« Les écrits de soi de la première modernité dans la recherche anglo-saxonne : le second volume de l’Oxford History of Life-Writing »
Stewart Alan, Early Modern, 2e vol. de l’Oxford History of Life-Writing, dir. Zachary Leader, Oxford (UK), Oxford University Press, 2018, 412 p.
Imaginons un ouvrage qui, entre les Essais de Montaigne et les Confessions de Rousseau, convoquerait non seulement les Mémoires de Retz et de Saint-Simon, mais des textes moins canoniques et aussi divers par leurs formes et leurs enjeux que la Première Journée de Théophile de Viau, les Carnets de Mazarin ou le Commentaire historique sur les œuvres de l’auteur de La Henriade par Voltaire. Le corpus considéré s’étendrait des Mémoires aristocratiques aux écrits de marchands et d’artisans, avec le Journal de ma vie du compagnon vitrier Ménétra par exemple. Ces écrits de soi seraient mis en regard d’une large palette de genres biographiques, de la Vie de M. Pascal par la sœur de celui-ci au Dictionnaire historique et critique de Bayle, des Oraisons funèbres de Bossuet aux Éloges de Fontenelle, du Menagiana aux Historiettes de Tallemant des Réaux. L’écriture, la réception et l’histoire matérielle de ces textes seraient considérées parallèlement à leurs caractéristiques formelles et idéologiques, en interrogeant des pratiques telles que le système sténographique du diariste Philippe de Noircarmes ou des œuvres à plusieurs mains comme le livre de raison de la famille Perrin continué sur plusieurs générations de la Renaissance aux Lumières. Un tel projet surprendrait sans doute par le rapprochement de corpus habituellement séparés, apanages quasi exclusifs des historiens ou des littéraires, par la mise au jour de continuités temporelles et génériques bousculant nos habitudes critiques, par le recours nécessaire à une approche interdisciplinaire.
Ce sont là précisément les éléments du pari réussi d’Alan Stewart dans sa contribution à l’Oxford History of Life-Writing, ample projet en sept volumes, chacun confié à un collaborateur différent, sous la direction de Zachary Leader, dont l’ambition est de présenter une histoire de la biographie et de l’autobiographie en langue anglaise du Moyen Âge à nos jours, engageant un vaste corpus de textes considérés sous leurs aspects littéraires, sociaux, religieux, politiques et philosophiques. Dans ce deuxième tome centré sur la première modernité, quinze chapitres tracent ainsi un parcours non linéaire à travers une variété de genres (Mémoires, journaux, livres de comptes, éloges funèbres, vies et collections de vies), représentés par d’importantes figures des lettres anglaises (Thomas More, John Foxe, Samuel Pepys) et d’autres de moindre envergure (William Lambe, Tobie Matthew, Katherine Brettergh), du milieu du XVIe au début du XVIIIe siècle1. Fondée sur un cahier des charges prônant une histoire littéraire à dominante narrative et exempte de terminologie technique2, la somme d’Alan Stewart met à profit les récents acquis méthodologiques de la recherche anglo-saxonne sur les écrits de soi. Nous souhaitons ici en souligner quelques aspects touchant aux périodisations, aux corpus, à l’interdisciplinarité et à la réflexion historiographique.
