Les Mémoires sont-ils des autobiographies ? Considérations sur genre littéraire et identité publique

Entretien avec N, par

02 mai 2024


Les Mémoires sont-ils des autobiographies ? Considérations sur genre littéraire et identité publique

Julie Rak

 

Traduction Layla Roesler (ENS de Lyon) et Laurie Postlewate (Barnard Collège, Columbia University), avec l’aide des étudiants du cours “Transatlantic Translation Workshop”[1]

 

Dans l’introduction de son recueil, The Vintage Book of Canadian Memoirs (2001), George Fetherling constate l’existence de deux éléments qui montrent « l’histoire critique difficile » du genre du mémoire. D’après Fetherling, « même si les gens ne s’accordent pas nécessairement sur la définition du genre, ils savent parfaitement ce qu’est un mémoire ; ils en créent une demande que les écrivains et les éditeurs s’empressent de satisfaire » (p. vii). Fetherling donne ensuite une définition du mémoire :

On ne qualifierait jamais de mémoire l’autobiographie d’une figure politique ou autre personnage public. Suivant rigoureusement les conventions de la littérature « non fictionnelle », les autobiographies sont trop formalistes pour qu’on leur applique cette qualification : de manière trop poussée, elles s’attachent à présenter l’intégralité de la vie ou de la carrière du sujet, cherchant à le montrer sous le jour le plus favorable. Le mémoire se resserre davantage sur son objet ; il est plus audacieux dans sa construction, et (son auteur l’espère) plus saisissant. Il peut porter sur soi-même, sur d’autres individus, d’autres époques, ou sur un lieu particulier. (p. vii)

Cette définition du mémoire pourrait surprendre bon nombre des critiques qui travaillent sur l’autobiographie. En effet, Fetherling inverse la manière traditionnelle de voir le mémoire comme la chronique d’une vie publique ou comme le récit d’une vie à la lumière d’un événement. Il s’approprie des critères qui ont traditionnellement été appliqués à l’autobiographie et les transpose au mémoire pour en expliquer la popularité. Cela a pour conséquence de réorienter notre vision de l’engouement actuel en Amérique du Nord pour le mémoire, l’intégrant dans un discours qui met en avant ses qualités littéraires. C’est en examinant la généalogie du terme « mémoire » au sein d’un discours de critique autobiographique[2] que l’on peut comprendre les raisons qui motivent cette réorientation. À la différence de l’autobiographie, le mémoire en tant que tel a reçu très peu d’attention critique. Il a en effet été traité comme un ersatz de l’autobiographie par la critique. Cependant, au fur et à mesure que cette forme de « non-fiction » gagne en popularité, le mémoire est en train de devenir synonyme d’autobiographie, du moins dans l’industrie de l’édition américaine. Existe-t-il une corrélation entre ces deux manières de comprendre le terme « mémoire » ? Dans cet article, je montrerai non seulement l’existence d’un tel lien mais également sa persistance. En effet, le mémoire, dans l’autobiographie comme dans les études critiques du genre, a tenu le rôle de « supplément dangereux » ; il se présente comme une forme antérieure à l’autobiographie et qui doit pourtant être considérée comme postérieure. En tant que supplément, le mémoire a connu des significations incertaines qui naviguent entre le public et le privé, entre « l’auto » et « le bio », entre le discours littéraire et l’écriture non littéraire, cette dernière étant ce que les premiers théoriciens de l’autobiographie ont cherché à bannir du genre. Ce sont précisément ces éléments qui peuvent expliquer l’engouement actuel du public pour le mémoire, avec le résultat que les chercheurs souhaitant étudier les formes populaires de life writing se mettent désormais à considérer sérieusement le mémoire.

 

Le mémoire et les études du genre de l’autobiographie

Depuis longtemps, le mémoire a été vu par bon nombre de critiques comme un parent pauvre de l’autobiographie. Tout comme le journal, la confession, ou les lettres, le mémoire a été perçu comme une forme secondaire de « life writing ». Comme le souligne Helen Buss dans l’un des rares ouvrages critiques sur les mémoires, « ce terme a été très peu examiné par les critiques et les théoriciens de la littérature, alors que “autobiographie” a pris une place centrale dans l’histoire de ce que nous appelons désormais “life writing” » (p. 2)[3]. De même, Lee Quinby a noté que l’autobiographie est « un discours esthétique et éthique privilégié dans l’ère moderne » et que les mémoires sont marginalisées dans la critique autobiographique (p. 299). Cependant, au cours des dix dernières années, la popularité des livres dont le titre contient le mot « mémoire » a augmenté considérablement en Amérique du Nord, conduisant à ce que Leigh Gilmore appelle « le boum des mémoires » (p. 2). Étant donné la longue histoire qui le relie au life writing et l’essor de sa popularité dans l’industrie de l’édition, on pourrait s’interroger sur sa marginalisation dans les études sur l’autobiographie. Une manière d’expliquer cette posture consiste à examiner les différentes positions critiques prises par les théoriciens de l’autobiographie par rapport à la signification littéraire de l’autobiographie. Le mémoire, forme de life writing associée avec ce que j’appelle la production littéraire non professionnelle ou non littéraire, a souvent servi à figurer les difficultés que de nombreux critiques de l’autobiographie ont connues, aussi bien avec l’écriture populaire qu’avec l’écriture perçue comme un bien marchand.

Dans les études traitant de life writing, le terme « autobiographie » a acquis une légitimité dans la mesure où les premiers critiques du genre cherchaient à montrer que l’étude de l’autobiographie revêtait autant d’intérêt que celle des romans. Pour parvenir à cet objectif, les critiques de l’autobiographie suivirent la stratégie des critiques du roman, construisant un canon qui puisait son origine dans des notions de valeur littéraire et dans un romantisme fondé sur la primauté et l’unicité du moi, ainsi que sur la créativité de l’artiste. Felicity Nussbaum note que les critiques littéraires ont lu la subjectivité romantique à rebours, partant du présent pour remonter jusqu’aux périodes antérieures à l’avènement du romantisme afin de créer l’impression d’une tradition pérenne qui semble objective, intemporelle et facilement transférable d’une époque d’écriture à une autre. La subjectivité romantique postule, entre autres, « l’existence d’une essence, d’un individu qui se distingue de l’humanité collective, d’une personnalité qui se déploie dans le tissu narratif du passé » (p. 4). Lorsque James Olney affirme que « les œuvres de trois auteurs, Saint Augustin, Jean-Jacques Rousseau et Samuel Beckett, retracent la ligne centrale du “life writing” occidentale : chacun d’entre eux est crucial ; nul autre n’est nécessaire » (n. p.). Encore en 1997, il réitère une tendance bien rodée chez les théoriciens qui consiste à voir dans l’écriture autobiographique une esthétique qui se manifeste dans les écrits des maîtres-auteurs. La méthode critique employée par Olney situe le développement de l’autobiographie (ou, comme on l’appelle souvent désormais, life writing) dans la pensée romantique et la voit comme une écriture créative émanant de l’individu, une écriture qui examine la conscience de l’auteur. Par la suite, ce paradigme est appliqué rétroactivement à la période médiévale tardive et ensuite à des travaux plus contemporains écrits par des auteurs canoniques. Le moi romantique dans ce type d’écriture est unique, pré-culturel et pré-linguistique. Il est transmis et préservé par artifice dans le langage artistique (Lang 4). Saint Augustin, J.-J. Rousseau et S. Beckett ainsi que d’autres auteurs comme Michel de Montaigne, Benjamin Franklin ou William Wordsworth – qu’ils aient ou non endossé les idéaux du romantisme – sont supposés incarner l’esthétique autobiographique romantique créée par Rousseau[4].

