« L’autobiographie sociologique existe-t-elle ? »
Delsaut Yvette, Carnets de socioanalyse. Écrire les pratiques ordinaires, préf. Andrea Daher, Paris, Raisons d’agir, 2020.
Lagrave Rose-Marie, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Paris, La Découverte, 2021.
Dans un entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Annie Ernaux contesta l’étiquette d’autobiographie pour désigner La Place, privilégiant le terme d’« auto-socio-biographie1 » qui, s’il n’eut guère de fortune dans le discours littéraire contemporain, présentait un double avantage. Celui, d’une part, de faire apparaître, par l’accumulation des traits d’union, le terme de biographie. Car si Annie Ernaux refusa l’étiquette d’autobiographie au moment où, pourtant, elle assimilait les fonctions d’autrice et de narratrice, c’est que son souhait de « rendre compte d’une vie soumise à la nécessité2 » mettait la figure paternelle au cœur du récit :
Le classement dans l’autobiographie est beaucoup trop restreint : dans La Place, j’évoque la trajectoire sociale de mon père, non d’un personnage fictif, certes, mais justement parce que je m’attache aux différentes places qui ont été les siennes et non aux événements singuliers, particuliers de sa vie, je sors de l’autobiographie3.
Dans auto-socio-biographie, c’est, d’autre part, la socio(logie) qui permet de relier le soi/auto et l’autre/biographie. Il y a en effet dans La Place, Une femme et La Honte ce que Bérengère Moricheau-Airaud appelait une « rhétorique de l’exemple4 » : la mère et le père d’Annie Ernaux s’avèrent représentatifs, exemplaires d’une classe sociale à une époque donnée. Cette rhétorique de l’exemple implique chez Annie Ernaux ce que l’on pourrait appeler une « stylistique de l’exemple » – le recours privilégié aux formes infinitives ou nominales, par exemple, permet de mettre au jour des phénomènes sociaux qui dépassent de simples individualités5. Or Annie Ernaux n’a jamais caché son admiration pour les travaux de Bourdieu, et sa réticence à recourir à l’autobiographie semble s’inscrire dans la lignée du rejet bourdieusien du genre6. D’où ce paradoxe frappant : si les sociologues et leurs émules ont toujours remis en cause l’autobiographie, ils n’ont pourtant cessé de recourir à ce qui s’apparente fortement au genre théorisé par Lejeune – tout comme Clov, dans Fin de partie, ne cesse de revenir auprès de Hamm qu’il désirerait tant quitter.
Reste que le rapport entre écriture de soi et sociologie n’est pas le même dans les ouvrages d’Annie Ernaux précédemment cités et dans les ouvrages d’Yvette Delsaut et de Rose-Marie Lagrave, sur lesquels nous porterons ici notre attention7. Et ce pour plusieurs raisons :
1/ Annie Ernaux a découvert la sociologie a posteriori. C’est un point sur lequel elle insiste dans l’éloge funèbre qu’elle a consacré à Bourdieu en 2002 : la lecture des livres de Bourdieu (Les Héritiers, La Reproduction et La Distinction) a entraîné chez elle un sentiment d’« évidence vécue8 », illustrant ce que Gide avait appelé en son temps « l’influence par ressemblance9 ». Les théories sociologiques ont donc, en tout cas pour les premiers livres d’Annie Ernaux, moins informé la composition de l’ouvrage que permis la relecture a posteriori d’une expérience existentielle – c’est ce qu’elle explique à propos du terme de transfuge dont elle ne prit connaissance qu’après avoir écrit La Place10. À l’inverse, Rose-Marie Lagrave et Yvette Delsaut, sociologues de formation, ne peuvent ignorer les théories sociologiques dans leur écriture de soi qui se voit directement imprégnée d’une grille de lecture bourdieusienne.
2/ Cette différence en induit une seconde. Dans un entretien avec Isabelle Charpentier en 1993, Annie Ernaux insistait sur la supériorité de la littérature sur la sociologie dans sa capacité à « faire voir », à évoquer émotionnellement le fonctionnement de la domination sociale11. Si ce point de vue d’Annie Ernaux n’est pas, comme l’a souligné Isabelle Charpentier12, dénué d’aprioris positivistes sur la sociologie, il propose malgré tout une opposition intéressante entre évocation et explicitation, dont on peut donner un exemple. Dans Ce qu’ils disent ou rien, deuxième roman d’Annie Ernaux, la narratrice Anne avoue se plier aux exigences de l’institution scolaire en se refusant à évoquer dans ses rédactions la réalité sociale à laquelle elle est habituée : « J’ai bu du café au lait dans la cuisine, un grand bol de chocolat fumant, j’écris dans les rédactions parce que ça fait mieux13 ». Or Yvette Delsaut, dans son article « Une photo de classe » repris dans ses Carnets de socioanalyse, explicite sociologiquement ce qu’Annie Ernaux évoquait émotionnellement dans son roman :
En français, par exemple, les élèves apprenaient, hors de toute référence à l’histoire littéraire à écrire des rédactions où s’exprimaient, dans une langue métaphorique stéréotypée, des émotions de commande, à propos d’objets réels mais systématiquement exhaussés hors de leur contexte normal. Ainsi, s’il fallait décrire un paysage, il était expressément recommandé de prendre la peine de regarder dehors, par exemple au carreau de sa propre chambre, et de décrire ce qui s’offrait vraiment au regard. Il se pouvait qu’on vît, par exemple, au premier plan un conduit d’égout herbeux, qui longeait la maison à ciel ouvert et empêchait par son odeur qu’on ouvrit la fenêtre l’été ; puis une étendue de champs de colza, barrée par le chemin de fer d’Anzin, avec à gauche l’hôpital de la commune, ses peupliers bordant l’allée centrale et le buste du maire, posté à la grille d’entrée, avec son étonnante écharpe de pierre autour du cou, et à droite le terril noir de la fosse Casimir Périer : les plus expertes de la classe de 3e savaient qu’il fallait convertir l’égout en « herbes folles qui se balancent comme un bal au bord du ruisselet chantant », l’hôpital et ses peupliers en « fière bâtisse rivalisant d’orgueil avec les peupliers pointus », le crassier pyramidal en « chapeau de géant dont les pieds s’enfoncent jusqu’au centre ardent de la terre » et parler des « wagons multicolores cahotant sous le soleil riant » du train des mines d’Anzin. (p. 119)
Tout en décrivant un même phénomène justifiable d’un point de vue de la sociologie, notamment après les analyses proposées par Bourdieu et Passeron dans Les Héritiers, jamais Yvette Delsaut ne recourt au je, bien qu’elle fasse partie des élèves apparaissant sur la photo de classe – nous y reviendrons. Par ailleurs, la sociologue dépasse l’exemple pour tenter d’en comprendre les rouages théoriques ; elle montre ce que cet exercice révèle de l’esthétique scolaire, « étiquette à respecter » et « censure » (p. 121). Tout en reposant sur son « observation pratique » et sur sa « mémorisation » (p. 120), cette vie ordinaire ne pouvait apparaître comme telle sans une mise en forme préalable, et Yvette Delsaut rappelle l’échec cuisant vécu par une camarade de classe ayant transmis une vraie lettre de demande d’emploi rédigée par son père : celle-ci avait subi la colère de sa professeure qui lui reprocha violemment les « courbettes » à l’œuvre dans la lettre.