Décloisonner la première modernité
On peut considérer l’Oxford History of Life-Writing (dont les deux premiers volumes sont parus en 2018) comme l’héritière des entreprises collectives qui se sont multipliées ces dernières années pour étudier l’écriture biographique et autobiographique en langue anglaise sur la longue durée, en articulant dans une perspective historique les résultats des synthèses encyclopédiques antérieures, dont l’Encyclopedia of Life Writing dirigée par Margaretta Jolly fut l’une des pionnières (2001). Encore peu courante en France, cette approche a été adoptée par Maria DiBattista et Emily O. Wittman dans The Cambridge Companion to Autobiography (2014), qui couvre la littérature occidentale avec pour contrainte un format bref et qui s’attache aux textes canoniques – évolutions et parallélismes apparaissent sur le temps long à travers, par exemple, le dialogue de Rousseau avec saint Augustin et Montaigne3. Sans privilégier le canon littéraire, la plus ample et insulaire History of English Autobiography (2016), sous la direction d’Adam Smyth, spécialiste de la période moderne, souligne également les bénéfices de la profondeur de champ procurée par une histoire englobante, ne serait-ce que pour remettre en cause les critères formels et génériques imposés par la période contemporaine. Adam Smyth revient ainsi sur la définition de l’autobiographie, essentialiste et universalisante, proposée par Philippe Lejeune parce que, centrée sur le récit de l’histoire d’une personnalité, celle-ci exclut un vaste corpus d’écrits de soi produits avant le XVIIIe siècle, relevant de « l’autobiographie avant l’autobiographie4 ». Le problème de cette définition contestée montre que faire l’histoire des écrits de soi, c’est nécessairement aussi se pencher sur l’histoire des représentations de la subjectivité, une histoire multiple et non linéaire, et ce, y compris au sein de la première modernité, comme l’ont bien montré Ronald Bedford, Lloyd Davis et Philippa Kelly, dans deux recueils d’articles publiés en 2006 et 20075. À leur suite, une des ambitions primordiales des récentes approches historiques consiste à se désolidariser des grands récits englobants pour faire émerger de nouvelles lignes de rupture comme aussi de nouvelles continuités. Le travail d’Alan Stewart participe pleinement d’un tel projet, notamment en révisant les périodisations établies et en proposant des visions en coupe qui révèlent les limites des découpages habituels.
De ce point de vue, l’apport le plus évident du volume consiste à déplacer le centre de gravité d’une histoire qui a tendance à identifier les monuments les plus accomplis de life-writing avant les Lumières à un petit nombre d’œuvres de la fin du XVIIe siècle : on songe notamment au recueil d’Izaak Walton (Lives, 1670) pour l’autobiographie et, pour les genres biographiques, à Grace Abounding de John Bunyan (1666) et au journal de Samuel Pepys (écrit entre 1660 et 1669). Alan Stewart synthétise ici un ample travail accompli par la critique depuis près d’un demi-siècle pour corriger ce récit en soulignant la richesse des corpus antérieurs à la fin du XVIIe siècle (on pourra voir la mise au point de Michelle M. Dowd et Julie A. Eckerle6). Le volume bénéficie en ce sens d’études ayant montré l’intérêt des écrits biographiques sous les premiers Tudor, par exemple la vie du cardinal Thomas Wolsey, bras droit d’Henry VIII jusqu’à sa disgrâce en 1529, rédigée par un de ses fidèles, George Cavendish, vers la fin des années 1550 et qui connut une large diffusion manuscrite. De la même façon, l’ouvrage d’Alan Stewart se nourrit de travaux ayant éclairé l’importance des écrits de soi de l’ère élisabéthaine, comme le journal de Richard Rogers, un des premiers en son genre, dans lequel ce pasteur presbytérien se livre à un examen de conscience quotidien dans les années 1580, ou encore l’œuvre de Margaret Hoby, premier exemple connu de journal rédigé en anglais par une femme (entre 1599 et 1605).