La critique autobiographique fait un lien direct entre la créativité en tant que telle et l’intimité d’un sujet romantique qui révèle ou invente un moi à travers le langage[5]. L’autobiographie ne concerne pas « seulement » le passé ou des faits avérés. Tout comme la fiction, l’autobiographie crée un individu dans l’écriture et l’esthétique du genre vise à montrer des vérités supérieures. Comme le souligne George Gusdorf, l’un des premiers théoriciens du genre, « l’autobiographie n’est pas une simple récapitulation du passé ; c’est aussi la tentative et le drame d’un homme qui lutte pour reconstituer l’image de ce qu’il était à un certain moment de son histoire » (p. 43). Toutefois, de nombreux critiques ont fait remarquer que cette vision de l’autobiographie ne prend pas en considération les écrits de ceux qui ne rentrent pas dans un tel schéma, notamment les femmes (Nussbaum, p. 4), les Amérindiens (Wong, p. 5) et les personnes de couleur (Goldman, p. ix). Il est moins souvent précisé que la critique autobiographique, avec ses fondements romantiques, fait de tout auteur qui écrit sur lui-même un autobiographe. Même lorsque les auteurs affirment eux-mêmes que leur intention est d’écrire des mémoires, lettres, essais ou confessions, la critique les caractérise d’autobiographes. Le discours de la critique autobiographique décrivait autrefois le genre autobiographique (et le décrit parfois encore) comme la pratique d’une esthétique qui dépasserait les singularités de chaque texte, de chaque auteur et de chaque période historique. Ce qui donne la qualité d’autobiographie à un texte est sa qualité littéraire et la réflexivité de ses auteurs. Selon les critiques influencés par la phénoménologie des théoriciens du « New Model » ou par l’humanisme de James Olney[6], l’autobiographie ne dépendrait pas des conditions matérielles de sa production. Pour eux, on lirait une « autobiographie » pour les mêmes raisons que l’on lirait une œuvre de fiction, à savoir pour ses qualités littéraires et son approche phénoménologique du thème du retour à soi, éléments que l’on retrouve en force dans les meilleurs exemples du genre, mais aussi dans d’autres spécimens de moindre qualité. L’idée que le genre autobiographique puisse relever d’une marchandisation n’entre pas en considération dans la théorisation du genre en tant forme de discours.

Contrairement à l’autobiographie, les mémoires, pour la critique autobiographique, sont associés aux aspects les moins valorisés du life writing. De manière générale, les mémoires sont considérés comme des écrits qui ne font que porter sur des personnes publiques ou sur des événements historiques. Ainsi, à l’origine, la critique autobiographique décrivait les mémoires comme des ouvrages écrits par des personnages publics portant sur le commerce, la politique ou la guerre. L’identité même des auteurs faisait que leurs écrits ne pouvaient être autobiographiques, puisque l’on partait du principe que des sujets traitant l’intériorité, la personnalité, la créativité ou la singularité d’une personne ne pouvaient être abordés par un personnage public. Par exemple, même si de nombreux critiques féministes ont dénoncé le fait que les premiers critiques de l’autobiographique s’intéressaient davantage aux vies des hommes publics qu’à celles des femmes[7], on observe le processus inverse dans les travaux de Georg Misch et Georges Gusdorf. Misch déclare que « mémoire » désigne « une méthode sans rigueur et à première vue sans règle fixe, reprise par les écrits que l’on catégorise sous le nom de Mémoires » (p. 6). Tout comme le terme « mémoire » est antérieur de plusieurs siècles à celui d’« autobiographie », Misch considère que les mémoires grecs et romains de l’Antiquité sont une forme de pré-écriture, une ébauche qui précède l’œuvre véritable, à savoir la biographie, l’histoire ou l’autobiographie.

Intrinsèquement, le mot [« mémoire »] exprime juste l’absence de prétention à une quelconque forme littéraire, et sous-entend que l’auteur n’a pas l’intention – ou ne donne pas l’impression – de se présenter comme un homme ou une femme de lettres. Au contraire, l’auteur propose simplement de fournir le matériel qui pourrait être intégré dans une œuvre littéraire par un futur historien ou qui pourrait être utile à un travail de recherche à venir. (p. 6)

D’emblée, Misch compare la nature informelle du mémoire avec l’autobiographie : « le terme “autobiographie” en revanche ne convoque aucune idée de forme littéraire ni de statut privilégié vis-à-vis de la grande littérature. Son seul critère tient au fait que le sujet dont la vie est décrite est lui-même l’auteur de l’œuvre » (p. 6). Il ajoute que l’autobiographie traite d’un individu tandis que le mémoire n’a pas cette contrainte. L’objectif de ce dernier est la mémoire elle-même, soit sa transcription, soit son illustration.

Cette référence à un processus de transcription dans l’approche de Misch évoque une origine humble. Chez lui, le mémoire est vu comme une étape dans un déroulement matériel, une sorte de premier jet qui aboutirait ensuite à un écrit plus sophistiqué. Mais Misch relie également le caractère humble de la pratique du mémoire à des préjugés sur la personnalité des auteurs. Décrire l’écriture du mémoire comme pratique ne la réduit pas à une pratique ; cela représente la manière dont l’auteur d’un mémoire vit réellement au sein du monde :

La relation qu’entretient l’homme avec le monde peut être conçue passivement ou activement. La distinction faite entre les autobiographies et les « mémoires » provient de cette réflexion. Dans le mémoire, la relation est passive car l’auteur se présente globalement comme observateur des événements et des activités décrites ; s’il rejoint ceux qui y participent activement, c’est seulement en tant que figurant mineur. L’autobiographe, en revanche, ne s’intéresse à de tels événements et activités que dans la mesure où ils ajoutent à ce que le lecteur peut comprendre de son récit autobiographique. (p. 15)

Je cite cet extrait in extenso parce qu’il montre de manière limpide les propos que tiennent encore aujourd’hui les critiques au sujet du mémoire. Le mémoire est une forme passive pour écrivains passifs. Par l’emploi de mots tels que « simplement », « seulement », et « mineur », Misch désigne le mémoire comme un discours inférieur à celui de l’autobiographie. L’autobiographie est active : elle forge des événements, tandis que l’auteur du mémoire restitue des événements qui ont pu former sa perspective. Même s’il est tout à fait possible que ces distinctions entre le mémoire et l’autobiographie puissent exister, Misch leur prête une valeur morale, et associe la pratique de l’écriture du mémoire à une période historique plus lointaine et moins sophistiquée. Le mémoire n’est pas seulement une forme passive. Il est considéré comme une forme moins sophistiquée que l’autobiographie ; par conséquent, il est du domaine des auteurs moins compétents.

L’idée que les auteurs de mémoires ne peuvent faire preuve d’autoréflexivité a été reprise par quelques critiques féministes de l’autobiographie non pas pour défendre les mémorialistes de l’Antiquité décrits par Misch, mais pour justifier que les femmes de l’époque victorienne ne composaient pas des autobiographies, mais plutôt des mémoires. Ici, on voit la « relation passive au monde » qu’entretiennent les mémoires comme une description de la vie que menaient les femmes. À titre d’exemple, selon Mary Jean Corbett il y a une équivalence entre la forme même du mémoire et la vie des femmes de classe bourgeoise à l’époque victorienne : l’autobiographie chez les femmes de lettres de cette époque prenait la forme de mémoire, reflétant ainsi par ses dimensions formelles et thématiques, l’expérience historique particulière de ces femmes, vues comme des « sujets inférieurs et altruistes ». Dans son étude des mémoires écrits par des femmes, Helen Buss avance également l’idée que le genre du mémoire a permis aux femmes de faire partie d’un discours public traitant de leurs relations aux autres ainsi qu’à leurs communautés. Buss voit dans cette démarche une alternative à ce qu’elle nomme « l’individualité augustinienne », manière de se représenter en tant qu’individu qui, selon elle, constitue la forme majoritairement adoptée par les hommes au moment où ils établissent une représentation autobiographique (p. 12-13).

