Entretien autour de Choix de lettres de Jules Supervielle

Entretien avec Fischbach Sophie-Anna , par Walsh Francis

26 jan 2022


Le présent entretien est une version remaniée et augmentée d’un dialogue ayant eu lieu le 26 janvier 2022 dans le cadre de l’atelier « Perspectives croisées » du CELLF entre Sophie-Anna Fischbach, normalienne, docteur en lettres modernes de Sorbonne Université, professeur en Khâgne au Lycée Fustel de Coulanges, et éditrice de éditrice scientifique de Jules Supervielle, Choix de lettres (Paris, Classiques Garnier, 2021), et Francis Walsh, postdoctorant à Sorbonne Université. 

Francis Walsh : L’ouvrage autour duquel nous nous entretiendrons aujourd’hui est votre Choix de lettres issues de la volumineuse correspondance que Jules Supervielle a entretenue avec différents acteurs des champs littéraires français et hispano-américain. Vous avez retenu, pour ce volume, les lettres envoyées par Supervielle à Jean Paulhan (p. 35-461), Marcel Jouhandeau (p. 463-494), Valery Larbaud (p. 495-559) et Victoria Ocampo (p. 561-573). Il semble difficile d’aller dans tous les détails, mais on se pose évidemment la question : pourquoi sélectionner ces lettres, et pas les autres, par exemple celles adressées à André Gide ?

Sophie-Anna Fischbach : Supervielle a été un épistolier extrêmement prolifique. Avant ce choix de lettres, avaient déjà été éditées ses lettres à Étiemble, Rilke, Alfonso Reyes ou Max Jacob. Quant à ces quatre jeux de lettres, je les ai choisies pour leur volume d’abord : il s’agit de 512 lettres à Jean Paulhan, 42 à Marcel Jouhandeau, 74 à Valery Larbaud, 13 à Victoria Ocampo. Ces correspondances sont donc amples et régulières ; mais elles sont aussi dignes d’intérêt en raison de la place de ces quatre correspondants auprès de Supervielle. Il s’agit de figures amicales, que l’amitié soit continue, comme avec Paulhan, ou interrompue, dans le cas Jouhandeau ; que l’admiration y prenne encore le pas sur la tendresse, comme avec Larbaud, jusqu’en 1935. Ces lettres constituent ainsi quatre histoires d’amitié, et permettent la mise au jour d’une idée de la littérature dans le cadre propice et familier de l’écriture épistolaire.

Mais en effet, la correspondance de Supervielle est d’une très grande richesse : ses échanges avec André Gide, Saint-John Perse, ainsi que ses lettres à Marcel Arland, Franz Hellens, seront édités dans un second Choix de lettres que je prépare actuellement avec l’autorisation de Daniel Bertaux, ayant-droit de l’écrivain.

Francis Walsh : Je vous remercie d’annoncer ici la préparation de ce second volume des Choix de lettres. Je ne connaissais que peu Jules Supervielle avant de vous lire, et je découvre en lui et à travers votre travail un épistolier passionnant, et effectivement extrêmement prolifique : ce travail d’édition m’apparaît tout à fait nécessaire. Je trouve également intéressant ce choix d’organiser le premier volume autour de l’« amitié » : il semble qu’ils soient nombreux, les littéraires et artistes qui, au courant de la première moitié du XXe siècle, accordent une importance toute particulière à l’amitié et, par la même occasion, à la lettre d’amitié. Je pense bien entendu à Alain-Fournier, Jacques Rivière, André Lhote1, mais également aux amitiés surréalistes, puis à Jean-Paul Sartre et Paul Nizan, etc. Or, dans ces amitiés, dans ces lettres, ne semble pas être simplement en jeu une relation interpersonnelle, mais, tout à la fois, la définition et redéfinition de formes de vie, d’esthétiques et, bien sûr, de l’amitié elle-même. Dès lors, il semble que ces amitiés littéraires, en plus d’être à la croisée de l’individuel et du social – pour reprendre le titre d’un ouvrage dirigé par Mireille Bossis (Paris, Éditions Kimé, 1994) –, c’est-à-dire en plus de participer à la fois au partage de l’intimité et à la configuration d’un champ, permettent la rencontre de l’identitaire et du littéraire. Ou, pour dire les choses un peu vaguement, elles participent, à certains moments et de manières différentes dépendamment des partenaires d’échange, d’une sorte d’inter-subjectivation littéraire, la formation de soi de l’un par l’autre d’un ethos, d’une posture parfois partagée, parfois distincte, c’est-à-dire d’un alter ego littéraire, un autre moi, à la fois autre et même. Je pense par exemple à cette « image de la mer » que développent Supervielle et Michaux dans leurs échanges, image qui, selon vous, « évoqu[e] à la fois la puissance de l’amitié naissante et la thématique du voyage, essentielle dans l[eurs] œuvres » (p. 23) : la « mer », c’est semble-t-il ce qui scinde et unifie, ce qui concrètement sépare les épistoliers et ce qui, poétiquement, les rassemble voire, comme vous faites remarquer, les fait naître. Je n’ai pas de question : je remarque, simplement, qu’il y a possibilité de saisir, dans ce volume de lettres, la co-production de l’amitié et d’un ethos littéraire.