Mais plus qu’une quête archéologique des premiers signes de la biographie et de l’autobiographie, stérile si elle ne faisait que reconduire une perspective téléologique, l’ouvrage d’Alan Stewart montre l’intérêt qu’il y a à se pencher sur la longue durée de la période moderne pour mieux comprendre les enjeux et les usages de nombreuses œuvres qui ne peuvent s’appréhender qu’au-delà des découpages classiques, le plus souvent greffés sur des périodisations politiques. Les premières biographies de Thomas More, exécuté en 1535 parce qu’il refusait de reconnaître Henry VIII à la tête de l’église anglicane, en sont de bons exemples. Époux d’une fille du Chancelier, son premier biographe, William Roper, se présenta comme le plus proche héritier de la figure de More martyr, apte à ce titre à devenir la cheville ouvrière d’une campagne de réhabilitation menée avec William Rastell, qui préparait la publication des œuvres de More, pour laquelle Nicholas Harpsfield fut chargé d’écrire une vie liminaire en se fondant sur la mouture fournie par Roper. Devenu archidiacre de Canterbury et vicaire général de Londres sous le règne de la catholique Mary Ire, Harpsfield va remanier en profondeur le récit de Roper en renforçant son aspect hagiographique et en le doublant d’un récit de conversion (Roper étant devenu catholique sous l’influence de son beau-père). À la mort de Mary Ire, Harpsfield sera jeté en prison et une répression sévère s’attaquera aux presses clandestines catholiques, comme celles du jésuite Robert Persons, où un manuscrit de la vie de More appartenant au petit-fils de l’humaniste fut confisqué en 1582. Sur trois générations, on peut ainsi apprécier la vie d’une Vie, de récit de filiation spirituelle à hagiographie militante, d’œuvre de propagande à tract dangereux. Les écrits de Tobie Matthew et de Thomas Dangerfield offrent ailleurs dans le volume d’autres exemples des bénéficies critiques de cette réinscription des œuvres dans un arc temporel étendu, permettant de compléter les approches centrées sur la courte, voire la très courte durée, qui dominent dans les domaines anglais et français. Ce décloisonnement chronologique s’accompagne d’une importante réflexion sur les corpus envisagés.
Extension des corpus
Au-delà des nomenclatures restreintes souvent adoptées en matière de biographie et d’autobiographie, l’ouvrage d’Alan Stewart se distingue par la variété des textes considérés. Cette ouverture est encouragée au premier chef par la porosité des frontières génériques mise en évidence grâce à une approche historique qui souligne la logique séquentielle reliant les divers pans du corpus. « Étapes dans une série7 », le pamphlet, le testament, l’oraison funèbre, l’épitaphe nourrissent ainsi les récits de vie comme l’almanach, le livre de compte, la correspondance, le journal mènent aux Mémoires. Une telle approche permet de tenir sous un même regard critique genres institutionnalisés par l’histoire littéraire et formes mineures souvent considérées comme purement documentaires, en les replaçant ensemble dans une culture auto/biographique, d’où à la fois l’ampleur et la cohérence du corpus convoqué. L’une de ses extrémités est délimitée par des textes habituellement réservés à l’historien amateur d’« ego-documents », y compris des ensembles rarement considérés comme formes de l’expression de soi avant l’étude novatrice d’Adam Smyth, Autobiography in Early Modern England (2010), dédiée aux almanachs, aux livres de comptes, aux recueils de lieux communs et aux registres paroissiaux8. À l’autre extrémité du corpus, on trouve des formes, sans doute plus proches des habitudes contemporaines, où fiction et non fiction se répondent ou se mêlent, cette différence n’étant pas considérée comme pertinente pour les écrits de soi notamment dans le travail de Meredith Anne Skura, Tudor Autobiography: Listening for Inwardness (2008) 9. Dialoguant à la fois avec Smyth et avec Skura, Stewart écarte les formes qui n’enregistrent que de façon accidentelle des traces de vie (comme les registres paroissiaux) ainsi que celles qui s’ancrent résolument dans la fiction, se donnant pour vaste champ intermédiaire les auteurs « qui ont eu pour dessein délibéré d’écrire des vies, qu’il s’agisse de la leur ou de celle des autres10 ».