Cette perspective critique tient sa force du fait qu’elle souligne la manière dont les femmes ont été exclues de certains discours autoréflexifs. Elle a également contribué à réinscrire les écrivaines dans un paradigme d’échec car celles-ci étaient obligées de se cacher derrière la forme du mémoire, genre qui demeure encore aujourd’hui secondaire lorsqu’il est mesuré à l’aune de l’autobiographie. Toutefois, cette critique ne prend pas en compte le fait que le mot « autobiographie » est relativement récent. Aussi pourrait-on avancer que ce terme, puisqu’il ne renvoyait pas aux connotations populistes associées à la publication des mémoires, trouva les faveurs des écrivains du xixe siècle dont l’ambition était de s’élever au-dessus de la vision d’une écriture destinée à un public populaire en plein essor, et d’écrire à propos d’eux-mêmes et de leurs idées dans un objectif plus « noble ». Cela permettrait de mettre en lien l’adoption du genre autobiographique, vu comme genre plus noble et plus important, et une critique du capitalisme présente dans la pensée romantique. Cette critique part du principe que l’on devait chercher à éviter plutôt qu’à transformer les éléments issus de la révolution industrielle, à savoir la science, le commerce et les conflits sociaux urbains. En adoptant ce rapport à l’autobiographie, faire le récit de sa propre vie devenait un moyen d’éviter la sphère publique et commerciale, dans la mesure où ceux qui s’adonnaient à l’autobiographie pouvaient revenir à eux-mêmes pour examiner leur être le plus profond et le plus privé. Métaphoriquement, la relation avec le monde social pouvait se concevoir comme une méditation sur des sujets plus nobles et sur ce qui constitue l’essence de l’humanité. Dans cette optique, la vie publique (hormis dans une acceptation générale très vague) ne méritait pas la peine d’être rendue par l’écriture.

Le traitement accordé par la critique aux mémoires privés des femmes, les distingue des mémoires publics et conserve le lien fait par Misch entre la forme et l’ontologie, puisque ce lien découle également de la critique faite aux personnages publics masculins. Il est indéniable qu’à l’époque victorienne, les femmes appartenant aux classes moyennes écrivaient des mémoires à propos de leurs illustres époux ou de leurs familles. Toutefois, le fait que l’on ne peut établir une séparation stricte entre les domaines du privé et du public est dû à leur imbrication dans le mémoire lui-même qui contribue à l’intérêt que le grand public lui porte. Ainsi, on peut constater qu’un des éléments les plus importants du mémoire est son existence en tant que produit textuel dans le système capitaliste. Pour expliquer comment le genre du mémoire est parvenu à supplanter l’autobiographie dans le marché littéraire du XXIe siècle, il faudrait comprendre pourquoi et comment les femmes du XVIIIe siècle et du XIXe siècle (ainsi que les hommes qui n’étaient pas des hommes de lettres) écrivaient des mémoires sur la prison, la workhouse (« maison de travail »), le champ de bataille ou la maison close et pourquoi le public cherchait à les lire.

Georges Gusdorf est un autre théoricien de la première génération des critiques de l’autobiographique. Qualifié par James Olney d’inventeur de la poétique autobiographique (Olne, p. 8-11), Gusdorf se détache de l’argument explicatif de la passivité pour finalement assimiler tout auteur « grand homme » à la catégorie de piètre écrivain incapable de produire un chef-d’œuvre autobiographique. La posture négative de Gusdorf prend plusieurs formes. Dans son essai Conditions and Limits of Autobiography, il commence par présenter l’autobiographie comme un genre établi. Il donne comme preuve une liste de « chefs-d’œuvre » où figurent les travaux du canon autobiographique : les Confessions de Saint Augustin, le Dichtung und Wahrheit [Poésie et Vérité, souvenirs de ma vie] de Goethe et les Confessions de Rousseau. Mais il fait ensuite un commentaire que l’on peut trouver amusant au sujet des mémoires : après avoir établi sa liste, Gusdorf déclare que « beaucoup de grands hommes – et même des hommes moins grands, dont des dirigeants ou des généraux, des ministres d’État, des explorateurs ou des hommes d’affaires –ont consacré leurs vieux jours à l’écriture de “mémoires” qui ont, de génération en génération, rencontré des lecteurs attentifs » (p. 28). Le mot « mémoires » est placé entre guillemets dans ce passage mentionné seulement après la liste des chefs-d’œuvre. Ainsi, les mémoires viennent compléter l’autobiographie, le genre véritable, mais ils ne constituent pas un type d’écriture autonome. Ils sont la marque de vanité personnelle et non pas de talent littéraire. Gusdorf soutient cette idée quand il affirme que l’autobiographie n’est pas seulement un genre, mais un acte rendu possible uniquement par l’existence d’une conscience d’un Moi au sein d’une culture. Pour que l’autobiographie puisse exister, l’idée d’un Moi doit passer par plusieurs étapes, en commençant par la perception du temps, de la mythologie culturelle et de la conscience individuelle. Gusdorf estime que le phénomène de la conscience historique apparaît en Europe à l’époque de la révolution copernicienne et qu’il en résulte une prolifération de biographies d’hommes célèbres. La biographie préfigure l’autobiographie dans la mesure où cette première est « seulement » extérieure. En revanche, « l’émergence de l’autobiographie implique une nouvelle révolution spirituelle : l’artiste et le modèle coïncident, l’historien se saisit de sa personne comme objet » (p. 31). Par la suite, Gusdorf fait à nouveau un détour du côté du mémoire pour finalement le rejeter. Il explique que la majorité des personnages publics qui écrivent des autobiographies le font pour corriger leur image publique :

La plupart des autobiographies – sans doute la majorité – sont mues par des motivations élémentaires : dès lors qu’il profite de la retraite ou de l’exil, le ministre d’État, l’homme politique ou le chef militaire écrit pour célébrer ses actions (toujours plus ou moins incomprises) ; cela assure une forme de propagande posthume qui vient parer au risque que l’on oublie ces grands hommes ou que l’on n’arrive pas à les apprécier à leur juste valeur. Les mémoires commémorent de manière admirable la perspicacité clairvoyante et les talents d’hommes célèbres qui, nonobstant les apparences, n’eurent jamais tort. (p. 35-36, italiques dans l’original)

Il est difficile de ne pas remarquer le ton méprisant de Gusdorf. Les personnages publics écrivent – pour des raisons égoïstes – des mémoires qui fonctionnent comme de la propagande. Ils n’expriment ni leurs doutes ni leurs motivations personnelles car « pour les personnages publics, c’est l’aspect extérieur qui compte » (p. 36). Cette perspective est très proche de celle des historiens (hormis l’objectivité qui caractérise ce métier). L’absence d’objectivité et d’intériorité, ajoute Gusdorf, est la preuve que les mémoires ne sont pas des autobiographies puisque dans celles-ci, l’auteur transcrit l’histoire de son propre Moi intérieur. Et à Gusdorf d’ajouter le cardinal Newman, Saint Augustin, Rousseau, Goethe et John Stuart Mill comme des personnages publics capables de dialoguer avec le passé tant sur un plan intime que public. Ainsi, « l’autobiographie, à proprement parler, endosse la responsabilité de reconstruire l’unité d’une existence humaine à travers le temps » (p. 37). Dans cette tâche, le talent artistique se manifeste par la présence de l’intériorité ; caractéristique principale de l’autobiographie.