En d’autres termes, l’autobiographie sociologique désignera ici non pas une autobiographie informée par un œil sociologique, comme c’est le cas chez Annie Ernaux, mais bien une autobiographie professionnelle, rédigée par des sociologues de formation, ce qui induit simultanément :
1/ une grille de lecture sociologique préalable à la mise en forme du vécu ;
2/ une explicitation (et non une évocation) des mécanismes de reproduction et de domination sociales ;
3/ une analyse des trajectoires aboutissant à une carrière de sociologue, ce qui conduit, chez Yvette Delsaut et Rose-Marie Lagrave, à une description du contexte intellectuel de l’EHESS à partir des années 1970 : Yvette Delsaut appartenait au Centre de sociologie européenne (dirigé dès 1985 par Bourdieu), quand Rose-Marie Lagrave fut longtemps affiliée au Centre de sociologie rurale.
Or, depuis plusieurs années, ces autobiographies sociologiques se multiplient à la suite de Retour à Reims (2009) de Didier Éribon, professeur à la faculté de sciences humaines et sociales de l’université d’Amiens. Parmi bien d’autres ouvrages, peuvent ici être cités Une famille française (2018) d’Audrey Célestine, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Lille ; Comme nous existons (2021) de Kaoutar Harchi, sociologue de la littérature à l’université Paris 13 ; Pour te ressembler (2021) de Christine Détrez, sociologue du genre et de la culture à l’ENS de Lyon. Certains de ces ouvrages présentent une analyse des trajectoires de leur narrateur en termes de transfuge de classe, notion sociologique qui devient le fil conducteur du récit de soi. Dès lors, si les autobiographies de transfuges de classe sont souvent le fait de sociologues, l’inverse n’est pas nécessairement vrai.
Partant du principe, énoncé lapidairement par Bernard Lahire, qu’« analyse sociologique de soi et autobiographie ne relèvent pas du même genre d’exercice et ne répondent donc pas aux mêmes exigences14 », nous essaierons d’introduire l’étude des contours de cet objet paradoxal qu’est l’autobiographie sociologique, et ce en trois temps. Dans un premier temps, nous tenterons de justifier, tant chez Rose-Marie Lagrave que chez Yvette Delsaut, le refus de l’étiquette d’autobiographie. Dans un deuxième temps, nous montrerons la nouveauté de ces deux ouvrages en prenant en compte le critère du genre. Dans un troisième et dernier temps, nous mettrons en évidence le paradoxe de la posture d’un(e) autobiographe sociologue en nous concentrant cette fois sur le seul ouvrage de Rose-Marie Lagrave.
« Enquête autobiographique » et « socioanalyse » : du refus de l’autobiographie
Après Pierre Bourdieu, Rose-Marie Lagrave et l’éditrice des textes d’Yvette Delsaut ont toutes deux refusé le recours au terme d’autobiographie. Ce refus de l’autobiographie par la première est visible en amont et en aval de Se ressaisir. En amont, parce que l’introduction insiste sur le fait qu’il s’agit moins de dire le moi que de « saisir les conditions sociales et les expériences vécues » qui ont conduit Rose-Marie Lagrave à ne pas reproduire les destins de sa classe populaire d’origine en devenant une intellectuelle : « Ce livre n’est donc ni une autobiographie, ni une auto-analyse, mais l’examen d’un processus qui, d’un village à Paris, d’une école primaire rurale à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), m’a façonnée, en tant que femme et féministe, en transfuge de classe » (p. 10). En aval, parce qu’au début du neuvième chapitre intitulé « L’inflexion de la vieillesse », Rose-Marie Lagrave constate que les récits des transfuges de classe écartent le moment de la vieillesse et se demande si ce silence n’est pas justement lié au genre autobiographique, « voué à convoquer le passé pour le mettre sur pied dans le présent, sans effleurer une once d’avenir » (p. 349).