D’ailleurs, dans l’introduction au volume, après avoir rappelé le parcours de déraciné de Supervielle (la mort de ses parents, son enfance au Pays basque et en Uruguay, puis son installation à Paris), vous montrez comment l’étude de la correspondance permet de « reconstituer […] un pan important de la vie littéraire de la première moitié du XXe siècle » et de dégager la « conception de la littérature singulière [qui] s’exprime » dans ces lettres. La correspondance apparaît également selon vous comme un « témoignage précieux sur l’élaboration de l’œuvre et sur la pratique d’écriture de Supervielle » (p. 7). Vous dégagez ainsi de la lettre ce qu’on pourrait appeler trois « figures littéraires » à la croisée du social, c’est-à-dire de la place que négocie un individu spécifique dans un ou plusieurs champs littéraires, et de l’intime ou du personnel, en tout cas de la production d’une identité littéraire, dont vous faites par ailleurs la généalogie dans votre récent ouvrage Jules Supervielle. Une quête de l’humanisation (Classiques Garnier, 2021). Ces trois figures sont : la figure du passeur (lié aux questions de champ et de réseautage), la figure du critique ou du théoricien de la littérature (où se joue un double jeu d’échange, c’est-à-dire de lecture d’autrui et d’élaboration d’une réflexion propre sur la littérature) et la figure du créateur (où une identité littéraire s’expose à la lecture).

Ma question est donc la suivante : quels sont les points de contact entre ces différentes figures et entre la dimension personnelle et sociale qu’elles supposent ? Je pense par exemple à ce que vous appelez en introduction aux Lettres la posture du « hors venu » (p. 25), cohérente avec les déracinements de Supervielle, et qu’on pourrait saisir à la fois comme une manière d’être au sein du champ littéraire (une posture spécifique de passeur), une manière de lire autrui (une posture critique) et un lieu d’énonciation littéraire spécifique (une posture de créateur). Je me demande donc : cette posture du « hors venu » permettrait-elle de faire la synthèse entre ces trois figures littéraires, le passeur, le critique et le créateur ?

Sophie-Anna Fischbach : On peut commencer par rappeler l’origine de ce terme, le « hors venu », que Supervielle donne comme titre à deux poèmes, l’un dans Les Amis inconnus et l’autre dans Oublieuse mémoire ; c’est aussi le titre que donne Paul Viallaneix à son essai sur le personnage poétique de Supervielle2. Selon le gendre et biographe de Supervielle, le poète Ricardo Paseyro, le terme « hors venu » aurait été forgé par Supervielle à partir de pajuerano, mot du « patois rioplatéen », popularisé par un grand ami de Supervielle, Ricardo Güiraldes. Le terme désignerait, péjorativement, un paysan fruste, rustaud ; Supervielle lui ôte ces significations pour en faire une sorte de héros légendaire, qui rappelle notamment « L’Étranger » de Rilke – un autre de ses amis –, ainsi qu’une figure de double, de revenant.

On peut ainsi attacher à la figure du « hors venu » l’idée du déracinement, d’une difficulté à se situer, sur le plan identitaire et géographique – on se souvient de l’histoire familiale de Supervielle, orphelin de ses deux parents à l’âge de neuf mois, puis partagé, sa vie durant, entre la France et l’Uruguay – mais aussi éthique et existentiel. Une suite de poèmes comme « Saisir », dans Le Forçat innocent, illustre par exemple ce désir de nouer un lien avec les autres et avec soi, et les difficultés liées à cette entreprise.