Les mémorialistes, malgré leurs efforts, ne sauraient être qualifiés d’autobiographes, à moins de pouvoir surmonter ce que Gusdorf considère comme un problème de représentation publique pour pouvoir produire une œuvre artistique (p. 42). Pour Gusdorf, les mémoires demeurent in fine une forme d’histoire déficiente et leurs auteurs – vieux, chancelants, pétris d’illusions – croient que pour être autobiographe, il suffit d’accompagner le récit de leur vie et de leur carrière d’une pointe de créativité. De surcroît il suggère aussi que c’est cela même qui rend les mémorialistes malavisés, vaniteux, ridicules et peu professionnels. Leurs œuvres ne valent manifestement pas la peine d’être lues, encore moins d’être étudiées.

Toutefois, admet Gusdorf à contrecœur, les œuvres de ces mémorialistes semblent rencontrer « génération après génération, un lectorat attentif » (p. 28). Cette manière de concevoir les mémoires révèle la méfiance de Gusdorf envers le populisme, attitude que l’on peut déceler dans une bonne partie de la critique autobiographique ultérieure. Gusdorf laisse entendre qu’au vu de leur piètre qualité, la popularité des mémoires est difficile à comprendre. Le lectorat est fondamentalement incapable de savoir ce qu’est une bonne ou une vraie autobiographie, contrairement à un critique professionnel qui peut départager une bonne d’une mauvaise écriture. Le commentaire de Gusdorf montre que sa manière de comprendre l’autobiographie révèle à la fois son approbation pour un lectorat élite et sa conviction que seul le critique peut former correctement le goût littéraire du peuple. La critique post-gusdorfienne conserve ce lien entre qualité littéraire et introspection, mêlée à une méfiance élitiste envers le peuple et la culture populaire. Selon Laura Marcus, il subsiste dans la critique autobiographique « un fond de croyance dans le potentiel de l’introspection, et ce en dépit d’un scepticisme contemporain généralisé à l’encontre de la validité – voire de la possibilité – de la méthode introspective » (p. 19). La distinction n’est pas que formelle, elle est aussi idéologique :

La distinction autobiographie/mémoire – distinction qui est formelle et générale à la surface – est en réalité liée à une distinction typologique qui différencie entre les êtres humains qui sont capables d’introspection et ceux qui ne le sont pas. Cette opposition est toujours d’actualité. Elle est souvent corrélée au capital culturel et au capital de classe. (p. 21)

Les critiques qui contestent l’élitisme de Gusdorf observent qu’il exclut les « autobiographies non occidentales » (Friedman, p. 79-80) ainsi que les œuvres écrites par les femmes (Smith et Watson, Woman, Autobiography, Theory, p. 7-8). Demeure toutefois incontestée par la critique la description originelle gusdorfienne qui voit en l’autobiographie une esthétique transhistorique ou un acte d’écriture que l’on peut trouver au sein d’une grande variété de textes. L’esthétique autobiographique de Gusdorf a été réinterprétée pour la rendre discursive et transtextuelle ; l’effet produit est la préservation du sens de l’autobiographie telle qu’elle est comprise par l’auteur : une rhétorique dont la démarche peut être perçue dans une diversité de types de textes. Par exemple, dans leur ouvrage récent traitant de la théorie de l’autobiographie et de la critique autobiographique, Sidonie Smith et Julia Watson dans Reading Autobiography, décrivent le mémoire comme genre mineur et l’autobiographie comme discours ou acte majeur. Le mot « mémoire » figure dans l’index aux côtés d’autres termes mineurs qui servent à définir l’autobiographie qui, lui, n’y apparaît pas. Dans l’index, sous la rubrique « mémoire », Smith et Watson expliquent que les termes « mémoire » et « autobiographie » ne peuvent être considérés de la même façon : « dans le langage contemporain, autobiographie et mémoire sont utilisés de façon interchangeable. Pourtant des distinctions doivent être faites entre les deux » (p. 198). Pour les auteures, la différence principale tient au fait que les mémoires traitent de l’extériorité du sujet tandis que les autobiographies traditionnelles s’attachent à l’intériorité de celui-ci (p. 198).

Cependant, la distinction entre mémoire et autobiographie que proposent Smith et Watson dans Reading Autobiography présente une autre dimension. En intégrant « mémoire » dans l’index, Smith et Watson définissent le mémoire comme un genre ou un concept mineur qu’il est important de différencier de l’autobiographie. L’autobiographie, en revanche, englobe deux acceptions : d’une part, une idée très précise et délimitée d’un « life narrative » qui est à la fois occidental et focalisé sur l’intériorité ; d’autre part, un ensemble de discours que l’on appelle des « actes autobiographiques » et qui apparaissent dans toute sorte de life narrative.

Cette définition de l’autobiographie comme un type de discours qui peut apparaître dans bon nombre d’écrits traitant du Moi, a permis aux critiques féministes d’aborder la présence de l’autobiographie dans des textes non traditionnels. Cela leur a également permis de défendre une lecture politiquement progressiste de textes récents écrits par des femmes, des personnes racisées et des peuples opprimés, chez qui les domaines du public et du privé s’entremêlent. Des textes comme The Woman Warrior, Memoirs of a Girlhood Among Ghosts de Maxine Hong Kingston ou I, Rigoberta Menchu, pourraient être envisagés comme autobiographiques en dépit du fait que ni l’un ni l’autre ne se présentent comme tels. Toutefois, on voit les limites qu’atteignent à la fois l’affirmation que ces textes ne font qu’incorporer des gestes ou des discours autobiographiques et le refus de les qualifier comme un genre distinct. Dans leur ouvrage, Reading Autobiography, Smith et Watson observent « qu’un nombre croissant de théoriciens postmodernes et postcoloniaux affirment que le terme autobiographie est inopérant dans la mesure où il ne rend pas compte de la grande diversité des récits de vie qui existent, et il ne privilégie qu’une manière bien spécifique de comprendre ces récits » (p. 4, en italiques dans le texte d’origine). En ce qui concerne le mémoire, Helen Buss, dans Repossessing the World, rappelle la perplexité ressentie par les critiques littéraires confrontés à la mise en récit et à la construction des personnages dans The Woman Warrior. Maxine Hong Kingston a réagi en expliquant qu’elle avait écrit un mémoire et non une autobiographie. De même, dès la publication de I, Rigoberta Menchu, le caractère autobiographique du livre fut souligné avec insistance par la critique. Cette position contribua non seulement à masquer la nature collaborative du texte, mais elle lui imposa aussi une grille de lecture nord-américaine axée sur la véracité et l’épistémologie alors que le texte est construit autour de traditions tout autres qui non seulement gèrent la narratologie, mais interrogent également la finalité de témoignages représentatifs apportés par les militants politiques. Par conséquent, le fait de conserver le terme de Gusdorf (autobiographie), y compris dans les études politiquement progressistes (sur l’autobiographie), a eu pour effet de recentraliser le sens du concept d’autobiographie et de générer des difficultés pour les critiques qui cherchent à traiter des textes comme The Woman Warrior (1978), Landscape for a Good Woman (1986) de Carolyn Steedman ou encore Reading Lolita in Tehran: a Memoir in Books (2003) d’Azar Nafisi, tout en réalisant qu’il ne s’agit pas d’autobiographies. Plutôt que d’inventer de nouveaux termes comme « genre hors-la-loi » [outlaw genre] ou des néologismes comme « autographie » et « biomythographie » pour décrire ces œuvres, il serait peut-être plus sensé de les voir telles qu’elles sont décrites par leurs auteurs : des mémoires dont l’objectif est de mélanger le discours public et privé, tout comme l’histoire de l’auteur s’entrelace avec celle des autres.

