitre se poursuit sur un voyage beaucoup plus étrange, lorsque, adolescent, il fit une fugue alors qu’il habitait New York : en route vers la Floride, il décida brusquement de faire demi-tour à mi-chemin, sans savoir pourquoi son désir avait changé. En racontant cet épisode difficile à interpréter, Conroy commence à jouer avec un style plus impersonnel :
Des champs labourés s’étendaient de chaque côté de la route. Pour mesurer mon avancée, je repérais des objets loin devant moi (un ensemble de boîtes aux lettres, un panneau de signalisation ou une rangée de poteaux téléphoniques) et en faisais mon objectif. En marchant devant une jeune fille gigantesque buvant du Coca-Cola (soudaine prise de conscience du silence alors que je passais sous ses yeux immenses, l’un d’eux légèrement bombé par des bulles sous le papier), j’avais déjà choisi mon prochain but, une station-service isolée à l’horizon[78].
Cette écriture étrangement dépourvue d’affect interrompt la transformation mécanique de l’expérience en élément signifiant, et elle génère une prise de conscience différente du simple être-là des choses. Le panneau publicitaire ne nous atteint pas en tant que signification mais en tant qu’objet particulier, suscitant une « soudaine prise de conscience du silence ». Cette prose étrange entre en résonnance avec le type d’intimité qu’évoquent les vers de Stevens sur notre « cousin lunaire » oublié.
L’« esprit sauvage » de l’intimité émerge de manière sporadique dans Stop-Time, filtrant à travers la « voix d’auteur » de Conroy et sa tendance à transformer ses expériences en anecdotes[79]. Un chapitre ultérieur, « Losing my Cherry », retrace les efforts de l’auteur pour trouver à l’improviste un endroit décent pour coucher avec une femme rencontrée dans un cinéma, et, encore une fois, ce qui est frappant dans le récit de Conroy, c’est le genre d’intimité qu’il parvient à atteindre en devenant « de moins en moins humain ». L’auteur ne cherche pas vraiment, dans cet épisode, à dramatiser les sentiments de son moi passé, et Conroy se tourne au contraire vers les qualités inattendues des objets, notamment lorsqu’il se trouve que ceux-ci sont des êtres humains :
Elle a soulevé ses hanches quand j’ai relevé sa jupe, et de nouveau quand j’ai fait glisser sa culotte jusqu’à ses chevilles. En défaisant mes vêtements, j’ai regardé son ventre blanc qui brillait dans la pénombre [...]. Pendant que je la baisais, il y a eu un moment où j’ai réalisé que son corps avait changé. Son sexe n’était plus simplement une voie d’accès que l’on empruntait à la recherche de mystères plus profonds, plus intangibles. Il était devenu, d’un seul coup, glissant : une fleur luxuriante au-delà de laquelle il n’y avait pas besoin d’aller[80].
Ce « ventre blanc » est une forme étrangement touchante de ce que Stevens appelait le « néant vermeille » : une signification ressentie, dépourvue de sens définissable. Et au fur et à mesure que se développe le passage, la recherche de sens se transforme en expérience pure, une rencontre avec la réalité du sexe : cette nature glissante ou encore cette « fleur luxuriante » désignent la chose elle-même, « au-delà de laquelle il n’y avait pas besoin d’aller ».
* * *
Même si son influence ne s’est jamais mieux fait sentir qu’à travers un enseignement qui plaçait le « symbole » au sommet de la pyramide de l’écriture, Conroy offre néanmoins une autre voie d’accès au mémoire : une voie dans laquelle l’idéal thérapeutique d’une personnalité organisatrice apparaît comme un obstacle à la proximité personnelle, rendant l’intimité plus froide alors même que cet idéal prétend la définir. Conscients des risques qui pèsent sur le mémoire sentimental populaire [the popular sentimental memoir], plusieurs écrivains de notre période ont cherché à capter cet « esprit sauvage », explorant des formes plus impersonnelles d’écriture de soi. Mais Stevens n’a pas choisi le mot « sauvage » par hasard, et il faut reconnaître que le type d’intimité antisentimentale élaboré dans certains passages de Stop-Time crée des problèmes bien particuliers.
La façon la plus extrême d’approcher l’« esprit sauvage » du poème de Stevens consiste à suivre la perspective de Georges Bataille sur l’intimité. Dans des textes tels que L’Érotisme (1957) et la Théorie de la religion (1973), Bataille a esquissé une conception du moi individué comme étant enfermé dans une expérience d’aliénation profonde vis-à-vis de la continuité indifférenciée de la vie, qu’il nomme « l’ordre intime ». Le sujet humain utilisant le langage est un moi instrumentalisé et rendu économiquement productif, affirme-t-il : c’est fondamentalement « la “chose”, et la négation de l’intimité ». Pour Bataille comme pour Stevens, l’intimité elle-même échappe à toute articulation discursive :
Est intime, au sens fort, ce qui a l’emportement d’une absence d’individualité, la sonorité insaisissable d’un fleuve, la vide limpidité du ciel : c’est encore une définition négative, à laquelle l’essentiel fait défaut[81].
Mais la réflexion de Bataille sur ce que signifie accéder à l’« ordre intime » était bien plus littérale que celle de Stevens. Selon lui, les rituels sacrificiels des religions primitives rendaient possible une intimité extatique avec la victime, sous la forme d’une rencontre avec « l’éclat invisible de la vie qui n’est pas une chose ». En particulier, Bataille affirmait que le fait d’être témoin de la mort de cette manière permettait d’échapper à l’« existence limitée » du sujet lié à l’ego, pour rejoindre certains types de fascination que l’on considère conventionnellement comme obscènes[82]. En définissant l’obscène comme « le trouble qui dérange un état des corps conforme à la possession de soi », il accordait une valeur singulière à l’obscénité érotique, notamment aux pratiques sexuelles qui génèrent « une violation qui confine à la mort, au meurtre »[83]. Dans L’Érotisme, il fétichise la sexualité transgressive et sa relation particulière à la mort d’une manière qui frise continuellement le kitsch : « Il faut beaucoup de force, s’enthousiasme Bataille, pour apercevoir le lien de la promesse de vie, qui est le sens de l’érotisme, à l’aspect luxueux de la mort. » Étonnamment, quand il affirmait que « la mort [est] aussi la jeunesse du monde », qui « assure sans cesse un rejaillissement sans lequel la vie déclinerait », il écrivait plusieurs années après l’Holocauste, et non dans quelque moment de naïveté avant la mise en évidence du culte nazi de la mort[84].