Selon Ricardo Paseyro3, Supervielle est moins défini par l’attitude du « hors venu » que par la volonté de se fondre parmi les autres, « Français en France », « Uruguayen en Uruguay », « humain parmi les humains »… Il me semble qu’au contraire, cette quête de situation est liée, en profondeur, avec la posture du « hors venu », et que, si on la comprend ainsi, elle permet, comme vous le dites très bien, de saisir la place spécifique de Supervielle sur les trois plans que vous évoquez. En tant que créateur, comme dans le champ littéraire, il apparaît à la croisée des chemins. Premièrement, il élabore une pensée de la littérature en marge, et ce, non pas tant dans des textes théoriques – il en a publié très peu, et les plus importants prennent significativement la place de la postface, et non pas celle, programmatique, inaugurale, de la préface ; en outre, un titre comme « En songeant à un art poétique » dit bien l’absence de dogmatisme qui est la sienne – que dans le dialogue épistolaire, amical, surtout avec Jean Paulhan. La correspondance est aussi le lieu où se façonnent les œuvres, à partir des suggestions de correction par Paulhan, l’ami-éditeur, mais également de sa réflexion sur ce qui rapproche un personnage poétique comme Guanamiru du Barnabooth de Larbaud, ou sur ce qui distingue son écriture de celle de Jouhandeau, par exemple. Deuxièmement, cette posture du « hors venu » est aussi celle du passeur qu’est Supervielle, entre les lettres françaises et sud-américaines, mais aussi entre les revues – Supervielle collabore aussi bien à La N.R.F. qu’aux Cahiers du Sud de Ballard, ou à la jeune revue La Licorne fondée par son gendre Pierre David et son amie la poétesse uruguayenne Susana Soca ; il met en lien la revue fondée par Caillois en 1941, Lettres françaises, publiant des textes d’écrivains français représentant la France libre, et de jeunes auteurs comme Alain Bosquet. De fait, Supervielle sert également de passeur entre les générations : il conseille à Paulhan de jeunes écrivains de talent, comme Patrice de La Tour du Pin. Enfin, les lectures de Supervielle, ses traductions – de Ricardo Güiraldes, Jorge Guillén, Federico Garcia Lorca, mais aussi de Shakespeare – comme ses amitiés, témoignent d’une forme d’ouverture, au-delà de telle ou telle école, de tel ou tel courant. On l’observe dans la liste des écrivains qu’il fait découvrir à Paulhan, de Gloria Alcorta à Felisberto Hernández, un écrivain uruguayen dont il admire les contes poétiques et qui est l’un de ses amis proches.

Francis Walsh : Je suis bien d’accord avec vous : cette volonté de se faire des amis, de s’intégrer, n’entre pas en contradiction mais plutôt en tension avec la figure du « hors venu » : c’est en tant que venu d’ailleurs et en tant que celui qui permet la rencontre des mondes que Supervielle semble se définir une place, un lieu. Or, ce lieu est peut-être précisément, et c’est là la tension qui réside dans cette posture, celle du passage, de l’entre-deux ou, pour ainsi dire : en sa posture réside le risque de l’im-posture, c’est-à-dire de l’absence de posture clairement définie de l’étrangeté. Et alors, c’est bien là, il me semble, où la posture identitaire devient pour ainsi dire « littéraire », c’est-à-dire « créative », énergique, prolifique, dans la mesure où tenir place dans le passage, construire l’(im)posture, exige de Supervielle écrivain, épistolier, ami, lecteur, qu’il se recommence sans cesse, qu’il ne se fixe pas dans un dogme, un programme, par exemple.