Si le refus du terme d’autobiographie semble relativement compréhensible, celui du terme d’auto-analyse ou de socioanalyse, que l’on peut définir comme une méthode sociologique incitant à reconnaître dans l’analyse de sa propre histoire individuelle la « force agissante du monde social15 », l’est moins. Cette auto-analyse est celle pratiquée par Bourdieu dans l’Esquisse pour une auto-analyse, qui connut une publication posthume en 2004. Le sociologue y justifiait le refus du genre autobiographique par sa dénonciation de l’illusion biographique, cette conviction que la vie est une histoire cohérente et totalisante que l’on peut raconter. Pour échapper à cette illusion biographique, Bourdieu mettait au cœur de son projet la notion de trajectoire, « série de positions successivement occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace lui-même en devenir16 », qu’il s’agissait de reconstruire minutieusement. Or c’est bien là ce que fait Rose-Marie Lagrave sous la plume de laquelle le terme de trajectoire revient à plusieurs reprises.
Il en va différemment dans les Carnets de socioanalyse d’Yvette Delsaut. Ceux-ci sont en fait un recueil de huit articles. Les cinq premiers articles ont été publiés dans les Actes de la recherche en sciences sociales entre 1975 (pour le premier, « L’économie du langage populaire », dans lequel Yvette Delsaut entend montrer la « correspondance […] entre le mode d’appropriation de l’espace habité et l’organisation du discours populaire », p. 17) et 1999 (pour le cinquième, « Des excuses au masculin », récit d’une dispute entre une jeune locataire de 26 ans et son propriétaire, et de la scène de réconciliation qui s’ensuivit – celle-ci étant analysée comme un « système de relations » respectant parfaitement la « division des rôles entre les sexes et les âges », p. 154). À cela s’ajoutent deux autres articles inédits : « Les cinq premiers jours » (rapport écrit par la même jeune femme lors des cinq premiers jours de l’occupation de son nouveau poste à la SCNF) et « Les Arabes du TGV Paris-Bordeaux » (description du comportement d’un couple de grands-parents maghrébins dans un TGV, qui permet à Yvette Delsaut de préciser théoriquement l’usage et la définition de la notion d’habitus). Enfin, l’ouvrage offre en guise de conclusion une communication (« Un acte scientifique risqué : l’exposition par l’image d’un espace privé ») présentée en 1994 lors d’un colloque sur le travail et les travailleurs aux XIXe et XXe siècles. Yvette Delsaut y revient sur ses trois règles personnelles dans l’usage des photographies de son milieu ouvrier au sein de ses travaux de sociologie.
Ce qui relie ces différents textes, selon leur éditrice, c’est l’importance accordée à l’analyse de la « dimension symbolique d’objets culturels les plus divers » (p. 5). Effectivement, on peut reconnaître l’importance des objets dans ces textes, qu’il s’agisse des objets présents dans la cuisine (« L’économie du langage populaire ») ou dans la salle de bains d’un intérieur ouvrier (« L’inforjetable »). Toutefois si l’on peut ici parler de « socioanalyse », c’est que, par ses études, Yvette Delsaut « ouvre aussi les portes à l’exposition de sa propre vie, des situations qu’elle a vécues, des lieux qu’elle a fréquentés, des personnes auxquelles elle était liée » (p. 5-6). L’autrice Yvette Delsaut apparaît pour la première fois dans le deuxième article (« Le double mariage de Jean Célisse »), au moment de présenter le matériel multiple utilisé pour reconstituer le mariage civil et le mariage religieux de Jean Célisse, à savoir des enregistrements, des notes prises sur le moment, une centaine de photographies, des listes de mariage, etc. Yvette Delsaut écrit alors : « Il aurait été impossible, en effet, qu’un observateur – dans ce cas précis une personne très proche de la famille du marié – aussi préparé soit-il, puisse enregistrer sur le coup l’ensemble des observations pertinentes […] » (p. 27). La relation entre Yvette Delsaut et Jean Célisse ne sera pourtant jamais explicitée. Plus loin dans l’article, au moment de décrire les danses et les jeux du mariage, Yvette Delsaut revient sur la position délicate qui était la sienne. Invitée en tant que proche du marié, appartenant à la même classe sociale que lui, elle s’était pourtant affublée d’une casquette de sociologue tout au long du mariage :
La position inconfortable et ambiguë de l’observateur, participant détaché, ne se rappelle jamais autant qu’en ces moments : sous peine de se trouver rejeté hors de la fête et du même coup hors du groupe qu’il objective et par rapport auquel il prend ses distances pour le regarder et le fixer, il ne peut prendre des photographies des temps forts, dans lesquels le groupe s’abandonne au lieu de se donner en spectacle, sans attirer quelque soupçon ou même des rappels discrets à l’ordre, c’est-à-dire au désordre partagé (p. 77).
Le deuxième article important pour comprendre la dimension d’auto-analyse du recueil est le texte « Une photo de classe ». À la fin de l’analyse de la photographie d’une trentaine de jeunes filles de 14-15 ans d’une école de Valenciennes, Yvette Delsaut précise qu’elle figure sur la photographie, et l’on apprendra lors de la conférence de 1994 que sa sœur y figurait également – ce que l’article en revanche ne dira jamais : « […] la sociologue fait aussi partie de la photo, en tant que membre de la classe ainsi ciblée, occupant ainsi les deux pôles de l’analyse, celui de l’analyste observateur et celui de l’objet soumis à l’examen » (p. 152). Un indice annonçait cette dimension autobiographique du texte. On devinait en effet qu’Yvette Delsaut parlait d’elle-même lorsqu’il est question des trois étudiantes parvenues au statut de cadre moyen (« […] la troisième, enfin, parviendra, sans préméditation, à une carrière universitaire, gardant cependant une conscience tenace du caractère fortuit de sa progression sociale, et, corrélativement, des contreparties, d’ordre psychique en particulier, de l’isolement statistique », p. 106).