Nul écrivain n’a cherché à intégrer plus profondément dans la pratique du mémoire la pensée de Bataille sur les liens entre intimité et obscénité que la poétesse, critique et essayiste américaine Maggie Nelson. Son intérêt pour le genre du mémoire est précisément le fruit d’une réflexion sur le type d’« expérience-limite » qui intéressait Bataille : dans son cas, le meurtre de sa tante, Jane Mixer, qui avait vingt-trois ans lorsque son corps fut retrouvé à moitié nu contre une pierre tombale, ses affaires fourrées entre les jambes. Ce qui importe à Nelson, ce n’est pas seulement l’aspect à la fois dérangeant et fascinant de son histoire familiale, mais aussi le sens possible de la transposition des qualités troublantes de cette histoire (l’« esprit sauvage » de son obscénité) dans son style d’écriture. Pourtant, si Nelson remet ainsi en question les mises en scène de l’intimité plus conventionnelles et plus facilement transformables en objets marchands qui avaient cours lors du boom des mémoires, elle complique également l’idéalisation de la transgression que l’on trouve chez Bataille dans une perspective féministe qui est, pour le moins, méfiante vis-à-vis du lien entre violence et érotisme[85].
Dans The Red Parts: An Autobiography of a Murder [Une partie rouge : autobiographie d’un procès] (2007), Nelson cite Bataille avec ces réserves-là à l’esprit. Au tribunal, elle apprend que Gary Leiterman, l’homme accusé du meurtre de sa tante, avait drogué une étudiante sud-coréenne de seize ans qui logeait chez lui et qu’il avait photographié son corps nu. L’insistance de Bataille sur le fait que, « essentiellement, le domaine de l’érotisme est le domaine de la violence, de la violation » contraste avec l’extrême banalité de Leiterman : « Je doute, écrit Nelson, que [Bataille] ait eu en tête un vieux Blanc tout suant d’une banlieue du Michigan, écrasant des cachets pour abrutir puis violer son étudiante étrangère »[86]. Dans ses meilleures pages, l’écriture de Nelson relie ce type de style sentimental moralement alerte, comme une forme de « complainte féminine », pour reprendre l’expression de Berlant, à une libération plus radicalement intime de cette voix. Elle ne souhaite pas simplement exposer les limites de la personnalité auctoriale fabriquée par le mémoire populaire, mais cherche aussi des moyens de s’extraire des poses vaines et de l’intimité froide auxquelles celle-ci est sujette. Dans un registre plus psychanalytique, il est possible de comprendre l’écriture de Nelson comme un effort pour atteindre ce que Leo Bersani a nommé un « narcissisme impersonnel » : un défi consistant à « faire participer l’ego à l’élaboration d’un espace relationnel impersonnel », dans lequel le rapport à la singularité de l’expérience puisse être activement recherché plutôt que perçu comme un obstacle à la cohérence thérapeutique du moi[87].
La relation de Nelson avec le genre du mémoire a commencé avec Jane: A Murder [Jane, un meurtre], qui a été publié juste avant la réouverture de l’enquête judiciaire sur sa tante en 2005. Elle y décrit le peu que l’on sait du meurtre de Jane Mixer dans une série de poèmes lyriques, et le recueil est notamment remarquable par la manière subtile et oblique dont les poèmes de Nelson tout à la fois contribuent et résistent à la construction sentimentale d’une personnalité narrative ou d’une voix. Le poème qui suit s’intitule « Skin », et il est cité ici dans son intégralité :
Un bas était noué si serré autour de son cou
qu’il n’était plus visible. Il pénétra au
sein de sa peau si profondément.
La peau est douce ; elle supporte ce qu’on lui fait[88].
Les deux phrases qui ouvrent le poème évoquent l’abjection morale de la violence infligée à la tante de Nelson. Mais le dernier vers du poème s’écarte de ce genre de réponse pour proposer une représentation plus dense du bas utilisé pour étrangler celle-ci. « La peau est douce » mêle une certaine sensibilité au sort du corps à un sentiment presque érotique de connexion avec celui-ci ; « elle supporte ce qu’on lui fait » inscrit le meurtre dans une familiarité obscène, comme s’il s’agissait simplement ici d’une chose parmi d’autres qu’« on fait » à la peau. Ce vers implique un lien intime différent, qui ouvre délibérément une brèche dans la personnalité auctoriale moralisatrice : il génère une ambiguïté, créant une forme de fascination érotique qui n’est pas tout à fait maîtrisée. Il s’écarte de ce que Nelson a appelé ailleurs l’« empressement de donner du sens aux choses qui n’en ont pas », pour chercher au contraire une voie d’accès à leur vie énigmatique[89].
Cet approfondissement du style sentimental se poursuit dans un poème intitulé « Revelation ». Nelson s’attaque à l’évocation graveleuse du meurtre de sa tante dans les médias, qui contenait des spéculations de mauvais goût sur la « serviette hygiénique » qu’elle utilisait :
Alors quel sang
est du sang –
sang de tête, sang de chatte
Caillots noirs,
ruisseaux rouges.
Comme on s’est trompés,
nous qui avons divisé le sang
en celui qui pollue
et celui qui rachète[90].
Le poème joue sur une opposition entre pollution et rédemption que semble brouiller la situation de la jeune femme assassinée. Ce faisant, Nelson nous rend attentifs à la nature sanglante du sang, à ses « caillots noirs, / ruisseaux rouges », d’une manière qui complexifie les formes de discours utilisées pour y réfléchir. Pourtant, l’intimité plus étrange qui en résulte n’annule jamais simplement la projection d’une personnalité auctoriale qui est aussi au fondement de ces vers : la colère rentrée de Nelson, la conscience qui est la sienne que le discours sur le sang des femmes vient des hommes et fait partie du pouvoir masculin dans ce qu’il a de plus obscène et de plus invasif. Le poème mobilise à la fois une personnalité sentimentale moralement inquiète et un étonnement plus impersonnel, une curiosité fondamentale concernant la marche des choses. Par la conjonction de ces différentes approches, Nelson parvient à observer avec netteté les problèmes de l’expérience.