La critique autobiographique plus récente, œuvre de chercheurs politiquement progressistes, discute rarement du mémoire en tant que tel. En cela, on peut voir les traces de la méfiance de Gusdorf envers le mémoire et son lien fort avec le marché littéraire. La différence entre la position de Gusdorf et les positions plus récentes réside dans le fait que les mémoires écrits pour le grand public sont perçus comme un produit de l’industrie de culture et participent donc à l’hégémonie du consumérisme et le pouvoir des grosses entreprises. Par exemple, Smith et Watson, dans Reading Autobiography, expliquent que les mémoires, lorsqu’ils touchent à l’intime et qu’ils sont destinés au grand public, sont écrits pour être commercialisés d’une manière spécifique. Elles décrivent ce type de récit comme un produit marketing qui fait partie d’un consumérisme débridé : « Cette culture de la confession peut aussi être de nature commerciale, alimentée par certains talk-shows voyeuristes qui découpent les obsessions de la culture de masse (“peut-on trop aimer ?”, “que dire de s’alimenter en cachette ?”) pour en faire des petits sujets bien ficelés. Les éditeurs peuvent pousser des figures célèbres à narrer leur propre vie à un public qui a soif de célébrité par procuration » (p. 51). Smith et Watson caractérisent la confession publique comme un élément compulsif et obsessif, alimenté par les talk-shows et créé par les éditeurs pour donner au public ce qu’il veut, à savoir consommer l’hégémonie sous forme des récits de vie. Les mémoires, qui sont les textes les plus proches de ce type de confession, ne sont pas explicitement nommés ici, mais la caractérisation de ces discours comme des récits de vie de célébrité les en rapproche ? . Les mémoires et les confessions pour lesquels le grand public a une forte appétence sont décrits de sorte qu’on a l’impression que lire ce genre de livre entretient des besoins malsains. Cette description des mémoires su l’engouement populaire ressemble à la réception des « scandal memoirs » (souvent les mémoires de la vie intime de courtisanes, par exemple) il y a deux cents ans en Europe et en Grande-Bretagne. Qualifiés de « crasses » par les critiques littéraires, ces mémoires étaient pourtant dévorés par le lectorat populaire. Tout cela montre que la caractérisation gusdorfienne originelle du mémoire, comme texte populaire écrit par un personnage public animé d’une folie des grandeurs, a peu changé et que les théoriciens actuels de l’autobiographie ont maintenu cette perception du lien étroit entre les mémoires et une écriture non professionnelle à destination du grand public.

En effet, quelles autres raisons auraient pu inciter les critiques à s’acharner à faire du mémoire un « geste autobiographique » plutôt que de chercher à comprendre comment les écrivains se sont servis du genre de mémoire ? Zone litigieuse et source d’une inquiétude de la part de la critique, le mot « mémoire » et son utilisation gagneraient à être examinés de plus près.

Mémoire/Mémoires en tant que supplément

Qu’est-ce qu’un mémoire, exactement ? Cela est difficile à dire. Les mémoires mélangent le privé et le public ; ils contiennent des écrits à la fois sur l’auteur lui-même et sur les autres personnages ? ; le mémoire est l’œuvre des hommes publics les plus puissants, tout comme il l’est de femmes inconnues et cantonnées à la sphère privée. Le mot « mémoire » peut également signifier « mémoires », soulignant cette ambivalence entre le singulier et le pluriel. Ces sens multiples s’appliquent à la fois au processus d’écrire un mémoire, mais aussi à celui de vendre le produit fini. De surcroît, ce qui complique encore l’affaire c’est que le sens du mot n’est pas bien ancré. Selon la version en ligne du Oxford English Dictionary, memoir en anglais vient à l’origine du terme « mémoire » du moyen français, mot masculin signifiant un compte rendu ou un document décrivant les éléments factuels d’une affaire juridique. Entre le XIIe et le XIVe siècle, « mémoire » est devenu un mot féminin, peut-être parce que le mot était souvent utilisé dans la phrase « écrit pour mémoire »[8]. Toutefois, même s’il est devenu féminin, le mot a perdu son deuxième « e ». L’Oxford English Dictionary précise que le genre du mot a continué à évoluer jusqu’au XVIe siècle, probablement à cause de sa proximité avec le mot memoria, ou la mémoire. En espagnol, en français et en portugais, ce mot est féminin pour cette raison. L’anglais reconnaît deux manières de prononcer memoir, différences liées probablement au genre instable en français. De plus, les différents sens du mot sont préservés. Le mot peut également être utilisé dans sa forme singulière ou plurielle, car memoir en anglais peut aussi décrire le fait de transcrire sommairement des souvenirs (memorandum porte ce sens) avant de leur donner une organisation officielle. Mais « mémoire » fait également référence à la transcription parachevée de la mémoire. Le mot circulait en anglais plus d’un siècle avant l’apparition du terme « autobiographie ». Georges Misch postule qu’il a pu être utilisé dès le Ve siècle av. J.-C. (p. 97) par les Grecs ioniens.

Memoir est donc un mot complexe, et cela pour des raisons intéressantes. Le manque de cohérence quant à son genre et son nombre reflète la pluralité de sens que le mot génère : document, note, trace d’événements historiques à partir de l’expérience ou des perceptions de l’auteur, autobiographie ou biographie, essai, ou enfin, souvenir conservé d’un individu (OED Online). Memoir fait référence à la fois à l’écriture comme un processus de saisie de notes et à l’œuvre produite par cette écriture. Il peut désigner un recueil de souvenirs, comme lorsqu’une personne explique qu’il ou elle veut « rédiger ses mémoires », mais aussi à une écriture biographique – qu’elle traite de soi-même ou d’autrui. Il est donc simultanément parachevé et incomplet, officiel et officieux, une collection de souvenirs occasionnels et la description de faits historiques, où ce qui importe avant tout c’est l’événement et non la personne qui le transcrit. Il peut montrer la relation entre l’individu et les autres, ou seulement parler des « autres » sans se positionner en œuvre biographique ou historique. Par conséquent, « mémoire » décrit à la fois les écrits publics et privés, officiels et officieux, le processus d’écriture et l’œuvre produite. Comme nous l’avons vu plus haut, en langue anglaise, le mot « mémoire » devance le mot « autobiographie » d’au moins un siècle. Malgré cela, une grande partie de la critique autobiographique considère le mémoire comme un développement postérieur. On a donc un mot qui précède « autobiographie », mais qui doit être traité comme s’il en était issu. Ainsi « mémoire » doit être vu comme une non-origine pour l’autobiographie ; le plus souvent le mot figure dans une rubrique de termes dits « autres », pour être oublié par la suite.

Bien que la critique autobiographique perçoive le mémoire comme secondaire, le terme lui-même a complètement remplacé « autobiographie » dans le secteur de l’édition en Amérique du Nord. Memoir est partout. Le sens instable de mémoire (ou mémoires), ses origines anciennes que l’on voudrait rendre postérieures à l’autobiographie, sa position actuelle de substitut à l’autobiographie (justement le genre qui prétendait le remplacer), font que l’on peut définir « mémoire » comme une sorte de supplément derridien à cette autobiographie qui a tant reçu l’attention des critiques. Dans sa lecture de L’Essai sur l’origine des langues de Rousseau, Jacques Derrida explique le rapport entre « l’écriture » et la plénitude qui existe dans la langue parlée. De même, le mémoire se présente pour la critique autobiographique comme une menace pour l’autobiographie parce qu’il souligne un vide au cœur du genre. Ainsi, tout comme l’écriture, le mémoire s’offre comme un substitut, ou une sublimation de l’autobiographie qui, en principe, devrait être une œuvre parachevée.