Deux éléments, justement relevés par Andrea Daher, s’opposent néanmoins à l’usage de ce terme de « socioanalyse » : l’hybridité générique de l’ouvrage et la présence effacée du sujet (p. 8). Jamais Yvette Delsaut ne recourt au je dans ces articles, à l’exception de la conférence de 1994, essentielle pour comprendre ces Carnets de socioanalyse. L’autrice effectue un retour sur l’écriture de trois articles présents dans le volume : « L’économie du langage populaire », « Le double mariage de Jean Célisse » et « Une photo de classe », qui ont en commun de s’appuyer sur des matériaux photographiques. Si l’on avait connaissance de la dimension autobiographique des deux derniers articles, il fallait attendre la lecture de la conférence de 1994 pour apprendre que les photos de « L’économie du langage populaire » avaient été prises dans une maison appartenant à des membres de sa famille proche (p. 197). Surtout, Yvette Delsaut y décrit deux principes du Centre de sociologie européenne et de sa revue, Actes de la recherche en sciences sociales. Une exhortation, d’une part, à livrer les matériaux utilisés pour la recherche ; une incitation, d’autre part, à se pencher sur des sujets moins légitimes. Mais de tels principes posaient problème à partir du moment où, en donnant à voir à ses lecteurs le matériau utilisé, elle révélait aussi sa « propre intimité familiale » (p. 198), justifiant le recours à ce qu’Yvette Delsaut appelle des « accommodements avec la vérité » :
1/ l’utilisation de dessins inspirés des photographies du « double mariage de Jean Célisse », dessins qui ne seront pas republiés dans les versions ultérieures de l’article (et ne sont pas repris non plus dans les Carnets de socioanalyse) ;
2/ le recours à un pseudonyme (Louise Donk) pour la publication de l’article « Des excuses au masculin », pseudonyme jugé rapidement insatisfaisant par la sociologue (« […] j’écrivais mes textes en sociologue, mais je n’en tirais aucune reconnaissance professionnelle, puisque, en truquant mon nom d’auteur, je perdais la qualité qui lui était associée », p. 217).
Un paradoxe se dessine dans la désignation générique de ces deux ouvrages. Si l’ouvrage d’Yvette Delsaut est qualifié de socioanalyse par son éditrice alors qu’il ne correspond guère à la définition du genre, l’ouvrage de Rose-Marie Lagrave refuse l’étiquette alors même qu’il s’agit d’un modèle du genre. On comprend néanmoins assez vite que si Rose-Marie Lagrave refuse ce terme, c’est parce qu’elle conteste la pratique bourdieusienne du genre. Rose-Marie Lagrave reproche d’abord à Bourdieu d’être passé trop rapidement sur l’analyse des « propriétés sociales de sa famille » (p. 14) et d’avoir reporté à la conclusion l’analyse de ses filiations. À l’inverse, elle consacre le premier chapitre (« Une famille nombreuse ») à l’étude des trajectoires de ses grands-parents, de ses parents et de ses dix frères et sœurs. Par ailleurs, là où Bourdieu, selon Rose-Marie Lagrave, avait refusé ou oublié d’envisager sa place de fils unique comme un « atout », elle-même insiste sur le fait que le nombre de ses frères et sœurs fait la singularité de son récit de transclasse, puisque la plupart des transfuges qui ont proposé le récit de leur vie sont tous issus de fratries restreintes (p. 28). Enfin, Rose-Marie Lagrave met au cœur de son enquête « l’effet de genre » (p. 16) là où Bourdieu n’aurait pas assez envisagé sa « propension à la fierté et à l’ostentation masculine17 » comme le résultat d’une éducation masculine, puisqu’il justifie celle-ci comme la conséquence de son origine provinciale (p. 17). Dès lors, si Rose-Marie Lagrave partage avec Bourdieu une origine rurale là où la plupart des transfuges de classe sont issus d’un milieu ouvrier (c’est le cas d’Yvette Delsaut), la spécificité de l’analyse de sa trajectoire tient à la prise en compte du critère du genre : « Hormis celles de Michelle Perrot et d’Yvette Delsaut, et celle de Françoise Thébaud qui, elle, insiste sur le “poids” du genre, les ego-histoires et les témoignages écrits par des universitaires transfuges de classe qui ont fait leur coming out social sont tous des auto-analyses masculines18 » (p. 15).
Genre et autobiographies sociologiques
Dans la table ronde qui clôtura à la BnF la journée d’étude du 2 octobre 2021 sur les rapports entre autobiographie et sociologie, Didier Éribon reprocha assez durement deux choses à Rose-Marie Lagrave : d’avoir considéré qu’il ne prenait pas en compte dans Retour à Reims le critère du genre, là où précisément, il évoque constamment le rejet de son milieu familial en raison de son homosexualité – ce qui serait la preuve, selon lui, que Rose-Marie Lagrave exclut la question homosexuelle des études de genre – ; de s’être proclamée précurseure dans l’analyse de la trajectoire de transclasse au prisme du genre, alors que plusieurs autrices auraient déjà ouvert la voie. Annie Ernaux, plus clémente qu’Éribon, défendra Rose-Marie Lagrave en insistant sur le fait que les autrices citées par Éribon ne sont pas françaises et sont très peu connues en France, ce qui justifie la pertinence du propos de Rose-Marie Lagrave.
Dans Se ressaisir, ce prisme du genre, qui permet à Rose-Marie Lagrave de trouver sa place au sein des récits de transfuges de classe, apparaît à deux égards. D’abord, d’un point de vue biographique, puisque Rose-Marie Lagrave a milité au sein du MLF (dès 1972, elle rejoint le groupe féministe des « femmes mariées » auprès de Claude Hennequin et de Jacqueline Feldman) et est l’une des premières sociologues à s’intéresser au genre au sein de l’EHSS. C’est l’une des raisons de l’intérêt porté à son égard par Bourdieu dont elle relira, avant sa publication, La Domination masculine, annonçant les critiques qui furent plus tard adressées à l’ouvrage. Plus tard, en 2002, elle créa avec Éric Fassin le premier master genre à l’EHESS et, récemment, s’intéressa dans une série d’articles à la vieillesse et la sexualité des personnes âgées d’un point de vue féministe.