Nelson a décrit après coup les recherches qu’elle a effectuées pour Jane: A Murder, impliquant l’analyse détaillée de rapports de police et de photos de la scène de crime, comme une « entreprise psychotique ». Pourtant, par comparaison avec ses œuvres ultérieures, ces fragments lyriques bien espacés, avec leur subtil rejet du style sentimental, allaient paraître tout à fait policés. The Red Parts [Une partie rouge] tire au contraire son énergie d’un tout autre type d’auto-déstabilisation, qui cultive l’audace et débouche sur un échange intime sans aucun filtre.
Dans ses remarques liminaires, Nelson explique que sa préoccupation essentielle dans The Red Parts était de détacher son écriture de ce qu’elle appelle « les rubriques criardes de l’“actualité”, de “l’histoire vraie”, voire du “mémoire”[91] ». Pour échapper aux limites de ces genres, elle a pris pour modèle le livre de Peter Handke, Le Malheur indifférent (1972), une nouvelle semi-autobiographique que Handke a écrite au lendemain du suicide de sa mère. Ce qu’apprécie Nelson dans Le Malheur indifférent, c’est la manière dont Handke tente d’accéder à l’expérience traumatique avant la rationalisation thérapeutique qui résulte de processus émotionnels à plus long terme, tels que le deuil ou l’amnésie. Espérant obtenir « quelque chose de semblable » dans The Red Parts, Nelson explique que sa propre écriture s’est développée très rapidement à la suite du procès ; plus exactement, elle se présente comme ayant été confrontée précisément, dans cette réaction immédiate au procès, à ce que Bataille désignerait comme une forme d’expérience-limite : un état émotionnel semblable à un « sombre croissant de terre, où la souffrance est essentiellement dépourvue de sens, où le présent s’effondre dans le passé sans crier gare, où l’on ne peut accepter le destin que l’on craint le plus, où des pluies diluviennes font sortir les corps de leurs tombes, où le chagrin est éternel et où sa force ne s’estompe jamais[92] ». Mais, là encore, l’insistance de Nelson sur son rapport à « l’ordre intime » s’oppose nettement à la manière dont Bataille conçoit celui-ci. Comme elle le fait remarquer, la perte sublime de soi est « une sensation que l’on a essayé, en divers temps et lieux, d’empêcher les femmes de ressentir », et lorsque Nelson écrit à partir de cette expérience (« l’impression périlleuse mais profondément soulageante d’avoir abandonné, une fois pour toutes, le projet perpétuel de son propre salut »), c’est par désir d’en revendiquer certains des pouvoirs pour une sphère intime spécifiquement féminine, et non par quelque dévotion particulière pour l’intimité ontologique chère à Bataille[93].
Ce rapport intrépide à l’expérience-limite cultivé par Nelson lui permet d’insuffler une nouvelle audace et une nouvelle densité au mémoire traumatique féminin [female trauma memoir], genre souvent plutôt égocentrique, en l’animant d’une qualité plus vigoureuse. Contrairement aux textes inspirés par les programmes de MFA tels que The Liars Club, l’intimité de Nelson n’est pas organisée autour de petites scènes bien travaillées : chaque chapitre navigue sans logique apparente entre les souvenirs des bouleversements de son enfance et de sa vie de jeune adulte – le divorce de ses parents, la mort précoce de son père, le ressentiment et la rébellion de sa sœur, le trouble et le désarroi qu’elle-même a ressentis à l’âge adulte (« tout ce que je vois, c’est une pénombre caverneuse, comme un musée la nuit, entrecoupée d’éclats de lumière bleuâtre, traces de larmes et de sperme jadis versés dans une série de chambres à coucher, de chambres d’hôtels, de routes touristiques, de forêts et de voitures ») – et son expérience actuelle du procès, entretenant ce sentiment diffus que l’expérience de l’autrice est une énigme qui se voit significativement approfondie par l’écriture plutôt que simplement mise à distance[94]. À la fin du premier chapitre, Nelson rejette la notion de deuil « réussi », affirmant qu’au vu de sa propre expérience et de ses réflexions sur le meurtre de Jane, il ne peut y avoir que de la confusion, et « [a]u-delà de la confusion, le basculement dans une colère informe et puissante : une protestation bruyante, quelque chose de libre, de chaud, de sauvage commençant à se manifester sous ma peau ». Vient ensuite la description de l’une des photographies de la scène de crime qui faisait partie des pièces du procès, dans laquelle Jane est entourée de détectives, « une rangée de trench-coats, dont on voyait le bas seulement, et de chaussures noires assorties ». Nelson fait en sorte que sa description puisse évoquer un viol collectif : « Un de ses bras s’échappe de dessous ce cercle, d’un blanc fantomatique, projeté au-dessus de sa tête, comme si elle n’était pas morte, juste complétement épuisée[95]. » C’est téméraire, bien entendu, mais le caractère atroce de cette intuition sur les rapports entre sexualité masculine et violence vient certainement d’un lieu de « protestation bruyante ». Bien que grotesque et crue, cette description représente aussi l’intimité dans ce qu’elle a de plus électrique et de plus libre.
« Quiconque en a la force et, bien entendu, les moyens, affirmait Nietzsche, se livre à de continuelles dépenses et s’expose incessamment au danger[96]. » Vers la fin de The Red Parts, Nelson se souvient d’une interview pour 48 Hours Mystery, une émission de télévision sur le meurtre de Jane Mixer qu’elle considère comme une exploitation commerciale répugnante. Quand on lui demande si elle s’est « jamais posé la question de savoir pourquoi il y a des meurtres comme ceux perpétrés par le tueur en série du Michigan ou celui de ma tante », elle est tentée de répondre « sèchement » : « Parce que les hommes détestent les femmes. » Mais elle se retient : « Je ne peux pas dire cela sur une chaîne de télévision nationale sans passer pour une féministe enragée, haïssant les hommes, et ce n’est pas non plus vraiment ce que je veux dire. » Réfléchissant à une meilleure réponse, Nelson insiste de façon implicite sur l’intérêt de posséder précisément la force que Nietzsche a décrite (et qu’il supposait apparemment être une qualité exclusivement masculine) :
Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? Tous les hommes détestent les femmes, les hommes sont des bêtes ? « Essentiellement, le domaine de l’érotisme est le domaine de la violence, de la violation » ? « Nous vivons dans une société où il y a vraiment des gens terrifiants et abominables » ? Ou, à l’inverse : Vraiment, je n’en ai aucune idée ; comment pourrais-je comprendre ce que les êtres humains se font de malade, de dépravé, de monstrueux, et ce, apparemment depuis la nuit des temps ? On pourrait tout aussi bien mettre ça sur le compte de « l’ancienne soif de sang des Grecs et des Romains ». Ces réponses sortent toutes deux d’un scénario, un scénario dont je veux m’extraire, un scénario dont la fin est aussi paresseuse dans l’un et l’autre cas : le cynisme ou l’incrédulité. Aucun des deux n’est juste, aucun n’est suffisant[97].
