« L’automédialité : une nouvelle échelle pour l’étude des représentations de soi »
Le terme d’automédialité, en français, est encore peu usité. Le quatrième numéro de la Revue d’Études culturelles, dirigé par Béatrice Jongy et publié en 2008, a néanmoins été consacré à « l’automédialité contemporaine ». Le numéro avait pour objectif d’« étudier les procédés de représentation de soi des différents médias aux XXe et XXIe siècles » en mettant l’accent « sur les pratiques culturelles et les constructions des identités1 ». Christian Moser et Jörg Dünne, éditeurs scientifiques du colloque sur l’automédialité organisé par l’Université de Bonn et l’Université de Münich qui s’était déroulé du 28 au 30 septembre 2006, y ont eux-mêmes contribué en écrivant l’introduction de la première partie de l’ouvrage, « Théories de l’automédialité ».
L’ouvrage collectif, Automedialität. Subjektkonstitution in Schrift, Bild und neuen Medien, dont le titre peut être traduit par « Automédialité. Constitution du sujet à travers l’écrit, l’image et les nouveaux médias », rassemble des communications de chercheurs allemands principalement issus de la Romanistik et de la Germanistik, qui portent sur l’époque contemporaine mais aussi sur le Frühe Neuzeit, c’est-à-dire la période allant de la fin du XIIIe au début du XIXe siècle. Christian Moser enseigne à l’Université de Bonn au sein de l’Institut de Germanistik, littérature comparée et Kulturwissenschaft ; Jörg Dünne fait, quant à lui, partie de l’Institut de philologie romane de l’Université de Munich.
Le domaine des sciences des médias (Medienwissenschaften) en Allemagne se répartit depuis son origine en deux grands courants. L’un appartient sciences sociales et se rapproche des sciences de la communication et de la sociologie en analysant notamment le rôle social, économique et politique des mass media, tandis que l’autre, dans lequel s’inscrit l’ouvrage de Moser et Dünne, prend source dans la Kulturwissenschaft (littéralement « sciences de la culture », équivalent des cultural studies), en particulier dans la recherche en littérature (Literaturwissenschaft) et en dramaturgie (Theaterwissenschaft).
Dans l’ouvrage collectif AutoBioFiktion. Konstruierte Identitäten in Kunst, Literatur und Philosophie (2006), Christian Moser avait déjà traité de la représentation de soi en insistant sur le processus de construction de l’identité permis par l’acte d’écriture de soi2. Il soulignait dans l’introduction de cet ouvrage que la critique, après s’être longtemps concentrée sur l’autobiographie dans son sens restreint, en tant que genre littéraire, commençait à s’intéresser aux fonctions sociale et culturelle du récit de soi (Selbsterzählung) et, plus largement, de la représentation de soi (Selbstdarstellung) sous toutes ses formes. Dans son article intitulé : « Autoethnographien: Identitätskonstruktionen in Schwellenbreich von Selbst- und Fremddarstellung », il définissait l’autoethnographie comme « description d’une culture donnée, entreprise par l’un de ses représentants3 » (nous traduisons), jetant un pont entre critique littéraire et sciences sociales.
Dans Automedialität. Subjektkonstitution in Schrift, Bild und neuen Medien, Christian Moser et Jürgen Dünne poursuivent cette approche en élargissant encore les domaines abordés : l’ouvrage se présente comme une série d’études de cas appartenant aux domaines littéraire, photographique, cinématographique, ou encore à des pratiques numérique et méditative.