Ensuite, d’un point de vue méthodologique : pour son enquête autobiographique, Rose-Marie Lagrave a utilisé plusieurs types de matériaux détaillés dans l’introduction (p. 11) – photographies, carnets, agendas, archives de l’école primaire, archives départementales, dossier personnel à l’EHESS, dossier de retraite, entretiens réalisés avec ses frères et sœurs et avec ses deux fils. Or, assez rapidement, ces matériaux sont apparus à l’autrice traversés par le prisme du genre, car là où les archives abondaient pour décrire le parcours professionnel du père, celles-ci se raréfiaient pour reconstituer la trajectoire maternelle. La conclusion de Rose-Marie Lagrave ? Les « archives sont sexuées » (p. 38). De manière plus générale, les normes d’une société patriarcale et hétérosexuelle sont mobilisées pour interpréter certaines données biographiques, comme les trois médailles de la famille française décernées à sa mère (p. 46) ; la répartition sexuée des tâches ménagères au sein du foyer (p. 53) ; le sexisme de ses premiers livres d’apprentissage (p. 119) ; le choix des professions parmi ses sœurs – professions féminisées ou spécialisées dans le soin (p. 191) – ; son élection au bureau des Relations internationales de l’EHESS – poste plutôt confié traditionnellement à des femmes (p. 251) –, etc.
Dans cette prise en compte du critère du genre au sein de l’étude sociologique d’une trajectoire, Rose-Marie Lagrave reconnaît sa dette aux travaux d’Yvette Delsaut. L’on retrouve à plusieurs reprises des analyses subtiles des effets de genre dans les articles de cette dernière. Dans « L’inforjetable », Yvette Delsaut étudie par exemple l’organisation de l’espace dans un habitat ouvrier, et tout particulièrement l’utilisation et l’organisation de la salle de bains. Elle y montre que l’ajout d’une salle de bains n’a pas entraîné de changement radical dans le mode de vie des V. :
Le bain hebdomadaire se déroule toujours comme du temps où Monsieur V. était en activité et où il n’avait que le dimanche de totalement libre, et comme s’il devait encore se tenir dans un baquet étroit, installé dans la cuisine, bloquant toutes les allées et venues pour un long moment ; sa femme l’assistait de la même façon qu’aujourd’hui, lui dispensant des « soins » paramédicaux, l’aidant à se rincer les cheveux dans l’espace étriqué, surveillant la température de l’eau, prête à tout moment à puiser un peu d’eau chaude refroidie pour la remplacer par de l’eau plus chaude. Monsieur V. était ensuite autorisé à délaisser ses habits de travail et, par sa façon de sembler se laisser faire douce violence, par sa femme, pour consentir au rituel de l’habit du dimanche, il donnait l’impression de lui dédier à la fois son bien-être corporel tout neuf et sa « liberté dominicale ». (p. 97-98)
Yvette Delsaut ne voit pas dans le dévouement de Mme V. la seule expression de l’aliénation féminine, mais aussi une manière de montrer l’attachement sans passer par le langage, « censuré pour l’expression des sentiments » (p. 98). Dans l’article « Les Arabes du TGV Paris-Bordeaux », la lunette du genre permet une appréhension de la « division sexuelle des rôles conjugaux » (p. 192). Mais c’est surtout dans « Une photo de classe » que cette question du genre se révèle essentielle et offre un outil pour l’analyse de sa propre trajectoire. En étudiant les devenirs socio-professionnels de la trentaine d’adolescentes apparaissant sur la photographie, Yvette Delsaut montre que « la promotion sociale méthodiquement organisée semblait manifestement réservée aux garçons plutôt qu’aux filles » (p. 113). Surtout, elle analyse avec précision les différents jeux mis en place par les jeunes filles pour deviner les noms de leurs prétendants. Selon Yvette Delsaut, l’école décourage moins qu’elle ne favorise ces moments de superstition sexuée : « Et c’est bien à l’école, qui suppléait à tout, qu’elles devaient aussi ces facultés oniriques : la fermeture sur soi de l’univers pédagogique engendrait en contrepartie un espace de vie sans péril, où pouvaient légitimement se libérer les illusions juvéniles » (p. 150).
Entre transfuge de classe et sociologue, la « posture improbable » de Rose-Marie Lagrave
Malgré cet intérêt commun pour la question du genre, l’enquête autobiographique de Rose-Marie Lagrave se distingue nettement de l’ouvrage d’Yvette Delsaut. En effet, Rose-Marie Lagrave insiste sur le fait qu’Yvette Delsaut a connu un parcours de transfuge issu du monde ouvrier urbain (p. 13). De manière plus générale, on peut lire dans son ouvrage une tension entre la revendication du statut de transfuge de classe, que Rose-Marie Lagrave place au cœur de son enquête autobiographique, et la revendication de sa spécificité au sein de ces parcours de transclasses, spécificité qui vient justifier l’écriture même de son ouvrage. Cette revendication apparaît de plusieurs manières :
1/ Rose-Marie Lagrave souligne que le phénomène sociologique qui sous-tend tel ou tel passage est largement méconnu au sein de la recherche. Ainsi souligne-t-elle à quel point la socialisation horizontale entre enfants d’une même fratrie a encore peu attiré l’attention des chercheurs alors qu’elle vient compenser la socialisation verticale des parents qui, elle, est mieux connue : « Ces réconforts et entraides réciproques sont un phénomène peu étudié […] » (p. 63). Ailleurs, elle regrette le peu d’études consacrées aux effets des propriétés familiales sur l’acculturation religieuse (p. 89) ou à la « cécité de groupes féministes à l’égard du grand âge » (p. 363).