Cette approche a pour conséquence de remettre à plat la nomenclature critique habituelle, à commencer par la distinction entre biographie et autobiographie, notions largement anachroniques11 subsumées ici sous le terme de life-writing. Si Alan Stewart s’inscrit dans une tendance bien établie de la recherche anglo-saxonne (qu’on songe aux revues a/b: Auto/Biography Studies ou Life Writing), résumée dans le récent recueil On Life-Writing (2015) dirigé par Zachary Leader12, ce volume de l’Oxford History of Life-Writing en souligne toute la pertinence pour la première modernité, là où la critique française se montre souvent réticente à interroger conjointement les genres biographiques et autobiographiques de l’Ancien Régime. La continuité qui s’établit entre ces deux pôles du corpus peut être illustrée au XVIIe siècle par Samuel Clarke, qui, pour fournir la matière de sa collection de vies d’hommes d’église proches de la cause puritaine, utilisa, abrégea ou plagia un grand nombre d’œuvres existantes, préfaces, sermons ou écrits de soi. Également intéressant en ce sens est le cas de William Lambe, bourgeois londonien et maître de la Clothworkers’ Company (1568), qui, pendant plusieurs décennies, s’attacha à réaliser des œuvres de charité autant qu’à programmer la mémoire de ces œuvres, mémoire matérielle (reconstruction du Lambe’s Conduit, réservoir sur un affluent de la Fleet) et mémoire textuelle, puisqu’il chargea un professionnel des lettres, Abraham Fleming, de faire imprimer un livre de prières explicitement lié à son œuvre monumentale (Lambes Conduit of Comfort, 1579), puis, quand sa mort serait advenue, un Memoriall (1580) qui finit par démarquer à la troisième personne le testament autobiographique rédigé par Lambe. Dans ces exemples, l’écrit autobiographique conditionne donc la mémorialisation biographique posthume, et de tels cas de figure permettent de nuancer la normativité des catégories critiques, en soulignant la porosité des genres et en replaçant les œuvres dans des processus d’écriture et d’appropriation polymorphes.
Une telle démarche révèle notamment l’importance des processus génétiques, comme pour l’autobiographie (quatre fois reprise entre 1539 et 1558) de John Bale, carme converti au protestantisme, ou encore la vie de Donne, sans cesse remise sur le métier par Izaak Walton (1640, 1658, 1670, 1675) et reflétant les réactions du biographe face aux transformations de l’église anglicane après la révolution puritaine. L’écriture participe souvent ici d’un espace polémique qui suppose l’insertion dans une chaîne d’écrits, comme pour Tobie Matthew, dont le récit de conversion au catholicisme, encouragé initialement par ses supérieurs jésuites en 1611, fut réécrit en réaction à un « schedule », « forme punitive » de biographie (p. 171) rédigée pour souligner les erreurs du converti par son propre père, archevêque d’York. La réappropriation polémique du matériau biographique prend parfois des formes qui défient la distinction entre fiction et non fiction, comme dans le cas de Thomas Dangerfield : les Memoires (1685) de ce personnage haut en couleur répondent à Don Tomazo (1680), biographie fictive anonyme (inspirée ou rédigée par Dangerfield ?), qui constitue elle-même une réplique à une autre biographie fictive, The Matchless Rogue, et à un pamphlet intitulé Malice Defeated, tous deux écrits en 1680 par Elizabeth Cellier, parce qu’elle avait été mise en cause notamment dans Mr. Tho. Dangerfields Particular Narrative of the Late Popish Design (1679). Cette chaîne d’écrits mènera son personnage central à être cloué au pilori et fouetté en public pour diffamation, occasion où il trouva la mort à la suite d’une altercation. Au-delà des enchaînements polémiques, le volume met bien en évidence la manière dont les œuvres étudiées s’inscrivent dans des réseaux de vies et d’écrits de soi : ainsi, le journal où le trésorier à la chambre des comptes Richard Stonley consignait ses dépenses personnelles quotidiennes et qu’il achèvera à la Fleet, emprisonné pour malversations, est non seulement le pendant de son activité comptable au sein de l’Exchequer, mais ce journal existe à côté d’autres carnets liés aux comptes domestiques de Stonley, notamment un « week book » et un « kytchin book ». Un des mérites de l’ouvrage d’Alan Stewart est de proposer une étude fine de ces textes et de leurs contextes malgré leur taxinomie et leur classification déroutantes, non pas en les « exotisant », mais en engageant sans cesse un dialogue avec nos catégories critiques, de manière à interroger une fascinante palette de formes biographiques et autobiographiques. Un tel travail devait nécessairement s’appuyer sur des méthodologies issues de diverses disciplines.