Il peut être utile de reprendre ici la critique derridienne de Rousseau. D’une part, le philosophe genevois tente de reconstituer la présence dans le langage et de sublimer l’écriture au sein de celui-ci. D’autre part, Rousseau est considéré comme l’un des pères de l’autobiographie moderne, cette forme qu’il modèle à partir d’autres genres de récits de vie, y compris ce qui serait connu en anglais comme « scandal memoir » (Herbold, p. 348). Son approche consiste à incorporer dans son livre (qui allait devenir le modèle même du discours autobiographique) certains éléments tirés des scandal memoirs. Cette incorporation a pour effet de rendre invisible le discours mémorialiste pourtant bien présent sous la surface du texte autobiographique de Rousseau. Ainsi le mémoire, dont la lecture était perçue comme un plaisir coupable par les lecteurs français, devint légitime au moment même de son effacement. Comme le note Madeline Percival dans son introduction en ligne à l’écriture féminine dans la sphère publique, Rousseau a rendu le mémoire – genre jusque-là associé aux écrivains femmes et considéré (malgré sa popularité) comme relevant d’une forme littéraire inférieure – un genre acceptable (n. p.). Comme l’avons déjà vu, nombreux sont les premiers critiques littéraires de l’autobiographie qui considèrent Rousseau comme le fondateur de l’autobiographie moderne. C’est donc précisément au moment où ce dernier incorpore dans ses Confessions le style utilisé pour le scandal memoir – tout en affirmant être motivé par des raisons morales – que le mémoire s’intègre à l’autobiographie, et que l’autobiographie elle-même devient une forme d’écriture à la mode. Les débats portant sur les comportements « indécents » rendus publics par les confessions érotiques écrites par des courtisanes et des libertins en France (Nussbaum, « Heteroclites », p. 166) entrent dans la ligne de défense de Rousseau pour expliquer sa nature essentielle. Pour donner un exemple extrait des Confessions, Rousseau raconte comment il éprouvait secrètement du plaisir lorsque Mlle Lambercier, sa mère adoptive, lui infligeait des punitions. Rousseau dit que ce plaisir précoce a eu pour conséquence que plus tard dans sa vie, il dévorait « d’un œil ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier » (p. 26). Rousseau considère ces fantasmes sadomasochistes de punition comme l’origine de son incapacité à consommer des relations érotiques plus tard. Il y identifie la source de sa nature à la fois imaginative et timide (p. 28). Rousseau présente cet épisode comme étant « le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de [s]es confessions » et le qualifie de « ridicule et honteux » (p. 28). Mais ensuite, il réhabilite son comportement en disant que cette partie de sa nature est ce qui a constitué « les éléments les plus vigoureux » de sa personnalité.

Rousseau se saisit d’un aspect des célèbres mémoires scandaleux écrits par des « femmes déchues » – la confession de conduites sexuelles privées dans un cadre public et une défense des actes de la courtisane – et l’incorpore dans un développement portant sur sa vie intérieure. Pour les femmes qui les écrivaient, l’intention première des scandal memoirs était de tirer profit financièrement du récit d’épisodes sexuels salaces, et dans certains cas, de défendre leurs actions. Ces ouvrages étaient donc des documents publics contenant des révélations sur des affaires privées, produits par des femmes qui n’étaient pas des écrivains professionnels. La manière libre dont elles mêlaient les observations portant sur la vie publique et celles sur les comportements privés s’est révélée être très appréciée du public (Thompson, p. ix). L’usage fait par Rousseau d’une des caractéristiques saillantes du scandal memoir, à savoir, la confession sexuelle, marque un changement dans la manière dont les mémoires sont perçus. La récupération rousseauiste crée une relation nouvelle entre sphère privée et sphère publique où la confession d’une activité sexuelle est présentée comme un aspect de la personnalité de l’auteur plutôt que comme une tentative de se faire de l’argent à partir d’un récit d’aventures sexuelles. C’est le « moi » privé de l’écrivain qui joue un rôle d’ancrage pour les opinions de Rousseau, et non ses opinions qui ancrent une persona mouvante :

La notion « d’écrivain » que Rousseau transmit aux générations postérieures, à commencer par les pré-romantiques et les romantiques, était donc celle d’un homme ou d’une femme qui expose son moi privé au grand jour à des fins de témoignage personnel, d’affirmation de soi et d’émancipation sociopolitique ; une personne dont les écrits s’adressent directement à l’humanité au sens large. (Porter, p 12)

Rousseau a utilisé sa persona « d’écrivain » pour asseoir ses positions philosophiques et parfois aussi pour résister aux aspects commerciaux du marché du livre en plein essor dans la France du milieu du XVIIIe siècle. En tant qu’« écrivain » qui, à l’inverse des mémorialistes de son époque, ne recourait pas à l’anonymat, Rousseau pouvait affirmer que son œuvre, à la différence de celle des mémorialistes, n’était pas sujette aux lois du marché. Il ne craignait pas de rendre son nom public, et de s’attirer le ridicule[9]. Ainsi, partant de ce qui était à l’origine un discours public dont le but était de disculper les activités des courtisanes, Rousseau reprend la forme tout en lui donnant un statut de discours privé, confessionnel et masculin. Et c’est cette forme qui sera ensuite présentée comme le modèle même de l’autobiographie.

Ce n’est pas un hasard si Rousseau, que Jacques Derrida tient pour responsable de l’impératif de la présence linguistique dans la métaphysique, est également souvent considéré comme le fondateur de l’autobiographie moderne. Il existe un parallèle entre la façon dont les Confessions de Rousseau dépendent de leur appropriation de la forme du scandal memoir et l’insistance avec laquelle Rousseau soutient dans Essai sur l’origine des langues que l’écriture est une sorte d’infection virale que la présence linguistique se doit de haïr et d’essayer de bannir, même si elle ne peut pas réellement s’en passer. L’analyse derridienne sur la position de Rousseau, qui tient l’écriture pour « dangereux supplément » à la présence dans la langue, montre comment les mémoires peuvent être également considérés comme un supplément d’ordre dangereux au discours autobiographique. La critique de Rousseau par Derrida se focalise sur la thèse rousseauiste dans l’Essai sur l’origine des langues selon laquelle l’écriture n’est qu’une pâle copie du monde oral. Venant après la parole, qui se trouve à l’origine des langues, elle agit en supplément à ce que Rousseau considère comme le sens réel. Mais Rousseau pense également que la nature supplémentaire de l’écriture la rend dangereuse pour le langage. Pourquoi une telle position ? Derrida affirme que cela est vrai dans la pensée de Rousseau parce que « le supplément s’ajoute, il est un surplus, une plénitude enrichissant une autre plénitude, le comble de la présence. Il cumule et accumule la présence » (p. 208). L’écriture doit venir après la présence mais puisque, selon Derrida, ce qu’elle apporte est le manque de plénitude, l’effet produit est celle d’une substitution :

Mais le supplément supplée. Il ne s’ajoute que pour remplacer. Il intervient ou s’insinue à-la-place-de ; s’il comble, c’est comme on comble un vide. S’il représente et fait image, c’est par le défaut antérieur d’une présence. Suppléant et vicaire, le supplément est un adjoint, une instance subalterne qui tient-lieu. En tant que substitut, il ne s’ajoute pas simplement à la positivité d’une présence, il ne produit aucun relief, sa place est assignée dans la structure par la marque d’un vide (p 208).