Ma deuxième question relève plus spécifiquement du rôle de la correspondance dans la genèse de cette posture du « hors venu » entendue comme lieu de l’énonciation ou ethos littéraire. La lettre pourrait bien être, par exemple, le lieu où s’élabore la poétique des « commencements » que vous mentionnez en introduction : celui qui vit entre plusieurs mondes se recommence sans cesse, et la correspondance est précisément une écriture du passage, un écho d’outre-mondes. Ma seconde question est donc la suivante : en quoi l’écriture épistolaire peut-elle être pensée non plus en tant qu’elle témoigne de la génétique de l’œuvre au sens classique de « l’étude des états successifs d’un texte », ou de l’étude des « corrections » apportées à un projet littéraire (p. 31), mais en tant qu’elle participe elle-même de cette « perpétuelle genèse » (QH, p. 26) qu’est selon vous l’œuvre de Supervielle. En quoi l’écriture épistolaire participe-t-elle de l’élaboration de l’(im)posture littéraire du « hors venu », ou si l’on veut d’une « paratopie littéraire4 » spécifique, pour reprendre l’expression de Dominique Maingueneau ? Autrement dit, en quoi cette écriture est-elle, pour reprendre cette fois l’expression de Vincent Kaufmann, un « laboratoire5 » de l’œuvre, si ce n’est en tant que lieu où s’élabore une scénographie à la fois personnelle et littéraire, à la croisée du « temps de la vie » et du « temps de l’œuvre » (p. 30), ou encore de l’identité narrative et de l’identité créatrice ?

En somme, si ma première question visait la posture du « hors venu » comme point de contact entre la tripe figure du passeur, du critique et du créateur, je me demande à présent de quelle manière la correspondance participe de la production de cette posture, entendue comme la posture d’énonciation littéraire spécifique à Supervielle ?

Sophie-Anna Fischbach : On peut ici observer un double phénomène : d’une part, la manière dont l’écriture poétique se nourrit de la matière biographique, dans un effet d’écho avec la correspondance ; d’autre part, la manière dont s’élabore, dans la correspondance, une posture du hors venu, comme vous l’évoquez avec justesse. La récurrence, dans l’œuvre et dans la correspondance, de l’image de l’océan, qui matérialise cette séparation du sujet, entre deux continents, entre deux mondes, en est un signe. On renoue ici avec un enjeu central de l’écriture de Supervielle : il s’agit de se saisir et de tenter de se situer dans le monde, ce qui donne à l’écriture une valeur et une fonction existentielles et éthiques.

On observe tout particulièrement cette posture du « hors venu », au sens cette fois de l’exilé, de celui qui se trouve écarté, des autres et de soi-même, entre 1939-1946, pendant les sept années, englobant la Seconde Guerre mondiale, où Supervielle se trouve en Uruguay. Il vit en effet cette période comme un exil : dans la correspondance s’élabore une figure du sujet à distance, malade, affaibli (il passe près d’un an et demi dans un établissement de soins, à Colonia Suiza), et surtout séparé, d’une partie de sa famille, de ses amis, ainsi que de la France. Il est également à cette période quasiment ruiné, en raison de la faillite de la Banque Supervielle à Montevideo en novembre 1940 ; mais il n’évoque que peu ce dernier aspect dans sa correspondance, sans doute par pudeur, et dans la conscience de la situation terrible qui est celle de ses amis restés en France. À l’inverse, le tourment, l’inquiétude pour ses proches transparaissent dans les lettres de cette période, avec l’énumération des noms des amis, avec des demandes récurrentes de nouvelles, auprès de Paulhan notamment ; on retrouve encore des interrogations inquiètes dans les lettres de cette période à Marcel Raval, directeur de la revue Les Feuilles libres, mais aussi aux jeunes poètes mobilisés, comme Claude Roy, Alain Bosquet.

Or, à cette période, Supervielle écrit énormément, ce que l’on peut lier à l’angoisse et à l’inquiétude qui sont les siennes pendant ces sept années douloureuses : c’est ce qui donnera lieu par exemple au texte « Journal d’une double angoisse » (Boire à la source, 1951) qui fait référence à l’angoisse personnelle et à l’expérience individuelle de la maladie, mais aussi au drame collectif, historique ; et l’on peut encore observer le retour des thèmes et de la posture de l’exilé, du hors venu, constatés dans la correspondance, dans les textes poétiques de cette période, recueillis dans le recueil 1939-1945.