Croisements méthodologiques
L’ouvrage intègre en effet des outils méthodologiques empruntés aux études littéraires (par le biais d’analyses rhétoriques, stylistiques, narratives, génériques et historiques), mais aussi à l’histoire des idées et des mentalités ainsi qu’à l’histoire politique et religieuse, enfin à l’histoire du livre et à l’histoire de la culture matérielle. À la faveur d’approches croisées, Alan Stewart étudie ainsi les aspects paroissiaux, confessionnels et politiques qui motivent l’écriture de la biographie de Katherine Brettergh, morte en mai 1601, à Childwall, paroisse près de Liverpool récemment troublée parce que des fidèles soupçonnés de catholicisme y avaient été contraints d’enterrer eux-mêmes leurs morts. Dans ce contexte, l’objet éditorial publié peu après la mort de Brettergh pouvait étonner à plus d’un titre. On y trouvait deux sermons, chose qui, à la fin de l’ère élisabéthaine, était rare à l’occasion d’enterrements, car cette pratique rappelait l’intercession pour les morts associée à la foi catholique. Ces sermons incorporaient des fragments biographiques greffés sur un commentaire biblique, mais une plus ample biographie les complétait, jointe à un « post-scriptum aux Papistes » éclairant l’enjeu du dispositif : répondre aux rumeurs, attribuées à la rhétorique catholique et évoquées à demi-mot dans les sermons (mais peut-être inventées par le maître d’œuvre du recueil), selon lesquelles la défunte aurait perdu la foi sur son lit de mort. Le tout était accompagné d’une lettre du veuf, William Brettergh, « High Constable » pour le West Derbyshire, où il se montrait particulièrement zélé contre les réfractaires et où il avait été récemment nommé sur intervention de William Harrison, prédicateur de la reine, auteur d’un des sermons et sans doute de la biographie. Un événement local devint ainsi partie intégrante d’une campagne contre les catholiques du duché de Lancaster, qui toucha la scène nationale par le biais du marché du livre londonien : la biographie de Brettergh et les sermons prononcés lors de son enterrement figureront en effet parmi les œuvres de ce type les plus souvent réimprimées au XVIIe siècle. Une telle articulation entre histoire littéraire et histoire religieuse ou sociale permet ailleurs d’éclairer l’ambition du « Book of songs and sonetts » (rédigé vers 1576), dans lequel Thomas Whythorne pose les jalons d’un nouveau statut professionnel pour les musiciens dans l’Angleterre réformée.
L’attention portée aux aspects matériels des manuscrits et des imprimés (encre, papier, composition en amont, mais aussi, en aval, dispositif d’archivage et transmission des œuvres) constitue un autre domaine dans lequel l’interdisciplinarité pratiquée par Alan Stewart se révèle particulièrement fructueuse. Le critique se penche ainsi sur l’agencement paginal dans le livre de compte de Richard Stonley : chaque entrée y est divisée en deux aires marquées par des graphies distinctes et séparées par des lignes horizontales, qui permettent au diariste de distinguer une citation (empruntée à la Bible, puis à Érasme, et accompagnée d’un commentaire) de l’activité comptable proprement dite, parfois complétée voire supplantée par un bref récit des événements de la journée. La matérialité de la page soulève ici des questions qui touchent à la spiritualité, à la conception du temps, à la définition des sphères publique et privée, à la notion d’identité, enfin et surtout à l’articulation de ces domaines. Ailleurs, cette prise en compte de l’aspect matériel des textes permet de mettre en cause la linéarité de l’écriture, comme le montre l’étude des renvois internes dans les marges du journal du pasteur Richard Rogers, qui illustrent les effets cumulatifs de la pratique quotidienne de l’examen de conscience. Le chapitre consacré au Diary de Samuel Pepys place également au cœur de l’enquête ce que les éditions critiques omettent habituellement en masquant la matérialité du manuscrit : le fait que ses 3 100 feuillets furent essentiellement écrits à l’aide d’un système sténographique (shorthand), rarement abandonné pour une écriture normale (longhand), mais où se mêlent d’autres fragments requérant un effort de déchiffrage ou d’interprétation en raison de leur altérité (passages en français, espagnol, latin et grec), voire de leur refus apparent de tout code linguistique (babil enfantin). Le critique interroge les motivations ambivalentes de l’auteur entre une célérité d’écriture qui paraît somme toute problématique et une volonté de chiffrement elle-même sujette à caution, dialectique de l’opaque et du lisible, du privé et du public, que l’on retrouve jusque dans l’ostensible insertion des journaux dans la « Bibliotheca Pepysiana » déposée par le diariste à Magdalene College (Cambridge). Pendant de cet intérêt pour la matérialité des récits de vie, l’étude de leur transmission et de leur cheminement dans les archives apporte d’importants éclairages. C’est le cas, par exemple, pour la vie de Constance Lucy, qui fut écrite pour l’amie de celle-ci, Marie Moore, par sa belle-fille Elizabeth Lucy et pour la biographie d’Elizabeth Lucy elle-même, rédigée par sa fille Martha. Ces vies célébrant des filiations féminines, réelles ou symboliques, étaient initialement conjointes sous forme manuscrite, mais elles furent essentiellement copiées, archivées, réappropriées par des hommes, processus qui pousse à interroger la nature des textes qui nous sont parvenus. Dans les exemples précédents, les choix méthodologiques ne s’imposent donc pas de façon transversale, mais répondent chaque fois aux spécificités des objets étudiés, permettant finalement d’écrire une histoire englobante sans la contrainte réductrice d’un grand récit à étayer.