De l’autobiographie à l’automédialité : élargir l’analyse de l’auto-réflexion
Dans l’introduction générale de l’ouvrage, les auteurs partent du constat selon lequel, si la recherche dans le domaine de l’autobiographie dialogue avec les sciences des médias (Medienwissenschaft), l’autobiographie en elle-même est rarement analysée en tant que média dans le cadre de la recherche littéraire. Selon les auteurs, cette lacune peut être expliquée par une survivance de l’idéal romantique de transparence, selon lequel l’écrit est réduit à un moyen d’expression neutre d’une intériorité subjective. Dans ce cadre, les médias ne sont considérés que comme outils de représentation d’un sujet déjà existant, comme si l’identité du sujet était déjà donnée (c’est le cas par exemple chez Dilthey et Misch, auteurs d’une Histoire de l’autobiographie4 au tout début du XXe siècle). De ce fait, la possibilité que l’identité du sujet se constitue au cours du processus d’écriture autobiographique est systématiquement exclue. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le problème fondamental de la recherche dans le domaine des écrits autobiographiques est celui de la limite entre réel et fiction (Fiktionalität) : le caractère fictionnel de l’écrit est alors considéré comme un critère insuffisant de différenciation entre la représentation de soi et le roman. On reconnaît cependant à l’autobiographie une forme de vérité, quand bien même il ne s’agirait pas d’une véracité de faits mais d’une interprétation subjective de soi (Selbstdeutung).
Un changement de perspective apparaît dans les années 1980 avec Manfred Schneider dans Die erkaltete Herzensschrift. Der autobiographische Texte im 20. Jahrhundert (München, Hanser, 1986). Le rapport à l’écrit (Schriftlichkeit) apparaît alors comme essentiel dans le processus de constitution d’une intériorité subjective. Par la suite, deux conceptions s’opposent dans les années 1990 et 2000 : le média est considéré par certains comme déterminé par l’expression personnelle du sujet tandis que d’autres avancent que toute forme de subjectivité serait déterminée par la matérialité du média.
Afin d’éviter les réductions et les oppositions qu’impliquent chacune de ces conceptions, les auteurs proposent le terme d’automédialité (Automedialität) en lieu et place de celui d’autobiographie. Cette notion permet selon eux d’engager une discussion interdisciplinaire et de mettre en question les frontières entre les genres et entre les différents médias. En ce sens, l’automédialité ne regroupe pas seulement les œuvres usant de l’écrit comme outil de représentation de la bios de l’auteur ou comme processus de constitution de la relation à soi (autographie), mais élargit le champ de l’analyse aux autres médias, tels que le cinéma, la photographie ou les médias numériques. Les auteurs semblent ainsi reprendre à leur compte la définition de « media » proposée par Rainer Bohn, Eggo Müller, et Rainer Ruppert dans « Die Wirklichkeit im Zeitalter ihrer technischen Fingierbarkeit » : « ce qu’un signe (ou un complexe de signes) signifiant transmet pour et entre les personnes à l’aide d’émetteurs appropriés, et ce au-delà des distances temporelles et/ou spatiales5 » (nous traduisons).
Pour Christian Moser et Jörg Dünne, il apparaît nécessaire d’aller au-delà de la définition de l’autobiographie proposée par Lejeune et considérée comme « restrictive » : le concept d’automédialité ouvre selon eux la possibilité de considérer l’autobiographie non pas seulement comme genre littéraire mais comme pratique culturelle et médiale (kulturelle und mediale Praxis) à part entière. Le terme d’« automédialité » permet également d’aller au-delà de l’autographie au sens de récit de soi médiatisé par l’écrit, pour élargir l’analyse en termes de représentation de soi (Selbstdarstellung) à travers différents médias. Les auteurs notent qu’en ce sens la technicisation croissante des médias n’a pas constitué un appauvrissement de l’intériorité subjective mais a au contraire entraîné une plus grande variété dans le rapport à soi (Selbstbezüglichkeit).
Automédialité et écrit : le rapport à l’écrit comme partie prenante de la constitution du sujet
Le volume est divisé en trois parties axées successivement sur les notions d’écrit, d’image puis de nombre (Schrift, Bild et Zahl). La première partie, intitulée « Automédialité et écrit », propose une analyse des conséquences du dispositif typographique sur le processus de constitution du soi.