En se remettant impitoyablement en question et par sa volonté d’éprouver les formes les plus faciles d’intimité sentimentale, Nelson embrasse pleinement l’« esprit sauvage » de l’intimité, d’une manière qui fait paraître le mémoire façon MFA non seulement froid mais timoré.
* * *
Un type très différent de réponse critique à l’intimité froide associée au boom des mémoires a été inspiré non pas par Bataille et sa critique du sentimentalisme anthropocentrique, mais par les structures auto-ironiques et métafictionnelles du roman postmoderne. Des textes tels que Lying: A Metaphorical Memoir (2000) de Lauren Slater ou encore A Heartbreaking Work of Staggering Genius [Une œuvre déchirante d’un génie renversant] (2000) de Dave Eggers s’inspirent d’écrivains comme John Barth, dont l’ouvrage Lost in the Funhouse [Perdu dans le labyrinthe] (1968) est un long commentaire ironique sur les défauts de la narration réaliste. Eggers et Slater utilisent tous deux des dispositifs métafictionnels pour mettre à distance l’influence du mémoire genre MFA et pour instaurer un autre type de lien intime avec le lecteur.
Dans Lying, Slater raconte comment, à l’âge de 17 ans, elle s’est débrouillée pour se frayer un chemin jusqu’à la résidence d’écrivains Bread Loaf, dans le Vermont, et ce, sur la base d’une intimité totalement fabriquée : elle avait joint à sa candidature une histoire sur des expériences sexuelles grivoises qu’elle n’avait pas encore vécues (mais que, ironiquement, une aventure avec son professeur d’écriture créative allait bientôt lui faire connaître). À Bread Loaf, son écriture a commencé à être travaillée de manière superficielle et studieusement « littéraire », tout en devenant assez sinistrement compétitive et vendeuse. « Je disais vouloir un jour écrire un livre entier sur mon épilepsie et sur mon opération », se souvient-elle, renvoyant à des expériences qui pourraient ou non (jamais on n’en a la certitude) avoir été inventées par le moi adolescent de Slater à des fins exhibitionnistes. Il s’agirait d’« un livre intitulé Lying, ai-je dit, et tout le monde était impressionné[98] ». C’est bien sûr le livre que nous sommes en train de lire : il s’inspire précisément des cours d’écriture de mémoires dont se moque Slater, et il tente d’échapper aux limites de cette intimité froide en présentant de façon ironique le récit même de l’expérience de l’autrice – dans le sens le plus littéral en remettant sans cesse en question la véracité de ce que nous lisons[99].
Par contraste, le commentaire métafictionnel dans A Heartbreaking Work a tendance à passer par l’intervention de certains personnages qui se mettent soudain à manifester des « écarts de comportement », lançant des attaques contre les défauts d’Eggers en tant qu’écrivain. Dans une scène, Toph, le frère d’Eggers, âgé de neuf ans et laissé à la charge de celui-ci à la mort de leurs parents, se met à critiquer l’exhibitionnisme sans retenue de l’auteur. Toph n’apprécie pas du tout le fait qu’Eggers, dans son cours d’écriture créative de dernière année, ait pris pour sujet la mort de leur mère, « pas même deux mois après », laissant ses pairs déconcertés quant à savoir « s’il fallait te parler de l’histoire, assis tous là nerveusement avec leurs photocopies du texte, ou bien t’envoyer voir un psy ». Et il se moque de la détermination d’Eggers « à se saisir de ce terrible hiver pour en faire, par l’écriture, ce que tu espères être quelque chose de déchirant »[100].
Ce genre d’ironie postmoderne est certainement très au fait des problèmes, à la fois esthétiques et éthiques, associés aux formes plus conventionnelles du mémoire ; mais elle a tendance à s’épuiser assez rapidement. Malgré ses remarques ironiques sur l’exhibitionnisme exacerbé qui risque d’entacher l’utilisation de la mort de ses parents pour écrire cette « chose déchirante » susceptible de lancer sa carrière d’écrivain célèbre, Eggers livre bien, en réalité, un mémoire émotionnellement fort, exploitant la mort de ses parents dans des moments « déchirants », illustrant chacun des problèmes que j’ai décrits dans ce chapitre et aboutissant en effet à un livre à succès qui a scellé la carrière de l’auteur. À travers son commentaire réflexif, Eggers invite le lecteur à partager une connivence ironique sur les problèmes de la sincérité, mais il ne s’agit en définitive que d’une autre forme d’intimité froide, dans laquelle la mauvaise foi sous-jacente de l’entreprise (la reconduite ironique d’une tradition démythifiée) est évacuée comme un ornement stylistique. Le lecteur est à la fois impliqué et tenu à distance.
Il existe pourtant d’autres façons d’utiliser l’ironie qui renforcent l’autorité du mémoire au lieu de la mettre en cause. Je conclurai en évoquant The Patrick Melrose Trilogy [Un peu d’espoir : la trilogie Patrick Melrose] d’Edward St Aubyn (1998), une série de romans autofictionnels dont l’autoréflexivité complexe travaille à gommer l’opposition entre mémoire et fiction[101]. Là où, pour résister à l’intimité froide du mémoire genre MFA, Maggie Nelson ébranlait les conceptions thérapeutiques de l’identité, St Aubyn démontre au contraire comment on peut approfondir et enrichir l’objectif même de faire la clarté sur soi.