2/ Rose-Marie Lagrave insiste sur la spécificité de sa trajectoire au sein des récits connus de transfuges de classe. C’est très visible dans la conclusion de son ouvrage : « En rembobinant mon parcours, et en le comparant à ceux d’autres transfuges de classe, rien d’absolument exceptionnel n’apparaît. Subsiste pourtant quelque chose de singulier : je ne me suis jamais sentie déchirée entre deux univers » (p. 375). Effectivement, elle montre qu’elle n’a pas franchi une distance de classe aussi grande que Bourdieu (qui est passé d’un village béarnais au Collège de France) et oppose à l’habitus clivé mis en évidence par les travaux de Bourdieu un habitus qu’elle qualifie d’« unifié ».
3/ Rose-Marie Lagrave souligne l’originalité de l’étude de telle ou telle donnée biographique au sein de son récit de transfuge de classe. Le chapitre consacré au « catholicisme panoptique » (p. 71) commence par exemple par cette phrase : « Rares, voire inexistants, sont les témoignages de transfuges de classe concernant l’empreinte d’une religion sur le cours de leur vie » (p. 71). Mais les exemples sont nombreux : « Pour ma famille, constituer un trousseau n’avait rien d’évident ; et ces “à côtés”, qui coûtaient chers, sont rarement pris en compte dans les récits de transfuges » (p. 160) ; « Si la condition de boursier de l’enseignement supérieur est négligée dans les récits de transfuges de classe, le cumul salariat/bourse passe carrément à la trappe […] » (p. 200) ; « Parmi les transfuges de classe qui ont pris la plume, sont constamment convoqués les porteurs de mémoire que sont les grands-parents et les parents, mais nul ne songe aux dépositaires de cette mémoire que sont les enfants, pourtant témoins au premier chef de la manière dont leurs parents sont parvenus à assurer l’ascension sociale dont ils sont les bénéficiaires » (p. 339).
4/ Enfin, Rose-Marie Lagrave refuse de parler d’une donnée biographique qui serait une tarte à la crème des récits de transfuge : « Loin de moi l’idée de vouloir m’appesantir sur la figure (populiste ou misérabiliste) du boursier méritant qui fait le miel des récits de transfuges de classe » (p. 174). À cette figure du boursier méritant, Rose-Marie Lagrave oppose l’étude du bricolage dans son rapport à l’école.
La question que pose implicitement Se ressaisir, c’est donc la pertinence d’écrire après Richard Hoggart, Annie Ernaux, Didier Éribon et Édouard Louis. Là où ce dernier privilégiait l’insistance sur la filiation qui situait En finir avec Eddy Bellegueule dans le prolongement des œuvres d’Ernaux ou d’Éribon (à qui l’ouvrage est dédié), Rose-Marie Lagrave ne cesse de justifier l’intérêt de son ouvrage. En témoigne la récurrence des expressions « Rare est » ou « Rares sont », qui apparaissent comme autant de stylèmes au sein de l’ouvrage : « Rares sont les témoignages de femmes, et plus encore de féministes issues de classes sociales modestes, qui ont fait retour sur leurs parcours » (p. 8) ; « Rares sont les transfuges de classe qui s’adonnent à cet exercice et se reconnaissent oblats […] » (p. 262) ; « […] rares sont les initiatives ou les textes féministes mettant en cause les conditions sociales et politiques faites aux vieux » (p. 362).
Certes, Rose-Marie Lagrave justifie au sein de l’ouvrage cette singularité ; il s’agit de « complexifier les profils de transfuges » (p. 15). Toutefois, si elle avait lu les récits de transfuges en « en dévoil[ant] les lacunes, les nons-dits, et parfois les biais inconscients » (p. 13), il nous semble possible à notre tour d’interroger les « biais inconscients » de ce stylème. S’agit-il d’une manière de légitimer une entreprise forcément illégitime ? Dans Se ressaisir était citée cette phrase d’Annie Ernaux qui semble à bien des égards s’appliquer à Rose-Marie Lagrave : « pour le transfuge, l’écriture a quelque chose de l’effraction, il n’est pas dans la posture de l’héritier pour qui il est “naturel” de se mettre à écrire, d’où la culpabilité et la question : À quoi ça sert ? » (p. 20). En outre, Rose-Marie Lagrave évoque en introduction l’interdiction paternelle à tout « penchant à la singularisation » (p. 20), et cette singularisation a peut-être à voir avec cette famille nombreuse au sein de laquelle il lui a fallu constamment négocier. Surtout, cette posture nous semble assez représentative des tensions inhérentes à l’autobiographie sociologique. Dans un excellent article, Isabelle Charpentier montrait les difficultés éprouvées par Annie Ernaux pour réussir à construire un projet reconnu comme littéraire, difficultés qui se cristallisèrent lors de la présentation de La Place (1983). Alors qu’Annie Ernaux insistait constamment sur le refus de faire « un livre esthétique », elle concédait en février 1995 à Isabelle Charpentier la conviction qui était sienne de « faire de la littérature19 ». En témoigne le don des brouillons de La Place à Marie-France Savéan, dans le but de montrer le fonctionnement de l’écriture plate ou factuelle, ressort de l’écriture sociologique et fruit d’un effort stylistique12.