À partir de l’exemple de la conversion de Saint Augustin, Christian Moser montre la relation étroite entre la constitution du sujet et le rapport à l’écrit (lecture et écriture), et ce depuis les origines des temps modernes. Il souligne que l’idée du lien entre lecture et écriture d’une part, et constitution de soi d’autre part, subsiste jusqu’à l’affirmation du sujet cartésien qui ne se constitue plus à travers la médiation de l’écrit mais grâce à un rapport à soi immédiat permis par la pensée pure (le cogito). Cette conception cartésienne marque la représentation de soi au moins jusqu’au XVIIIe siècle.
Les articles présentés dans cette partie se répartissent en deux groupes. Tout d’abord, les premiers d’entre eux se concentrent sur le début des temps modernes (Frühe Neuzeit) en étudiant l’évolution des pratiques de lecture notamment à partir de deux faits historiques : l’un technique, l’invention de l’imprimerie, et l’autre spirituel, l’essor du protestantisme. Dans son article « Die Schrift als Halluzinogen : John Bunyan, der Buchdruck und die Konstitution des protestantischen Selbst », Christian Moser s’oppose à la conception cartésienne d’une conception directe de soi, sans médiatisation par l’écrit, en avançant que l’invention de l’imprimerie et la Réforme protestante ont contribué à développer de nouvelles formes de constitution du sujet prenant appui sur le média constitué par le livre imprimé. Le principe du sola scriptura et l’idée que la vérité s’offre de manière univoque à travers l’écrit ont contribué à une individualisation de la pratique de la lecture. Christian Moser prend pour exemple l’autobiographie spirituelle de John Bunyan, Grace Abounding to the Chief of Sinners, publiée en 1666. Le théologien puritain y retrace ses propres expériences de lecture et son éducation à une lecture « correcte ». Christian Moser décrit également l’influence des caractères typographiques et de la répartition en courts chapitres (simplement numérotés, sans titres thématiques) dans l’édition originale de l’ouvrage sur la perception de son contenu par le lecteur : le texte se donne à voir comme un ensemble neutre et homogène, sans marque visuelle distinctive, obligeant ainsi le lecteur à opérer lui-même un retour sur soi pour « y rendre audible et visible ce qu’il a lu6 » (nous traduisons).
Le deuxième ensemble d’articles présentés dans cette partie de l’ouvrage se concentre sur la langue en tant que média, d’abord grâce à l’analyse de textes hétérolingues ou « translingues », écrits dans une langue autre que la langue maternelle de l’auteur (avec les exemples de Salomon Maïmon et d’Adelbert von Chamisso) puis grâce à celle de la remise en question des textes patrimoniaux par des auteurs post-coloniaux tels Naipaul ou Kureishi. L’usage d’une langue autre implique pour ces auteurs un sentiment de malaise, une intranquilité allant jusqu’à l’impression d’un échec à traduire correctement sentiments et pensées à travers des mots devenus opaques. Il y est également question de l’apparition de la concurrence de l’imprimerie par d’autres médias, en particulier visuels (photographie, dessin), ce qui annonce la suite de l’ouvrage.
Automédialité dans les médias visuels et électroniques : processus et techniques de construction d’images de soi
La deuxième partie du volume, intitulée « Automédialité dans les médias visuels et électroniques », prend en considération d’autres formes de représentation de soi en posant la question de l’influence des techniques d’imagerie (bildgebende Verfahren) sur le processus de subjectivation. Jörg Dunne reprend le terme d’« iconic turn », apparu au début des années 1990 presque simultanément aux États-Unis avec W. J. T. Mitchell et en Allemagne avec Gottfried Boehm, qui exigent tous deux, après le linguistic turn proclamé par Richard Rorty en 1967, un nouveau changement de paradigme qui mettrait l’image au centre de l’analyse dans le cadre d’une réflexion sociétale. Se pose alors la question du rôle spécifique de l’image pour la constitution du sujet.