Tel est le danger du supplément pour le philosophe qu’est Rousseau, qui ne peut admettre la possibilité d’un manque dans la plénitude. De surcroît, le supplément a une qualité qui en fait l’ennemi de la présence qu’il vient supplanter : il est extérieur. Derrida fait remarquer que le supplément ne peut pas être présence parce qu’il vient y ajouter quelque chose, et pourtant son statut de substitution signifie que d’une certaine manière il peut et ne peut pas être cette chose : « Mais leur fonction commune se reconnaît à ceci : qu’il s’ajoute ou qu’il se substitue, le supplément est extérieur, hors de la positivité à laquelle il se surajoute, étranger à ce qui, pour être par lui remplacé, doit être autre que lui » (p. 208).

La position du supplément comme extérieur à la plénitude en fait une menace, même si la plénitude doit dépendre de cette chose étrangère. Mais l’écriture est nécessaire, même quand elle ne peut exprimer de signification. Rousseau a donc besoin de l’écriture même s’il minimise son importance. De même, il a besoin de l’existence de la forme du scandal memoir qu’il dépasse par la suite. L’utilisation du scandal memoir et puis sa suppression servent à scinder le discours du public et du privé en des sphères qui ne faisaient pas originellement partie du discours des mémoires. Il ouvre la voie à la domination du privé sur le public dans le discours autobiographique classique modelé sur le travail de Rousseau.

Le mémoire en tant que supplément

Au sein des études sur l’autobiographie, les mémoires jouent le rôle de ce que Derrida nomme « supplément ». À l’image de l’écriture, les critiques ont présenté le mémoire comme une forme mineure dérivant de l’autobiographie, bien que le terme en lui-même précède de plusieurs siècles celui d’autobiographie. On dit du mémoire qu’il est moins authentique que l’autobiographie, qu’il exprime moins la présence à soi qu’une forme d’extériorité. Les mémoires ne sont que rarement rédigés par de « véritables » écrivains professionnels et n’aspirent pas à se hisser au rang d’œuvre littéraire ; ils ne prétendent pas être des œuvres littéraires. Ils sont étroitement liés à la logique du marché et bien souvent ne cherchent pas à s’en cacher. Certains pourraient dire que le mémoire menace les frontières du discours autobiographique, car l’instabilité qui lui est inhérente – instabilité liée au singulier/pluriel, au masculin/féminin et même au fait qu’ils sont à la fois une pratique d’écriture et un produit textuel – a obligé les critiques de l’autobiographie à les évoquer, in fine, pour les dénigrer ou les marginaliser afin de mieux valoriser la plénitude de l’autobiographie.

Mais tout comme la relation entre l’écriture et le langage, l’existence formelle des mémoires permet de révéler ce qui manque à l’autobiographie. La tendance des spécialistes de l’autobiographie à se montrer insatisfaits du terme « autobiographie » et à chercher de nouvelles façons pour décrire les exceptions aux règles discursives de l’autobiographie montre que le mémoire joue le rôle de supplément ; étant donné sa position actuelle de forme en vogue, il tend même à supplanter l’autobiographie. L’accent mis dans la forme du mémoire sur l’identité publique et la valeur commerciale a contribué à produire une certaine anxiété rousseauiste concernant la relation entre cette forme et celle de l’autobiographie. Cependant, certains spécialistes ont perçu sous un jour positif le double statut des mémoires, à la fois pratique d’écriture et produit commercial. James Cox, par exemple, ouvre son étude sur les mémoires de Thomas Jefferson par la remarque suivante : « Il est pénible de voir avec quelle facilité les critiques littéraires se convainquent que les “simples” faits n’ont pas grand-chose en commun avec l’art de l’autobiographie » (p. 123). Cox présente alors la classification de l’autobiographie de Jefferson comme un problème critique : l’ouvrage avait à l’origine pour titre Mémoirs et Jefferson lui-même qualifiait son œuvre de « memoranda » (p. 123). Cox examine longuement la manière dont le discours critique traitant de l’autobiographie fut mobilisé de façon anachronique. Le travail de Cox constitue une des premières critiques portées contre la volonté déontologique des études sur l’autobiographie de se focaliser sur la dimension littéraire du genre. Dans son analyse, il attribue une valeur idéologique au rabaissement du mémoire. Cette tendance, selon lui, provient du besoin éprouvé par les études sur l’autobiographie de s’établir comme un champ légitime au sein des études littéraires. « Une large partie de la critique », dit-il, « se garde bien de parler des mémoires » (p. 124), car ces derniers n’ont pas le statut de textes littéraires. Les critiques qui travaillent sur l’autobiographie cherchent à mettre en valeur la vérité qui émane de l’imaginaire, afin que leur travail soit considéré avec autant de sérieux que dans le cas des autres genres littéraires promus par le New Criticism (p. 124-125). Les arguments de Cox datent de 1980 et figurent dans un recueil qui, paradoxalement, contribua à hisser les études sur l’autobiographie au rang de celles portant sur les autres types de littérature.

Lee Quinby, tout comme Cox, fait remarquer que le mémoire constitue une forme bien distincte de l’autobiographie. Toutefois, elle ne va pas jusqu’à dire que les mémoires sont des documents historiques. Quinby avance, par exemple, qu’il est préjudiciable de voir The Woman Warrior: Memoirs of a Girlhood Among Ghosts de Maxine Hong Kingston comme une autobiographie qui remettrait en question les normes de son propre discours, plutôt que comme un mémoire (p. 298). Elle constate que les enjeux du domaine des études sur l’autobiographie ont favorisé l’idée d’une identité particulière et unifiée, au détriment de la notion d’une pluralité d’identifications diverses. C’est précisément ce que l’on trouve dans le genre du mémoire :

Alors que l’autobiographie promeut un « je » qui partage avec le discours de la confession une intériorité assumée et un mandat éthique l’obligeant à examiner cette intériorité, les mémoires promeuvent un « je » qui se nourrit explicitement des réponses et actions des autres. (p. 299)

Ainsi, se positionnant contre l’invention de nouveaux termes, Quinby défend l’idée que l’on doit chercher à mieux comprendre les mémoires. Elle souligne le fait que les mémoires contiennent bien ce que de nombreux critiques, poussés par le désir de créer des termes alternatifs à celui d’autobiographie, n’ont pas réussi à voir, à savoir, les notions d’extériorité et d’identité publique.

Pendant plus de dix ans, le travail de Cox et Quinby sur le mémoire est resté l’exception à la règle dans les études sur l’autobiographie. Mais l’on constate depuis peu un changement dans la façon de considérer les mémoires, lié à l’intérêt croissant au sein des études sur l’autobiographie pour la complexité des relations entre les sphères publiques et privées. Les brèves remarques accordées par Smith et Watson dans Reading Autobiography aux confessions et aux mémoires écrits par des célébrités à l’intention du grand public montrent que les critiques de l’autobiographie commencent à reconnaître l’engouement de ce lectorat pour les mémoires et à s’y intéresser. Dans The Limits of Autobiography, Leigh Gilmore écrit : « tout d’un coup, semble-t-il, les mémoires sont devenus LE genre de la période inquiète qui règne au tournant du millénaire » (p. 1). Gilmore énumère des facteurs qui, d’après elle, ont rendu les mémoires si populaires en Amérique du Nord : une convergence de mouvements politiques populaires qui ont permis à des personnes éloignées du pouvoir de raconter leur histoire personnelle sous la forme de mémoires, la place croissante d’un discours confessionnel dans les médias et, pour finir, les demandes du marché. Mais si la liste proposée par Gilmore représente un début prometteur pour l’étude des mémoires confessionnels destinés au marché de masse, son analyse de ce qu’elle nomme « le boom des mémoires » (p. 2) ne s’intéresse pas à ce type de mémoires. Elle s’exprime ainsi : « mon étude sur la place centrale des traumatismes dans l’autoreprésentation contemporaine redirige toutefois notre attention ; s’écartant des mémoires contemporains saillants, elle nous mène aux textes qui traitent des traumatismes et qui interrogent les limites de l’autobiographie » (p. 2). Mais l’intérêt initial de Gilmore pour la dimension publique de l’identité signifie que ce qui a été défini comme le talon d’Achille des mémoires – sa popularité et sa promotion de l’extériorité au détriment de l’intériorité – commence à être perçu comme un atout, surtout si l’on cherche à étudier les manières populaires d’écrire et de lire des textes qui parlent de l’identité. De même, Nancy K. Miller, dans son mémoire au sujet de ses parents, identifie le caractère hybride du mémoire comme un avantage : « Ce qui réside dans les provinces du cœur est aussi ce qui est affiché dans l’espace public du monde. En ce sens, le mémoire, puisqu’il résiste à l’idée d’établir des frontières entre le privé et le public, entre le sujet et l’objet, se pare d’un chic postmoderne » (p. 2).