Le titre même de ce recueil montre qu’il est, plus que les autres, lié aux circonstances historiques. Or, alors que Supervielle a tendance à supprimer la référence autobiographique lors de la genèse de ses poèmes, dans ce recueil les amis sont évoqués, comme dans un écho aux litanies des noms des proches dans la correspondance : outre le poème « Souffrir », on peut signaler « 1940 », dont plusieurs états manuscrits et la version préoriginale (publiée dans le no 75 de Sur en décembre 1940), comportent les prénoms de Jean Paulhan, de Pierre Bertaux, l’un des gendres de Supervielle, et de René Étiemble, comme pour convoquer les absents dans l’écriture. Plus largement, le thème de la dépossession structure le recueil, comme la correspondance ; et on constate une écriture dépouillée, qui, comme dans la lettre, coupe court à l’éloquence, fait place à la dissonance, mais aussi au dialogue, ainsi que dans le poème « Dialogue avec Jeanne » : l’adresse à l’autre, à l’altérité, est au principe de l’écriture de Supervielle – qu’elle soit épistolaire, poétique ou encore théâtrale. De fait, le travail de la genèse, celle des poèmes, des textes en prose ou des pièces de théâtre, est chez Supervielle fondé sur la prise en compte d’un lecteur ou d’un spectateur à qui s’adresser. On peut ainsi citer les beaux vers de la « Lettre à l’étoile », une lettre d’amour qui reste lettre morte, dans La Fable du monde, recueil peut-être plus que les autres encore fondé sur l’apostrophe, la quête d’une réponse, et qui paraît en 1938, dans le contexte de la montée des tensions internationales :

Tu es de celles qui savent 
Lire par-dessus l’épaule,   
Je n’ai même pas besoin   
Pour toi, de chercher mes mots,      
Depuis longtemps ils attendent,      
A l’ombre de mon silence 
Derrière les lèvres closes   
Et les distances moroses   
A force d’être si grandes.

Le rêve de compréhension qui s’exprime dans ces vers est bien celui qui hante le « hors venu » : rêve d’une communication presque amoureuse, fondée sur les mots de tous les jours et la spontanéité – Supervielle, qui n’écrit pas pour les spécialistes du mystère en poésie, retrouve cet ethos de la simplicité dans sa correspondance, où il s’excuse souvent de ne pas maîtriser l’art d’écrire de « belles lettres » ; plus largement, rêve d’être compris, saisi, malgré la distance, le silence, et l’ombre de la mort.

Francis Walsh : Merci pour cette réponse très documentée, très précise. On voit la pluralité des ponts qui se tissent entre la lettre et l’œuvre, des ponts aussi bien affectifs, existentiaux que poétiques : un certain conflit entre la possession et la dépossession de soi, une tension entre l’écriture comme dialogue vivant et silence de mort, par exemple. Et l’amitié n’apparaît plus, dans 1939-1945, comme un dehors de l’œuvre, comme quelque chose qui se tiendrait au seuil de la subjectivité littérature : comme un écho à l’image de la mer, laquelle permettait de construire l’amitié, ici c’est bien l’amitié qui construit l’imaginaire, la poésie, le sens, la place. Or, il me semble également, à vous écouter, que d’une certaine manière, si Supervielle est un épistolier aussi prolifique, c’est qu’il trouve sa place, une sorte de repos, en tout cas un apaisement aux angoisses du « hors venu », celles d’être l’exilé, le sans-lieu, dans le mouvement même de l’écriture épistolaire et littéraire, c’est-à-dire dans l’échange ou, comme vous le dites, dans la communication, le dialogue. Et il me semble qu’il soit là, précisément, le tournoiement de l’(im)posture : si la correspondance participe de la genèse d’une figure du « hors venu » nécessaire pour qu’il y ait écriture, énergie, création, voire amitiés et si, dans un même temps, le déploiement de l’écriture et de l’amitié, de la création relationnelle et/ou littéraire, apaise ou sublime les angoisses, alors l’écriture du « hors venu » à la fois génère l’instabilité et la stabilité, l’exil et l’appartenance, c’est-à-dire le passage. Je pense par exemple à cette lettre adressée par Supervielle à Victorio Ocampo le 16 mars 1925, et où il écrit, « à bord du Massilia et non loin de Lisbonne » (p. 561), c’est-à-dire à bord d’un paquebot, à l’embouchure du Tage :

Depuis près de deux semaines je suis le prisonnier de la mer, cette enfant gâtée qui exige que nous nous occupions d’elle sans répit. Au milieu de la nuit ne vient-elle pas nous réveiller parfois pour nous faire sentir notre esclavage ? Je réussis à m’échapper un instant à l’interminable rêverie à quoi elle voudrait nous condamner. C’est que j’ai tant besoin de vous remercier de cette belle idée que vous avez eue d’accueillir notre ami Figari dans la maison que Tagore venait de quitter ! (p. 561)