L’une des scènes fondatrices qui entre en jeu semble être le motif du miroir, auquel la majorité des contributions de la deuxième partie de l’ouvrage est consacrée. Le miroir, en tant qu’outil réflexif, est considéré comme moyen optique de connaissance de soi dès les débuts de l’histoire culturelle européenne. La métaphore visuelle de la transparence influence les penseurs de la théorie du cogito jusqu’aux sciences des médias actuelles. Le motif du miroir est également présent dans les théories du sujet moderne, aussi bien dans le narcissisme freudien que dans le « stade du miroir », « formateur de la fonction du Je » chez Lacan. Henri de Riedmatten analyse ainsi les autoportraits du photographe canadien Jeff Wall en termes d’auto-réflexion autour du mythe de Narcisse, qui constitue selon lui « un récit originel, qui a servi et sert encore de modèle afin d’exprimer les enjeux de la représentation » (p. 203). Le chercheur s’appuie sur des références précises au texte d’Ovide, avant d’analyser les autoportraits de Jeff Wall, qui prennent fréquemment la forme de portraits doubles : à l’aide d’un montage dont les subtilités techniques sont décrites par l’auteur, celui-ci dédouble son « double » photographique, produisant chez le spectateur une impression de malaise. Ces œuvres troublent la perception de cette auto-représentation en faisant naître le questionnement suivant : voit-on l’image photographique de l’artiste ou l’image photographique de son reflet ? Selon Henri de Riedmatten, c’est ce questionnement même qui place le travail du photographe au plus près du mythe de Narcisse.
La fonction de l’image dans la constitution du sujet est également analysée dans l’ouvrage à travers les travaux en noir et blanc du photographe américain Weegee, mais aussi à travers l’autoportrait cinématographique proposé par Jean-Louis Godard, par exemple dans Autoportrait de décembre, dont un photogramme montre l’inscription manuscrite : « Le papier blanc est le vrai miroir de l’homme », ou encore à travers de nouveaux médias numériques tels que les blogs et les jeux vidéo, grâce auxquels un même joueur peut endosser différentes identités. C’est le cas dans les jeux en réseaux dans lesquels les participants interviennent sous la forme de doubles numériques (les avatars) et peuvent interagir avec d’autres personnalités artificielles.
L’automédialité à l’aune des pratiques et discours scientifiques
La troisième section de l’ouvrage, intitulée « Automédialité et sciences », analyse le rapport entre les différentes formes de constitution du sujet et l’histoire des pratiques du savoir, notamment en termes d’usage des médias, en partant de l’hypothèse selon laquelle le savoir joue depuis toujours un rôle essentiel dans le processus de constitution de soi. L’enjeu est alors d’analyser en quoi l’essor des sciences modernes a affecté les relations entre connaissance de soi et connaissance du monde, et la signification qu’a pris le développement des nouveaux médias d’enregistrement (audio, vidéo…) dans ce contexte. Comme le rappelle Jorg Dünne, Michel Foucault, dans Les Mots et les Choses, considère la scientifisation (Verwissenschaftlichung) du rapport à soi comme une caractéristique de l’époque moderne, durant laquelle le sujet humain devient lui-même objet d’étude, ce qui représente un enjeu épistémologique majeur. La question de la médialité n’est pas abordée en tant que telle par Foucault, même si ses réflexions sous-entendent que la subjectivisation scientifique prend appui sur des discours et donc sur le média écrit. En revanche, une réflexion explicite sur les implications de l’écrit dans le champ des sciences humaines apparaît en particulier dans le cadre de disciplines qui opèrent justement aux limites de la culture de l’écrit, comme l’ethnologie (qui analyse les rapports de l’écrit et de l’oralité en termes de relation de pouvoir) et les sciences de l’image (Bildwissenschaften).