La trilogie de St Aubyn présente l’histoire d’une enfance maltraitée dans une famille aristocratique anglaise et ses conséquences ultérieures. Never Mind [Peu importe] (1992) raconte la journée où Patrick Melrose a été agressé sexuellement par son père, David, à l’âge de cinq ans, dans leur maison du sud de la France (son père abusera de lui jusqu’à ses onze ans) ; les volumes suivants décrivent la plongée de Patrick, au début de la vingtaine, dans un désespoir alimenté par la drogue (Bad News [Mauvaise nouvelle], 1992), et ses efforts incertains pour s’en sortir et reconstruire sa vie (Some Hope [Après tout], 1994). Dans les premières critiques de Never Mind, Patrick Melrose n’était pas identifié à l’auteur lui-même, et le texte a été lu comme une fiction d’un genre plutôt déroutant. Quand on a finalement demandé à St Aubyn si les abus sexuels dont Patrick est victime étaient de nature autobiographique, il a répondu : « Oui. Pourquoi ne pas le dire ? », expliquant ensuite sa décision de s’identifier à Patrick de la manière suivante : « Tout ceci est un voyage vers la vérité, ou vers l’authenticité, vers le pouvoir d’agir et vers la liberté. En quoi mettre un mensonge au milieu de tout cela pourrait-il être utile ? [...] La vérité pour moi, c’est la vérité dans les livres, a-t-il souligné. Et la vérité dans les faits est une ruine à l’abandon »[102]. Depuis qu’il a fait ce rapprochement, St Aubyn utilise librement Patrick Melrose comme un moyen de parler de lui-même, sans prétendre qu’il ne s’agit que d’un « simple personnage », mais décrivant ses œuvres fictionnelles comme une façon de générer le genre le plus intime de confidences personnelles[103]. Ce faisant, il suggère explicitement que la fiction littéraire offre une manière plus sophistiquée de témoigner sur soi [self-attestation] que le mémoire. « Je ne sais pas si vous avez essayé de lire Rousseau, a-t-il demandé un jour à quelqu’un qui l’interviewait, mais c’est assez insupportable » ; en revanche, le roman moderniste est « la tradition qui m’a le plus impressionné », expliquait-il, et sa valeur réside dans sa « liberté et… son pouvoir sublimatoire »[104].
Le lien qu’établit St Aubyn entre « liberté » de la fiction et « pouvoir sublimatoire » est intriguant, parce qu’il est diamétralement opposé à la rhétorique ouvertement confessionnelle du « mémoire tragique » [« misery memoir »], genre en vogue dans les années 1990 en Grande-Bretagne, où les librairies proposaient des sections consacrées aux « vies douloureuses », remplies de titres tels que « Dis-moi pourquoi, maman » et « S’il te plaît, papa, non »[105]. Par « liberté », l’auteur ne semble pas renvoyer à la liberté vide de la réinvention de soi, mais plutôt à une libération par rapport au genre sentimental d’une personnalité auctoriale se confessant elle-même ; cependant, ce rejet d’une écriture trop personnelle fournit aussi à St Aubyn un moyen d’y revenir par voie détournée, une façon de mettre en œuvre un « pouvoir sublimatoire » éminemment thérapeutique. « J’ai fait de mon père un personnage de fiction et je l’ai laissé filer avec le courant, expliquait l’auteur. Je pense que, de manière étrange, écrire de la fiction m’a complétement purgé ; au départ, je n’ai pas cherché à me décharger, j’ai cherché à raconter une histoire, et c’est mon attachement à raconter une histoire qui a provoqué cela, cet effet thérapeutique[106]. »
Dans Some Hope [Après tout], cette façon plus complexe que d’ordinaire de lier l’écriture à la thérapie est explorée à travers le personnage de Patrick Melrose. Ayant atteint l’âge adulte, tâchant d’émerger des décombres de son passé traumatique et obscurci par la drogue, Patrick est dépeint comme étant pris dans une spirale d’ironie sans fin. Il est enveloppé dans une forme de conscience de soi qui le rend radicalement sceptique vis-à-vis de la rhétorique de la sincérité confessionnelle. Ses tentatives d’introspection n’ont conduit qu’à une série d’esquives amusantes et de commentaires ironiques, qui tournent autour d’un passé traumatique qu’il semble incapable de regarder en face, et cela l’empêche ainsi d’accéder à aucune forme significative d’intimité, tout particulièrement peut-être avec lui-même. Mais tandis que St Aubyn ironise doublement sur la figure de Patrick comme quelqu’un dont la propre ironie est de nature autodestructrice, Some Hope ajoute un renversement supplémentaire, car Patrick a clairement raison de se méfier du risque de vacuité et de banalisation associé aux formes habituelles de clarification de soi thérapeutique. Plus loin dans le roman, il tente de raconter à son meilleur ami, un jeune homme nommé Johnny, ce qui lui est arrivé lorsqu’il était enfant. « Mais quels mots pourrait-il utiliser ? », se demande-t-il immédiatement :
Toute sa vie, il avait eu recours aux mots pour détourner l’attention de cette vérité profondément inarticulée, de cette indicible émotion, qu’il lui faudrait maintenant utiliser des mots pour décrire. Comment ceux-ci pouvaient-ils ne pas être bruyants et maladroits, comme un groupe d’enfants riant sous la fenêtre de la chambre d’un mourant[107] ?
Alors qu’il commence à se confier, Patrick se rend compte qu’il ne peut pas renoncer à l’ironie. Pourtant, ce n’est pas à présent parce qu’il souhaite détourner l’attention :
« Quand j’avais cinq ans, mon père a “abusé” de moi, pour employer un terme à la mode… » Patrick s’interrompit tout à coup, incapable de garder la désinvolture qu’il s’était efforcé d’adopter. Les couteaux de la mémoire, qui avaient déployé leurs lames par intermittence toute sa vie, étaient réapparus et l’avaient réduit au silence. Après avoir observé Patrick traverser toutes les crises en s’exprimant avec calme et aisance, Johnny était frappé de le voir incapable de parler, et il s’aperçut que ses yeux étaient couverts d’un voile de larmes. « Je suis vraiment désolé », murmura-t-il[108].
Le contraste avec le maniement assuré du jargon thérapeutique chez Sylvia Fraser (« Maintenant je comprends… maintenant je comprends ») est frappant. À mesure qu’il avance, Patrick se découvre toujours plus frustré par la superficialité de la rhétorique confessionnelle et sa promesse facile de mettre au clair les émotions en les rationalisant :
Il lui semblait que, même si ce qu’il disait avait pour lui énormément d’importance, il restait un noyau inarticulé qu’il n’avait pas atteint du tout. Son intellect ne pouvait que générer davantage de distinctions ou mieux définir celles-ci[109].