L’écriture, comme vous dites, est bien une tentative de ressaisie de soi, une manière d’échapper aux flottements, aux ballottements, à la mer. Or, sans la mer, sans l’enfant indomptable, sans cet exil, sans ce lieu de passage qui s’étire en longueur, il n’y aurait pas de raisons de s’échapper, pas de raisons d’écrire, pas non plus de lieu d’énonciation surchargé d’images, et peut-être même un moins grand besoin de communiquer avec l’amie. Il me semble qu’une part de l’écriture poétique, dans la correspondance amicale de Supervielle, émerge de cette tension, de la sublimation en langage poétique d’une scène d’énonciation contestée mais fondatrice, c’est-à-dire fondée dans le passage même. Dans tous les cas, je vous remercie pour cet échange : Supervielle épistolier mérite amplement le travail patient et précis que vous lui accordez; pour ma part, j’ai grâce à vous découvert un épistolier fascinant.

Sophie-Anna Fischbach : Je crois que la notion de passage, que vous convoquez, résume en effet l’essentiel : l’écriture naît bien de cette volonté de créer « une continuité par-dessus des abîmes », de construire des « ponts dans l’espace6 », pour reprendre les images de Rainer Marie Rilke dans une lettre à Supervielle ; si elles lui sont inspirées par la lecture de Gravitations, elles caractérisent aussi la correspondance de l’écrivain. Enfin, je voudrais à mon tour vous remercier pour votre lecture attentive, ainsi que pour ces questions et pistes d’analyse passionnantes.

  • 1. Juliette Carré, Correspondances d’Alain-Fournier, Jacques Rivière et André Lhote. Une école des Lettres à la Belle Époque, Paris, Champion, 2018. Le terme d’« amitié » n’apparaît pas dans le titre, mais l’ouvrage y est en grande partie consacré.
  • 2. Paul Viallaneix, Le Hors-venu, ou le personnage poétique de Supervielle, Paris, Klincksieck, 1972.
  • 3. Ricardo Paseyro, Jules Supervielle : le forçat volontaire, Monaco, Éditions du Rocher, 1987.
  • 4. Voir Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, 262 p. Par exemple : « La paratopie n’est telle qu’intégrée à un processus créateur. L’écrivain est quelqu’un qui n’a pas lieu d’être (aux deux sens de la locution) et qui doit construire le territoire de son œuvre à travers cette faille même. […] La paratopie n’est pas une situation initiale : il n’est de paratopie qu’élaborée à travers une activité de création et d’énonciation [par exemple l’écriture épistolaire]. […] Il n’y a pas de « situation » paratopique extérieure à un processus de création : donnée et élaborée, structurante et structurée, la paratopie est à la fois ce dont il faut se libérer par la création [se donner une place dans le champ littéraire] et ce que la création approfondit [mais prendre place en tant qu’« hors venu », en tant que celui qui n’est pas à sa place], elle est à la fois ce qui donne la possibilité d’accéder à un lieu et ce qui interdit toute appartenance. » (p. 84-86).
  • 5. « Telle est du moins l’intuition à laquelle ce livre cherche à donner une réalité : pour certains écrivains, la pratique épistolaire est, indépendamment de son éventuelle valeur esthétique, un passage obligé, un moyen privilégié d’accéder à une œuvre. Et plus généralement, lorsqu’elle ne joue pas ce rôle initiateur, elle fonctionne comme un laboratoire. Elle accompagne le travail de l’écrivain, elle lui permet d’éprouver, dans sa relation à un autre déjà absent, une forme particulière de parole avec laquelle il se tient au plus près de l’écriture proprement dite. » (Vincent, L’Équivoque épistolaire, Paris, Minuit, 1990, p. 8.) La lettre est l’expérience d’une scène d’énonciation, le lieu où elle s’élabore et où s’élabore le « qui » d’une scénographie littéraire, un « qui » qui serait, chez Supervielle, le « hors venu ».
  • 6. Lettre de Rainer Maria Rilke à Jules Supervielle du 28 novembre 1925, Correspondance, Paris, Éditions du Seuil, 1976.

Pour citer cet article: 

Walsh Francis, « Entretien autour de Choix de lettres de Jules Supervielle », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2022, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/entretien-autour-de-choix-de-lettres-de-jules-supervielle, page consultée le 15/12/2024.


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