L’association de longue date qui lie le mémoire aux lecteurs ordinaires, aux écrivains non littéraires et au marketing de masse pourrait signifier qu’il sera désormais traité plus sérieusement par les critiques travaillant sur l’écriture de la vie. Toutefois, un certain nombre de ces réévaluations semblent de nouveau cantonner le mémoire dans un rôle de supplément. Comme je l’ai mentionné au début de mon étude, George Fetherling mobilise exactement les mêmes critères pour décrire le mémoire que ceux utilisés par Misch et Gusdorf dans leurs analyses de l’autobiographie. Helen Buss, dans son récent ouvrage sur les mémoires de femmes, plaide en faveur d’une prise en compte sérieuse de cette forme à cause de sa ressemblance à l’autobiographie. Elle qualifie de « lyrique » la voix du mémorialiste, référence claire au mode littéraire du lyrique largement utilisé par les poètes romantiques anglais et faisant état des liens forts entre l’expérience et l’émotion. Bien que Buss mentionne la popularité des mémoires, elle considère le fait que le public général n’arrive pas à faire la différence entre les mémoires et l’autobiographie comme une erreur qui provient de la presse populaire plutôt que comme un élément à analyser (p. 7).

Ainsi, les travaux de Fetherling et de Buss montrent que dans certains écrits contemporains sur les mémoires, le supplément vient se substituer à l’autobiographie. Toutefois, bien que cela constitue une façon de revigorer la discussion sur les mémoires et que cela permette, notamment dans le cas de Buss, d’analyser certains glissements de sens du mot mémoire, cela n’explique pas la popularité croissante des mémoires dans l’industrie de l’édition nord-américaine. Car – il faut le dire – les mémoires ont le vent en poupe : le catalogue en ligne d’amazon.com contient plus de 3000 mémoires et de nombreux journalistes, dont Martin Levin du journal The Globe and Mail, se disent déconcertés par ce boom. Jusqu’à présent la question de Levin, « Pourquoi donc le mémoire, et pourquoi donc maintenant ? » n’a pas obtenu de réponse. Or c’est peut-être dans l’association pluriséculaire et convenue entre l’écriture de mémoires et les marchés de masse qu’il faudrait chercher à éclairer la popularité actuelle des mémoires perçus en tant que genre indépendant plutôt que juste comme une autre forme de discours autobiographique. Comme le souligne Nick Lacy, la notion de genre « a peu d’utilité dans le domaine de la critique, mais a une très grande utilité en termes d’un certain “sens commun”, et c’est justement ainsi que le grand public utilise le concept » (p. 212). Si nous considérons cette même notion de genre comme une pratique sociale au sein de la culture de masse, penser le mémoire comme un genre populaire qui forme les lecteurs qui achètent et lisent des mémoires comme The Woman Warrior, Reading Lolita in Tehran ou même, A Primate’s Memoir : a Neuroscientist’s Unconventional Life Among the Baboons (2002) de Robert M. Sapolsky, pourrait nous aider à comprendre l’évolution de la relation entre l’idée de soi et le rôle des sphères publiques et privées dans le capitalisme tardif.

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[1] April Bi, Anne Coleman, Elsa Rose Farnam, Anna Garrity, Yesmine Karray, Enzo Marsot, Lauriane Pierrot Deseilligny, Lena Proust Ramiandrasoa, Nina Prunet-Sharma, Adele Roskin, Juliette Rousselet, Ruben Taieb, Rachel Van Vort. Les traductrices remercient Mme Rak, qui leur a fait le plaisir d’assister à une session du cours par visioconférence.

[2] Note de traduction : pour la formule « autobiography criticism », notre choix s’est porté sur l’expression « critique autobiographique », que nous utiliserons au fil de cette traduction.

[3] H. Buss, quant à elle, indique que le terme « life writing » commence à remplacer « autobiographie » chez certains critiques, dans la mesure où celle-ci peut englober le journal et les lettres, ainsi que des ouvrages publiés. Cependant, il existe des désaccords sur la signification de ce terme. Dans le cadre de cet article, nous utiliserons life writing pour désigner tous les écrits non fictionnels sur l’identité, que ce soit celle de l’auteur ou d’autrui.

[4] Pour des exemples d’études représentatives de l’autobiographie qui s’appuient sur la canonicité (la construisant même dans certains cas), voir Pascal Roy, Design and Truth in Autobiography (1960), Jeffrey Mehlman, The Structural Study of Autobiography: Proust, Leiris, Sartre, Lévis-Strauss (1974), Karl Weintraub, The Value of the Individual: Self and Circumstance in Autobiography (1978), William Spengemann, The Forms of Autobiography: Episodes in the History of a Literary Genre (1980), Paul Jay, Being in the Text: Self-Representation from Wordsworth to Roland Barthes (1984). Les discussions féministes sur le rôle du romantisme dans la critique comprennent celles de Nussbaum (3-10), l’introduction de Sidonie Smith à A Poetics of Women’s Autobiography (1987) et le chapitre de Laura Marcus « Saving the Subject » dans Auto/biographical Discourses: Theory, Criticism, Practice (1994). Les critiques poststructuralistes du romantisme dans les travaux sur l’autobiographie comprennent l’article de Paul De Man, « Autobiography as De-Facement » (1979) et Lang (1982).

[5] Concernant un débat bien connu à propos de ces liens, voir l’introduction de James Olney à Autobiography: Essays Theoretical and Critical, 10-13. Olney considère également que le développement de l’autobiographie en dehors du contexte religieux constitue une étape dans l’évolution de la conscience de soi humaine.

[6] Voir l’analyse faite par Laura Marcus au sujet de la critique autobiographique, l’humanisme et la phénoménologie dans Auto/biographical Discourses, p. 183-190.

[7] Voir par exemple la critique de Misch faite par Sidonie Smith et Julia Watson dans Reading Autobiography (p. 113-114) ; Shari Benstock, « Authorizing the Autobiographical » dans The Private Self (1988) ; Domna Stanton, Introduction à The Female Autograph (1984).

[8] Note de traduction : expression en français dans le texte d’origine.

[9] Pour un résumé détaillé d’ouvrages traitant de la pensée de Rousseau sur l’anonymat et le marché du livre, voir Geoffrey Turnofsky, p. 395-396.


Pour citer cet article: 

, « Les Mémoires sont-ils des autobiographies ? Considérations sur genre littéraire et identité publique », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2024, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/les-memoires-sont-ils-des-autobiographies-considerations-sur-gen..., page consultée le 02/05/2024.


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