Son histoire, à peine dévoilée, semble ne pas être la bonne histoire, et il est surpris de voir à quel point il est facile d’échanger la densité vécue des Empfindnisse (pour reprendre Husserl) contre quelque chose à la fois de plus aisément communicable et de plus simpliste :
Patrick restait perplexe devant la facilité avec laquelle il avait pu confier à quelqu’un d’autre sa vérité la plus honteuse et la plus cachée. Et pourtant, il avait un sentiment d’insatisfaction ; la catharsis de la confession lui échappait. Peut-être avait-il été trop abstrait. Son « père » était devenu un nom de code désignant un ensemble de difficultés psychologiques qu’il rencontrait et il avait oublié l’homme réel, avec ses boucles grises, sa respiration sifflante et son visage fier, qui avait fait des efforts si maladroits dans ses dernières années pour se faire aimer de ceux qu’il avait trahis[110].
Ce que Patrick commence à réaliser, au cours d’une longue fête dans une maison de campagne dont l’étalage d’invités aristocratiques (la princesse Margaret fait une apparition) est disséqué comme un festival d’imposture de mauvais goût, c’est qu’il ne peut pas troquer sa méfiance ironique envers le sentimentalisme confessionnel pour une voix « sincère ». Pour faire face à l’énigme du passé de manière authentique, il n’est d’autre choix que d’employer une forme plus large et plus impersonnelle de conscience ironique :
Toute simplification était dangereuse et prendrait sa revanche plus tard. Lorsqu’il pourrait mettre en balance sa haine et son amour rabougri, en considérant son père sans pitié ni terreur, mais comme un autre être humain qui n’avait pas particulièrement bien géré sa personnalité, lorsqu’il pourrait vivre avec l’ambivalence de ne jamais pardonner ses crimes à son père mais en se laissant toucher par le malheur qui les avait produits comme par le malheur qu’ils avaient produit, alors seulement, peut-être, pourrait-il être libéré dans une nouvelle vie qui lui permettrait de vivre au lieu de simplement survivre. Il lui serait même possible d’être heureux[111].
Nous nous rendons compte ici que le Patrick dépeint dans Some Hope est parvenu au terme où il pourrait composer le livre que nous sommes en train de lire : tandis que Stephen Dedalus ne devient jamais Joyce, Patrick Melrose devient bien Edward St Aubyn. C’est un moment qui transforme un récit très impersonnel en quelque chose de profondément intime, parce que nous réalisons que les romans que nous avons lus sont, par la mise en œuvre même de leur « ambivalence » dépersonnalisante, des révélations confessionnelles qui rendent possible cette « nouvelle vie qui lui permettrait de vivre au lieu de simplement survivre ».
Never Mind, le premier volume de la trilogie, illustre ce qu’entend Patrick Melrose lorsqu’il parle d’échapper à la « simplification » d’une clarification de soi facile et à l’intimité froide qu’elle propose. Dans ce texte, St Aubyn met en place une architecture complexe faite de perspectives divergentes et de multiples niveaux d’ironie autour de David Melrose, le père de Patrick, grâce à laquelle l’auteur parvient à comprendre cet homme « sans pitié ni terreur, mais comme un autre être humain », dans son énigmatique complexité. « Montrer la complexité de la vérité et accroître notre compassion, voilà, comme l’a affirmé St Aubyn, ce que pourra faire le roman mieux que toute autre chose[112]. » Abandonnant l’idéal encombrant d’une voix « sincère », ces romans racontent l’histoire que Patrick Melrose ne pouvait pas expliquer à son ami, mais qu’Edward St Aubyn a finalement appris à maîtriser grâce à la discipline de la fiction littéraire.
* Nous remercions Patrick Hayes ainsi qu’Oxford University Press pour leur aimable autorisation à publier ici une traduction de « Intimate Memoirs », Oxford History of Life-Writing Volume VII: Postwar to Contemporary, 1945-2020, Oxford, Oxford University Press, 2022, chap. 7, p. 191-223. © Oxford Publishing Limited, 2022. Traduction : Bruno Tribout. Nous donnons entre crochets le titre en français des ouvrages cités par l’auteur, lorsqu’une traduction est disponible (toutes les dates renvoient aux éditions en anglais).
[1] Cité dans Julie Rak, Boom!: Manufacturing Memoir for the Popular Market, Waterloo, Ontario, 2013, p. 14.
[2] Roy Pascal, Design and Truth in Autobiography, Cambridge, Mass., 1960, p. 5.
[3] G. Thomas Couser, Memoir: An Introduction, Oxford, 2011, p. 23.
[4] Ben Yagoda, Memoir: A History, New York, 2009, p. 231-232.
[5] Voir Lynda Thompson, The ‘Scandalous Memoirists’: Constantia Phillips, Laetitia Pilkington and the Shame of ‘Publick Fame’, Manchester, 2000.
[6] Rak, Boom!, p. 5.
[7] Voir le chapitre 9 [« Posthuman Monsters »] pour une analyse de mémoires évoquant le handicap [disability memoir].
[8] Juliet Jacques, Trans: A Memoir, 2015, p. 295. Voir le chapitre 4 [« Coming Out »] pour une discussion de ce texte.
[9] Voir Christopher Lasch, The Culture of Narcissism, New York, 1979 ; Frank Furedi, Therapy Culture: Cultivating Vulnerability in an Uncertain Age, London, 2004.
[10] Lauren Berlant, The Female Complaint: The Unfinished Business of Sentimentality in American Culture, Durham, N.C. / London, 2008, p. xi, p. viii, p. 5 et p. 3.
[11] Voir le chapitre 10 [« Literary Biography and Theory »] pour une discussion plus détaillée de ce phénomène par rapport à l’édition littéraire. Dans Boom!, Julie Rak rattache spécifiquement au boom des mémoires la rationalisation des industries de l’édition dans les années 1980.
[12] Lorraine Adams, « Rise of the “Nobody” Memoir », Washington Monthly, 18 avril 2002. Consulté en ligne : https://www.alternet.org/story/12914/rise_of_the_%22nobody%22_memoir. J’analyse les ramifications de l’argument d’Adams en ce qui concerne le statut d’auteur littéraire dans le chapitre 10 [« Literary Biography and Theory »].
[13] Lena Dunham, « Foreword », dans Mary Karr, The Liars’ Club [1995], nouvelle édition, Londres, 2015, p. ix.
[14] Voir Mitchum Huehls et Rachel Greenwald Smith, « Introduction », dans Neoliberalism and Contemporary Literary Culture, Baltimore, 2017.