Une histoire englobante… sans récit englobant
Parmi les fables critiques qui ont le mieux résisté au renouveau de l’étude des écrits de soi avant le XVIIIe siècle figure le mythe de l’émergence de l’individu moderne, que le corpus ici envisagé permettrait de documenter. On a par exemple voulu établir un lien de causalité entre la foi protestante, le développement de l’introspection et une écriture qui donnerait accès de plain-pied à une subjectivité singulière, authentique, spontanée, fondée sur l’unicité de l’expérience, comme le fait Kathleen Lynch13. À rebours, le volume d’Alan Stewart, attentif aux contextes locaux autant qu’aux évolutions d’ensemble, ne cesse de contrarier les tentations essentialistes et téléologiques de l’historiographie des écrits de soi. Ainsi juxtapose-t-il, non sans ironie, le chapitre consacré au journal dans lequel Richard Rogers se livre à un minutieux examen de conscience et celui traitant du livre de comptes de Richard Stonley, écrit certes à la même époque, mais où n’est abordée que la surface événementielle du quotidien biographique. Dans le cours de l’histoire comme au sein des œuvres étudiées, le critique s’intéresse aux hésitations, aux ambiguïtés, voire aux contradictions, ce que montrent la relation ambivalente de Tobie Matthew avec l’Angleterre, culminant dans le récit de la réception par l’auteur, prête catholique, du titre de chevalier conféré par Charles Ier, souverain protestant, ou encore l’obsession contradictoire de William Lambe pour la mise en scène de sa mémoire posthume, menacée par cet intérêt même, qui n’est pas sans évoquer les pratiques catholiques.
Dans la liste des grands récits mis en cause par Alan Stewart, on trouve également celui qui consiste à faire jouer aux formes narratives développées par les récits de vie et les écrits de soi des XVIe et XVIIe siècles un rôle dans l’invention du roman moderne. Le critique souligne au contraire l’importance des lieux communs et des matrices formelles traditionnelles (celle des âges de l’homme par exemple), qui saturent alors les récits de vies, renforçant l’idée d’une individualité stable, fixe, sinon collective, comme le montrent d’ailleurs les réflexions sur les grandes collections de vies. Si la question des modes de fiction est réinvestie, c’est davantage à travers l’étude de l’aspect symbolique des œuvres, comme l’exemplarité religieuse développée dans le Book of Martyrs de John Foxe (imprimé pour la première fois en 1563) ou, inversement en apparence, l’anti-exemplarité anecdotique reliant entre elles les quatre cents Brief Lives rassemblées par John Aubrey à la fin du XVIIe siècle, témoignant d’une approche moins prescriptrice d’un point de vue éthique et mettant en scène des sujets ambivalents : entre ces deux pôles, pourtant, rien de nécessaire ni de linéaire, mais au contraire des voies de traverse, des retours en arrière, des compromis, qu’Alan Stewart met en évidence en soulignant, par exemple, les contradictions des vies de Katherine Brettergh, de Tobie Matthew ou de Samuel Pepys. Plutôt que de forcer l’inscription des exemples traités dans le grand récit d’une histoire de la subjectivité ou de la prose narrative, le volume se penche donc sur la manière dont chaque auteur négocie en permanence les termes de sa pratique de la biographie ou de l’autobiographie.