Dans le cas de Rose-Marie Lagrave, une tension comparable semble à l’œuvre. Si elle insiste sur le fait que le récit de sa propre trajectoire permet de « complexifier les profils de transfuges », plaçant de la sorte au cœur de son récit un caractère représentatif et exemplaire (c’est clairement l’objectif de la conclusion de l’ouvrage), elle ne cesse de justifier l’intérêt d’écrire un énième ouvrage sur la question. Il y a donc une tension entre, d’une part, l’inscription volontaire au sein de l’abondant corpus des récits de vie écrits par des transfuges de classe, inscription qui justifie l’intérêt sociologique pour le collectif et, d’autre part, l’insistance sur la singularité du parcours qui permet à l’autrice de Se ressaisir de trouver sa place au sein du champ.
« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir »
Tentons, à partir des ouvrages d’Yvette Delsaut et de Rose-Marie Lagrave et en guise de conclusion, de préciser quelque peu les contours de ces autobiographies sociologiques.
Premier point, l’autobiographe sociologue convoque un vocabulaire et, plus largement, un bagage théorique issu de la sociologie. Les termes d’habitus, d’ethos, d’hexis sont souvent cités, tout comme les maîtres de la discipline sociologique (Durkheim, mais aussi Weber, Bourdieu, etc.). Si, comme le rappelle Corinne Grenouillet, un témoignage ne peut constituer la preuve d’une vérité mais incarne une vérité20, le récit de soi sert alors à incarner une vérité sociologique. Au début du chapitre 3 (« L’école ou la clé des champs », p. 109-110), Rose-Marie Lagrave insiste sur le fait que sept enfants sur onze ont accédé au lycée, ce qui contredit deux thèses sociologiques précédemment énoncées, celle de l’Institut national d’études démographiques pour qui « [l]es chances d’entrer en sixième diminuent nettement avec l’augmentation du nombre d’enfants », celle de Claude Grignon qui a montré que « c’est pour les jeunes ruraux que les chances de scolarisation sont le plus faibles ». Néanmoins, Rose-Marie Lagrave ne renonce pas à analyser sociologiquement cette réussite scolaire, puisqu’elle y voit le résultat du capital culturel du père et du « modelage familial de dispositions mises au service de l’éducation scolaire » (p. 133). On pourrait aller jusqu’à dire, comme le faisait Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse21, que cette grille de lecture sociologique induit une sélection des éléments à raconter, ceux qui s’avèrent justement pertinents du point de vue de la sociologie.
Deuxièmement, l’autobiographe sociologue formule des réticences à dire « je ». Ainsi que le rappelle Rose-Marie Lagrave, « [e]n sciences sociales, […] le bannissement de l’écriture en première personne obéit à la règle de l’objectivité, il en est la traduction » (p. 19). Chacune à leur manière, Yvette Delsaut et Rose-Marie Lagrave ont énoncé deux critères qui ont permis cette prise de parole en je : la progressive incitation au point de vue situé comme préalable pour les chercheurs en sciences humaines et le passage du temps. C’est un point sur lequel insiste Yvette Delsaut dans sa conférence de 1994 : « Le temps peut favoriser cette conversion, d’abord parce que le contexte intellectuel évolue, et en même temps que lui la sensibilité collective, rendant aussi banale une initiative d’abord peut-être risquée ; ensuite parce que le chercheur lui-même, au fil des ans, finit par ne plus rien avoir à perdre ou à gagner dans l’estime qu’il a de lui-même et dans celle que les autres lui portent, les jeux étant faits » (p. 215-216). C’est la raison pour laquelle elle accepta de publier sans trop de réticences les photographies présentes dans « Une photo de classe » (1988), là où elle recourut au subterfuge du dessin dans « Le double mariage de Jean Célisse » (1976).
Troisièmement, l’autobiographie sociologue assume son ignorance. Plutôt que de vouloir compenser à tout prix les lacunes de la mémoire, l’autobiographe sociologue concède volontiers ses lacunes : « […] j’ai conscience que des creux, des boîtes noires et des non-dits subsistent, que je m’interdis de combler » (p. 32). Cette assomption de l’ignorance a parfois ses avantages. Plutôt que de vouloir à tout prix combler les vides, Rose-Marie Lagrave les interprète. C’est le cas de l’absence d’archives à même de restituer la lignée maternelle, absence qu’elle refuse de pallier, mais qu’elle accepte de faire parler : « les silences sur son histoire m’apparaissent plus éloquents, en ce qu’ils projettent à bas bruit les ombres des obscurs et de leur condition. »
Quatrièmement, l’autobiographe sociologue se soumet à un constant retour sur soi et ses travaux antérieurs. Tout comme Annie Ernaux revenait constamment sur les défauts de ses récits antérieurs, Rose-Marie Lagrave ne manque pas d’afficher les faiblesses de certaines de ses anciennes interprétations, rendues caduques par la découverte de nouveaux entretiens (p. 120-121, 308, 354…) Pareillement, dans sa conférence de 1994, Yvette Delsaut revient sur l’utilisation dans « Le double mariage de Jean Célisse » de photographies personnelles, prises lors du mariage, regrettant de n’avoir pas privilégié des archives photographiques déjà constituées22.
Cinquièmement, l’autobiographe sociologue anticipe souvent l’intérêt sociologique de son étude de cas. À de nombreuses reprises, Rose-Marie Lagrave annonce l’ambition de l’étude (auto)biographique avant même l’énoncé des faits : « Restituer les parcours et les conditions de vie de ces instituteurs, décrire la vie matérielle des élèves et appréhender les rituels scolaires dans un petit village contribue à nuancer et à enrichir les connaissances concernant le travail des “maîtres d’écoles” » (p. 121). Or cette pratique vient de la recherche en sociologie, ce qu’illustrent plusieurs articles d’Yvette Delsaut (p. 17 ou p. 154-155).