Les contributions portant sur l’automédialité dans le domaine scientifique montrent que le rapport à soi d’ordre éthique-esthétique établi par les pratiques de soi depuis l’Antiquité a été subordonné, durant l’époque moderne, à une forme de scientifisation. Selon Jörg Dünne, cette scientifisation du rapport à soi va de pair avec une objectivation de la graphie et une technicisation croissantes des méthodes d’enregistrement. En effet, le développement des techniques d’imagerie médicale souligne que les formes scientifiques de visualisation et d’enregistrement de données constituent une forme d’« opérationnalisation » (Operationalisierung) des données écrites et visuelles. Selon l’auteur, à l’écrit et à l’image s’ajoute ainsi le « calcul », en tant que média grâce auquel les données sont enregistrées puis retravaillées d’un point de vue technique. La question est alors de savoir de quelle manière l’enregistrement scientifique de pratiques humaines peut devenir automédial, au sens d’une réflexivité prenant appui sur des médias, et quel rôle l’écrit et l’image jouent dans ce processus, aux côtés du « calcul ».
La contribution de Jörg Dünne, intitulée : « Méditation cartographique » est la seule de cette section à porter sur le début de l’époque moderne. Selon lui, l’une des caractéristiques des sciences modernes est qu’elles formalisent et scientifisent de plus en plus l’autoréférence humaine en utilisant divers dispositifs médiatiques. À partir du XVIIIe siècle, les avancées techniques font du corps un objet de plus en plus observable techniquement sur le plan physiologique. C’est dans ce cadre qu’apparaissent les sciences humaines au XIXe siècle puis plus spécifiquement les recherches sur le cerveau et les sciences cognitives au XXe siècle. Cette production techniquement maîtrisée ainsi que la formalisation du rapport à soi scientifique sont qualifiées par Jörg Dünne de « dispositif automédial ». Le chercheur distingue ainsi dispositif et pratiques automédiales, ces dernières consistant en formes d’observation de soi non fondées sur des dispositifs techniques mais sur des procédures moins formalisées. Il peut s’agir de pratiques de soi telles qu’analysées par Michel Foucault dans les tomes deux et trois de son Histoire de la sexualité (L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi) ou encore d’exercices spirituels étudiés en particulier par Pierre Hadot dans le domaine de la philosophie antique. Partant du constat que, dans le monde antique, et dans une certaine mesure encore au début de l’époque moderne, la subjectivité désigne davantage la connaissance du monde compris comme ordre cosmique que le rapport à soi au sein de ce monde, Jörg Dünne avance que la question des pratiques automédiales au début de l’époque moderne doit être posée du point de vue de la représentation scientifique du « monde » dans sa totalité, telle qu’elle se manifeste en particulier dans l’usage de la cartographie. La carte est ainsi analysée en tant que média visuel qui permet une opérationnalisation du savoir, devenant ainsi l’instrument d’un exercice du pouvoir mais aussi de diverses pratiques de soi. L’un des principaux exercices méditatifs antiques, pratiqué en particulier dans le cadre de la philosophie stoïcienne, est la méditation du « regard d’en haut » sur le monde, avec pour but la relativisation de la position du méditant. Jörg Dünn met en relation cet exercice avec la géographie ptoléméenne et la conception des premières cartes. La carte apparaît aussi comme une forme d’application concrète de la géographie en tant que pratique de soi au début de l’époque moderne, à travers ce que le cartographe flamand du XVIe siècle Gerhard Mercator a nommé « méditation cosmographique ». Celle-ci ne place plus tant l’attention sur la distance entre le sujet méditant et le monde mais sur la plongée dans les détails de la connaissance du monde sous la forme d’une représentation mentale, d’un exercice de visualisation. Le cœur de la réflexion est ici le média mis en jeu par cette pratique méditative, dépassant le cadre antique dans ce que Jörg Dünne qualifie de « méditation cartographique ». La transformation du « regard d’en haut » antique en exercice cartographique ne se limite cependant pas, ni en pratique, ni en théorie, à un fantasme de contrôle et soulève des formes diverses de pratiques imaginatives. Selon lui, l’imagination cartographique ne fonctionne finalement pas en tant que dispositif automédial aux règles strictes, mais plutôt comme pratique automédiale contingente et mouvante.