L’ensemble de la démarche historiographique d’Alan Stewart repose précisément sur cette articulation réussie de perspectives monographiques et comparatistes. Le refus d’une histoire à thèse ne mène pas ici à une simple collection de cas. Le mouvement de chaque chapitre, traçant des cercles concentriques autour de son objet, permet de mettre en perspective les contextes et les œuvres, sans que les dénivellations graduelles qui en résultent révèlent jamais une simple adéquation de la grande et de la petite échelle. Au contraire, le critique a souvent privilégié dans son parcours des œuvres en décalage par rapport à leur contexte, sources ou reflets d’évolutions. L’Epitaph de William Lambe est ainsi l’occasion d’une analyse de la place de l’œuvre dans l’ouverture du genre, pratiqué depuis le début de l’ère élisabéthaine, à des personnages qui ne faisaient pas partie de la noblesse ou de l’élite, de même que l’approche adoptée par Samuel Clarke dans The Marrow of Ecclesiastical History essaimera, hors de la sphère religieuse, dans les domaines poétiques, universitaires ou politiques. Ce jeu d’échelles permet une étude détaillée de quelques œuvres choisies, comparées à un corpus extraordinairement riche et habituellement négligé. Au passage, la représentativité de plusieurs œuvres considérées comme canoniques ou charnières dans les histoires littéraires est peut-être discrètement interrogée. On remarquera ainsi l’absence de chapitres dédiés à certaines grandes figures attendues et souvent travaillées par la critique, comme par exemple Anne Clifford, Anne Askew, John Evelyn, John Bunyan, Thomas Hobbes, Anne Halkett, Margaret Cavendish, Robert Greene ou Elias Ashmole. Le parcours à la fois singulier et représentatif qui en résulte reste ainsi ouvert (d’où peut-être l’absence de conclusion d’ensemble), encourageant d’autres traversées possibles du corpus. Là n’est pas la moindre réussite d’un volume qui se recommande tant par la richesse de sa bibliographie et la rigueur de ses analyses que par l’intérêt des méthodologies déployées.
- 1. Jacob Sider Jost prépare, pour la même collection, un volume consacré au XVIIIe siècle.
- 2. Voir la préface de Zachary Leader en tête de chaque volume, ici p. x.
- 3. The Cambridge Companion to Autobiography, dir. Maria DiBattista et Emily O. Wittman, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 8.
- 4. A History of English Autobiography, dir. Adam Smyth, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 2.
- 5. Early Modern Autobiography: Theories, Genres, Practices, Ann Arbour, University of Michigan Press, 2006 et Early Modern English Lives: Autobiography and Self-Representation (1500-1660), Aldershot, Ashgate, 2007.
- 6. Michelle M. Dowd et Julie A. Eckerle, « Recent Studies in Early Modern English Life Writing », English Literary Renaissance, no 40/1, hiver 2010, p. 132-162.
- 7. « One stage in a sequence » (p. 8).
- 8. Adam Smyth, Autobiography in Early Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, notamment p. 2-7 pour une synthèse de la démarche adoptée.
- 9. Meredith Anne Skura, Tudor Autobiography: Listening for Inwardness, Chicago, University of Chicago Press, 2008, notamment p. 3-5.
- 10. « Authors who deliberately set out to write lives, whether their own or others » (p. 6).
- 11. Le critique ne manque pas de rappeler que « biography », dérivé d’un vocable néolatin, est peu courant à l’époque considérée et qu’« autobiography » n’apparaît en langue anglaise qu’en 1796.
- 12. On Life-Writing, dir. Zachary Leader, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 2-3.
- 13. Protestant Autobiography in the Seventeenth-Century Anglophone World, Oxford, Oxford University Press, 2012.