[15] Rak, Boom!, p. 8, p. 33 et p. 210.
[16]Ibid., p. 192.
[17] On trouvera au chapitre 8 [« Memory Culture »] une discussion plus approfondie des limites de la sentimentalité publique en ce qui concerne la connaissance du passé historique.
[18] Berlant, Female Complaint, p. 2.
[19] Walter Benn Michaels, « Going Boom », BookForum, février-mars 2009. Consulté en ligne :
https://www.bookforum.com/inprint/015_05/3274
[20] Leigh Gilmore, « American Neoconfessional : Memoir, Self-Help, and Redemption on Oprah’s Couch », Biography, n°33/4, 2010, p. 657.
[21] Wendy Brown, « Neo-liberalism and the End of Liberal Democracy », Theory and Event, n°7/1, 2003.
[22] Cité dans Ruth Williams, « Eat, Pray, Love: Producing the Female Neoliberal Spiritual Subject », The Journal of Popular Culture, n°47/3, 2014, p. 615.
[23]Ibid., p. 615.
[24] Daniel Worden, « The Memoir in the Age of Neoliberal Individualism », dans Huehls and Smith (dir.), Neoliberalism and Contemporary Literary Culture, p. 164 et p. 172.
[25] « Si nous pouvons comprendre ce que le mémoire signifie en tant que genre pour les industries de l’édition et les acteurs de la librairie qui en vendent, pour les lecteurs qui recherchent, achètent et lisent ce type de livre, et pour les autorités culturelles qui y réfléchissent, alors il sera possible de comprendre ce que représente le mémoire non pas en termes de rhétorique, mais en termes d’impact rhétorique. Dans le cas du mémoire, cet impact se fait sentir publiquement. » (Julie Rak, Boom!, p. 28).
[26] Viviana Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, N.J., 2005, p. 14.
[27] Voir « Acknowledgements » (section non paginée) dans Dave Eggers, A Heartbreaking Work of Staggering Genius, New York, 2000.
[28] Zelizer, The Purchase of Intimacy, p. 11.
[29]Ibid., p. 32-36.
[30] Couser, Memoir, p. 15.
[31] [Rousseau, Confessions, dans Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, avec la collaboration de Robert Osmont, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, 5 vol., t. I, p. 5].
[32] Voir le chapitre 8 [« Memory Culture »] pour une analyse de faux mémoires sur l’Holocauste, y compris notamment l’ouvrage de Binjamin Wilkomirski.
[33] De plus, comme l’a observé Julie Rak, il semble que l’énorme publicité autour du thème de la « trahison » dans le cas de Frey a pu résulter de la façon dont on en a fait un bouc émissaire offert à la colère du public concernant l’absence de scrupules avec laquelle les gouvernements Bush et Blair avaient soutenu la légalité de la guerre contemporaine en Irak, par de fausses déclarations concernant les armes de destruction massive et (au Royaume-Uni) ce que l’on a nommé le « dossier douteux » rempli de pseudo-faits. Voir Rak, Boom!, p. 198.
[34] Voir Evelyn Barish, The Double Life of Paul de Man, New York, 2014.
[35] Paul de Man, Allegories of Reading: Figural Language in Rousseau, Nietzsche, Rilke, and Proust, New Haven, 1979, p. 285.
[36] J. M. Coetzee, Doubling the Point: Essays and Interviews, éd. David Attwell, Cambridge, Mass., 1992, p. 266-267.
[37] [Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 55].
[38] Augusten X. Burroughs, Running with Scissors: A Memoir, New York, 2002, p. 136.
[39]Ibid., p. 154.
[40]Ibid., p. 302 et p. 199.
[41] Pour une analyse critique du mouvement de la mémoire retrouvée, voir Ian Hacking, Rewriting the Soul: Multiple Personality and the Science of Memory, Princeton, 1995.
[42] Sylvia Fraser, My Father’s House: A Memoir of Incest and Healing [1987], London, 1989, p. 151.
[43]Ibid., p. 223.
[44] Alice Sebold, Lucky [1999], London, 2002, p. 114.
[45]Ibid., p. 61 et p. 233.
[46] Kathryn Harrison, The Kiss: A Secret Life, London, 1997, p. 155 et p. 156.
[47] Voir le chapitre 11 [« Celebrity and its Literary Consequences »] pour une analyse de la célébrité littéraire.
[48] David Parker, « Counter-Transference in Reading Autobiography: The Case of Kathryn Harrison’s The Kiss », Biography, n° 25/3, 2002, p. 493-504.
[49] Voir en particulier Paul Gray, « Real-Life Misery. Read All About it! », Time, 21 avril 1997, vol. 149, n° 16.
[50] Selina Hastings critique le fait que Harrison raconte son expérience « avec une solennité si pompeuse, dans un style si laborieusement soutenu que je n’ai vraiment pas réussi à être émue. [...] Écrit dans un présent artificiel et monotone, le livre est largement vidé de sa substance par l’impression étouffante que l’on a d’un écrivain qui se regarde écrire, par ses efforts pour écrire de façon littéraire, sans y parvenir » (The Spectator, 19 avril 1997. Consulté en ligne : http://archive.spectator.co.uk/article/19th-april-1997/38/the-sins-of-the-father).
[51] Harrison, The Kiss, p. 157.
[52]Ibid., p. 3.
[53] Mark McGurl, The Program Era, Cambridge, Mass., 2009, se penche sur les rapports entre les cours de création littéraire et la fiction américaine ; comparer à Chad Harbach, MFA or NYC? The Two Cultures of American Fiction, New York, 2014. Ni l’un ni l’autre ne s’intéressent directement au mémoire.
[54] Eva Illouz, Cold Intimacies: The Making of Emotional Capitalism, London, 2007, p. 27 et p. 30. Comparer à Anthony Giddens, The Transformation of Intimacy, 1992. Voir le chapitre 4 [« Coming Out »] pour une discussion de la culture de la thérapie en lien avec la révolution sexuelle.
[55]Ibid., p. 32. Illouz emprunte le concept de rationalisation à Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, 1905.
[56] Illouz, Cold Intimacies, p. 35 et p. 38.
[57] Cité dans Illouz, p. 105.
[58] [Rousseau, Confessions, éd. cit., t. I, p. 21].
[59] Jane Taylor McDonnell, Living to Tell the Tale: A Guide to Writing Memoir, New York / London, 1998, p. 21. McDonnell enseigne dans le programme d’écriture créative à Carleton College et au centre The Loft à Minneapolis.