Alors qu’au début de l’époque moderne la limite entre les pratiques de soi et les dispositifs de soi est relativement poreuse, le rapport actuel entre savoir et subjectivité est à présent beaucoup plus polarisé entre, d’une part, le développement d’un modèle classique de l’autobiographie s’appuyant sur l’écrit et, d’autre part, un rapport scientifique à la « bios » qui la considère en premier lieu comme objet potentiel d’un enregistrement (Aufzeichnung) technique. Dans sa contribution intitulée « Der Weg ist das Ziel. Zur Unwahrscheinlichkeit des Lebens », Stefan Rieger part de la métaphore topique de l’autobiographie comme « chemin de vie » pour aboutir à la proposition d’un récit alternatif qui ne décrit plus le « chemin de vie » comme interprétation de soi à travers l’analyse du cheminement du je autobiographique, mais examine le processus d’écriture en tant que tout autre voie. Il s’agit de s’intéresser aux mouvements du sujet non plus dans le domaine du symbolique mais dans celui du réel, à travers ses déplacements dans l’espace. Selon Rieger, l’anthropologie de l’époque moderne se constitue ainsi moins dans l’interprétation symbolique que dans l’observation des pratiques humaines en tant qu’objets de dispositifs techniques. Le chercheur prend pour exemple la « biographie conjecturale » de l’écrivain allemand Jean Paul du XVIIIe siècle, intitulée Selberlebensbeschreibung, c’est-à-dire littéralement « description de sa propre vie », mais il s’appuie également sur les Dialogues de Novalis ou le Wilhelm Meister de Goethe. Stefan Rieger avance le concept de (auto)bioglyphe pour désigner la représentation visuelle des déplacements physiques du sujet au cours des événements de sa vie, qui trace non pas une ligne droite de la naissance à la mort, telle que peut le laisser entendre la définition classique de l’autobiographie, mais une succession de courbes et de spirales. La contribution suivante, proposé par Markus Krajewski, va dans le même sens puisqu’elle examine la « biographie de soi » (Selbstbiographie) du chimiste et philosophe Wolhelm Ostwald intitulée « Lignes de vie » (Lebenslinien) en se demandant de quelle manière cet écrit constitue une inscription du soi de l’auteur dans un lieu (Selbstverortung).
L’ouvrage Automedialität, malgré la complexité des discours techniques qu’elle propose et qui en rend la lecture parfois difficile, a le mérite d’élargir à la fois la notion d’autobiographie (ou autographie) et celle de médialité. Le très grand éventail d’époques et de médias proposé dans l’ouvrage permet de rendre compte de la fertilité de cette notion d’« automédialité » en termes d’analyse des processus de construction du sujet.
- 1. Revue d’Études culturelles, no 4, « L’automédialité contemporaine », dir. Béatrice Jongy, 2008.
- 2. Christian Moser, Jürgen Nelles (dir.), AutoBioFiktion. Konstruierte Identitäten in Kunst, Literatur und Philosophie, Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2006.
- 3. Ibid., p. 109.
- 4. Georg Misch, Wilhelm Dillthey, Geschichte der Autobiographie, Berlin, Teubner, 1907.
- 5. « was für und zwischen Menschen ein (bedeutungsvolles) Zeichen (oder ein Zeichenkomplex) mit Hilfe geeigneter Transmitter vermittelt, und zwar über zeitlich und/oder räumliche Distanzen hinweg » (Rainer Bohn, Eggo Müller, Rainer Rupport (dir.), Ansichten einer künftigen Medienwissenschaft, Berlin, Edition Sigma, 1988, p. 7-27).
- 6. « um dort das Gelesene hör- und sichtbar zu machen » (p. 76).