Enfin, l’autobiographe sociologue refuse les effets de style. On sait que Rose-Marie Lagrave avait d’abord souhaité écrire un livre sur son frère aîné autiste, Claude, avant de procéder à son enquête autobiographique. Or ce récit biographique aurait nécessité, selon elle, un « style liturgique », « une manière de dire fervente » (p. 97) : « Moi qui voulais écrire un livre sur lui, je me suis mise aux arrêts, en me disant qu’une “grâce”, comme il disait, allait me tomber dessus. Mais aucune grâce n’est venue ; il me faudrait une manière de dire fervente, et peut-être me laisser aller à la poésie. Rien d’autre pour témoigner mon amour pour lui. » Ce livre au style liturgique s’est transformé en un chapitre (« Frère saint Claude ») où le récit familial, qui avait volontiers décrit Claude comme le saint de la famille, est (relativement) démystifié par la lunette sociologique : « L’ascension céleste de Claude, pour céleste qu’elle soit, n’en demeure pas moins une ascension. En engendrant un saint, mes parents se sont distingués une fois encore, en obtenant un prix d’excellence pour leur éducation catholique » (p. 108). Plus largement, on peut noter au sein de ces ouvrages un même refus de se laisser prendre au piège du langage et au piège des topos du récit autobiographique, comme la nostalgie suscitée par les récits d’enfance (p. 116).
- 1. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Gallimard, 2003, p. 42.
- 2. Id., La Place [1983], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 24.
- 3. Entretien d’Annie Ernaux avec Isabelle Charpentier (mars 1992), cité dans Isabelle Charpentier : « “Quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire…” L’œuvre auto-sociobiographique d’Annie Ernaux ou les incertitudes d’une posture improbable », COnTEXTES [En ligne], no 1, 2006, https://journals.openedition.org/contextes/74, mis en ligne le 15 septembre 2006, consulté le 23 janvier 2022.
- 4. Bérengère Moricheau-Airaud, « Propriétés stylistiques de l’auto-sociobiographie : l’exemplification par l’écriture d’Annie Ernaux », COnTEXTES [En ligne], no 18, 2016, http://journals.openedition.org/contextes/6235, mis en ligne le 2 janvier 2017, consulté le 23 janvier 2022.
- 5. « Dans la phrase verbale, il y a un sujet, eh bien si je supprime le sujet, ça veut dire que je me supprime en tant que sujet […], je deviens simplement le siège de l’écriture, l’écriture passe par quelqu’un qui est “moi” mais je ne le sens pas comme “moi”. Dans d’autres cas, le sujet pourrait être “il” c’est-à-dire mon père. S’il est supprimé je passe à la généralité, […] car il est évident qu’à travers ce récit de la vie de mon père et de ma propre séparation d’avec lui, je cherche à mettre au jour certains phénomènes sociaux qui ne me sont pas propres ». (Entretien d’Annie Ernaux avec Isabelle Charpentier en février 1992, cité dans Isabelle Charpentier, art. cité).
- 6. Ainsi Bourdieu déclarait-il, dans une des versions antérieures de son Esquisse pour une auto-analyse : « Ceci n’est pas une autobiographie. Le genre ne m’est pas interdit seulement parce que j’ai (d)énoncé l’illusion biographique ; il m’est profondément antipathique […] » (cité par l’éditeur dans Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 9).
- 7. Yvette Delsaut, Carnets de socioanalyse : écrire les pratiques ordinaires, Paris, Raisons d’agir, 2020 ; Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir : enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Paris, La Découverte, 2021.
- 8. Annie Ernaux, « Bourdieu : le chagrin », Le Monde, 5 février 2002.
- 9. Sur ce point, voir Hilary Hutchinson, Théories et pratiques de l’influence dans la vie et l’œuvre immoraliste de Gide, Caen, Minard, 1997, p. 17.
- 10. C’est ce qu’elle expliqua lors de la journée d’étude organisée à la BnF le 2 octobre 2021 et qui avait pour titre « Écrire sa vie, raconter la société. L’autobiographie au risque de la sociologie ».
- 11. Entretien d’Annie Ernaux avec Isabelle Charpentier en mai 1993, cité dans Isabelle Charpentier, art. cité.
- 12. a. b. Ibid.
- 13. Annie Ernaux, Ce qu’ils disent ou rien, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989, p. 22. Cet exemple est analysé par Nelly Wolf dans Le Peuple à l’écrit. De Flaubert à Virginie Despentes, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2019, p. 91-92.
- 14. Bernard Lahire, « Sociologie et autobiographie », dans L’Esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2007, p. 162.
- 15. Francine Muel-Dreyfus, s.v. « Socioanalyse/socio-analyse », dans Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu, Paris, CNRS Éditions, 2020.
- 16. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, juin 1986, p. 71.
- 17. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 114-115.
- 18. L’autre exception majeure est Annie Ernaux, qui est cependant écartée par Rose-Marie Lagrave en raison du « chemin inverse » parcouru : « […] elle, écrivaine, a dû dépersonnaliser son écriture ; moi, sociologue, je dois parvenir à dire “je” » (p. 19).
- 19. Entretien d’Annie Ernaux avec Isabelle Charpentier en février 1995, cité dans Isabelle Charpentier, art. cité.
- 20. Corinne Grenouillet, « Introduction », dans Usines en textes, écritures au travail. Témoigner du travail au tournant du XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2015, p. 17.
- 21. « En adoptant le point de vue de l’analyse, je m’oblige (et m’autorise) à retenir tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaires à l’explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement » (Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 11-12).
- 22. En tant qu’« elles apportent avec elles le point de vue socialement constitué du photographe, adapté à celui du groupe photographié, et que le sociologue doit respecter. Tandis que celui-ci cherche le plus souvent, avec ses propres armes, à montrer du jamais vu ou à débusquer une vérité cachée, le photographe cherche à témoigner d’une réalité et à garder de celle-ci une trace que chacun pourra reconnaître et identifier » (p. 214).