[60] Mary Karr, The Art of Memoir, New York, 2015, p. xxi. Karr enseigne à Syracuse University, dont faisaient aussi partie Tobias Wolff et Alice Sebold.
[61] Vivian Gornick, The Situation and the Story: The Art of Personal Narrative, New York, 2001, p. 24. Gornick enseigne l’écriture créative auprès de The New School, à New York, et elle a été professeure invitée dans le Nonfiction Writing Program de l’université d’Iowa.
[62]Ibid., p. 91.
[63] Karr, The Art of Memoir, p. 36.
[64] Dans les guides pour écrivains en herbe, Stop-Time est fréquemment loué pour son écriture exemplaire d’un point de vue technique : Karr, notamment, apprécie la manière dont Conroy « parvient à donner sens même à l’événement le plus banal », et elle s’enthousiasme pour sa « voix séminale », qu’elle définit comme celle d’une « personnalité sympathique, qui ne cherche pas à se faire aimer à tout prix » (Karr, The Art of Memoir, p. 46).
[65] Frank Conroy, Stop-Time, New York, 1967, p. 230.
[66] James Joyce, « A Portrait of the Artist » (1904), dans Poems and Shorter Writings, éd. Richard Ellmann, A. Walton Litz, et John Whittier Ferguson, Londres, 1991, p. 211.
[67] Dans une scène particulièrement mémorable, l’interprétation noble par Stephen de la façon dont l’art clarifie et rachète le domaine désordonné de l’expérience (« L’art [...] est la disposition par l’homme de la matière sensible ou intelligible à des fins esthétiques ») est tournée en dérision comme le jargon égocentrique d’un jeune homme trop préoccupé de lui-même : il est grossièrement interrompu par le passage d’une charrette bruyante transportant la saleté et le désordre même de la vie qu’il souhaite organiser et transcender (James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, éd. Seamus Deane, London, 1992, p. 224).
[68] Frank Conroy, Dogs Bark, but the Caravan Rolls On, New York, 2002, p. 105.
[69]Stop-Time, p. 149, p. 111-112 et p. 114.
[70]The Liars’ Club, p. 288.
[71]Ibid., p. 165.
[72]Ibid., p. 71-72.
[73] Couser, Memoir: An Introduction, p. 175.
[74] Karr, The Liars’ Club, p. 151-153.
[75] « Less and Less Human, O Savage Spirit », dans The Collected Poems of Wallace Stevens (p. 327-328), par Wallace Stevens, copyright © Wallace Stevens, 1954, renouvelé en 1982 en faveur de Holly Stevens. Avec la permission d’Alfred A. Knopf, appartenant au Knopf Doubleday Publishing Group, filiale de Penguin Random House LLC. Tous droits réservés. Utilisé avec la permission de Faber & Faber Ltd. dans les territoires du Royaume-Uni et du Commonwealth.
[76] Conroy, Stop-Time, p. 3-4.
[77]Ibid., p. 303-304.
[78]Ibid., p. 189-190.
[79] Comparer avec le texte d’Amit Chaudhury, Friend of My Youth [Ami de ma jeunesse], Londres, 2018, où la résistance au travail anecdotique de l’expérience et la mise en place d’une intimité impersonnelle sont plus soutenues.
[80] Conroy, Stop-Time, p. 249.
[81][Georges Bataille, Théorie de la religion, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1987-1991, 12 vol., t. VII, p. 288 et p. 311].
[82] Georges Bataille, « L’Art, exercice de cruauté », dans Œuvres complètes, éd. cit., t. XI, p. 480-486.
[84] [Ibid., t. X, p. 62].
[85] Voir notamment Maggie Nelson, The Art of Cruelty: A Reckoning (2011).
[86] Maggie Nelson, The Red Parts: An Autobiography of a Trial, New York, 2007, p. 140.
[87] Leo Bersani and Adam Phillips, Intimacies, Chicago, 2008, p. 77.
[88] Maggie Nelson, Jane: A Murder, New York, 2005, p. 105.
[89] Maggie Nelson, The Red Parts, p. 155.
[90] Maggie Nelson, Jane, p. 132.
[91] Nelson, Red Parts, p. xviii.
[92]Ibid., p. 122.
[93]Ibid., p. 129 et p. 130.
[94]Ibid., p. 169.
[95]Ibid., p. 10.
[96] [Cité dans Bataille, L’Érotisme, dans Œuvres complètes, éd. cit., t. X, p. 90].
[97] Nelson, Red Parts, p. 172-174.
[98] Lauren Slater, Lying: A Metaphorical Memoir, Londres / New York, 2000, p. 119.
[99] Le doute que suscite Slater quant à la véracité de son propre récit pourrait être interprété comme mimétique de la maladie dont elle prétend souffrir, et donc comme offrant une manière d’accéder à un trouble mental spécifique plutôt que comme un commentaire ironique portant plus généralement sur le genre du mémoire en tant que tel.
[100] Eggers, Heartbreaking Work, p. 105.
[101] St Aubyn a conçu ces romans comme une trilogie, mais il y a ensuite ajouté deux autres volumes, Mother’s Milk [Le Goût de la mère] (2005) et At Last [Enfin] (2012), qui poursuivent l’histoire de Patrick de manière quelque peu différente.
[102] Ian Parker, « Inheritance », The New Yorker, 2 juin 2014. Consulté en ligne : https://www.newyorker.com/magazine/2014/06/02/inheritance
[103] Voir par exemple l’entretien avec Patrick McGrath et Maria Aitken dans Bomb, n°85, automne 2003, p. 76-80.
[104] Ian Parker, « Inheritance ».
[105]Ibid.
[106] Voir l’entretien dans Bomb, p. 80.
[107] Edward St Aubyn, Some Hope, London, 1994, p. 80.
[108]Ibid., p. 81-82.
[109]Ibid., p. 83-84.
[110]Ibid., p. 84-85.
[111]Ibid., p. 143.
[112] Jonathan Derbyshire, « Edward St Aubyn and the Complexity of Truth », Financial Times, 20 octobre 2017. Consulté en ligne : https://www.ft.com/content/77408352-b524-11e7-aa26-bb002965bce8
, « Patrick Hayes - Annexe "Mémoires intimes" », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2023, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/patrick-hayes-annexe-memoires-intimes, page consultée le 15/11/2024.