« Décoloniser le sujet : enjeux et limites d’une métaphore critique »
Smith Sidonie et Watson Julia (dir.), De/colonizing the Subject: the Politics of Gender in Women’s Autobiography, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992, 484 p.
Sujet d’indignation, de plaisanteries ou d’acquiescement, la une du Figaro Magazine du 12 novembre dernier a polarisé la sphère médiatique. On pouvait y lire : « École. Comment on endoctrine nos enfants. Antiracisme, idéologie LGBT+, décolonialisme, enquête sur une dérive bien organisée ». Une série de concepts, qu’il devient désormais commun de réunir pêle-mêle sous le néologisme de « wokisme », y faisaient l’objet d’une vive résistance, notamment par les sympathisants des mouvements politiques associés à la droite. Cette une aux allures de théorie du complot, insidieusement perceptible dans l’opposition entre le pronom indéfini « on » et le pronom possessif « nos », auquel s’ajoutaient les connotations attachées aux termes endoctrinement et organisation, soulignaient le paradoxe à l’œuvre dans la réception contemporaine des outils de pensée postmodernes. Élaborés en vue de contribuer à la libération des opprimés, ceux-ci sont désormais perçus comme une idéologie oppressante et menaçante par une partie de la société. Cette incompréhension, réelle ou faussement naïve (on ne peut nier qu’elle est inséparable d’une tactique politique), est l’occasion pour les milieux intellectuels, en particulier dits de gauche, de reconsidérer l’épistémologie et les formes de discours désormais normatifs.
Le collectif De/colonizing the Subject: the Politics of Gender in Women’s Autobiography dirigé par Sidonie Smith et Julia Watson et publié en 1992 aux Presses de l’Université du Minnesota, s’inscrit tout à fait dans cette dynamique dite « woke ». Le corpus choisi est varié, tant dans les points de vue des autrices étudiées que dans la nature de leurs textes : L’Amant de Marguerite Duras y côtoie des livres de cuisine. Ce décloisonnement de la littérature rompt avec une vision figée des études de lettres, De/colonizing the Subject se situant au croisement de la littérature, de la sociologie et de l’histoire. En voici la thèse générale : en identifiant et en dénonçant les oppressions subies par les femmes, l’écriture autobiographique féminine crée les moyens de déconstruire l’emprise psychique exercée sur celles-ci et qui a pour effet de les confiner à une position d’infériorité, les contributrices de l’ouvrage s’attachant en priorité à des femmes concernées par plusieurs formes de discrimination, dans une perspective intersectionnelle.
Nous verrons toutefois que l’emploi indiscriminé du terme « décolonisation » pose difficulté. Est-il pertinent d’employer ce terme générique afin de couvrir sans distinction les formes d’oppression coloniale et les autres formes d’oppression : de race, de classe, de genre ou de religion ? Et la notion de « décolonisation » permet-elle vraiment de dépasser les rapports de force hérités du colonialisme ?
Colonisation et aliénation : deux notions interchangeables ?
La colonisation ne représente pas la seule occupation spatiale du territoire. Les moyens mis en œuvre pour installer durablement un rapport de force inégalitaire permettant l’exploitation entraînent, en effet, une transformation psychique du colonisé. Pour que la domination ne soit pas remise en cause, il faut que celle-ci apparaisse nécessaire : justifiée objectivement par la supériorité à la fois militaire, morale et culturelle du colonisateur. Dans Peau noire, masques blancs1, Franz Fanon opère les prémisses d’une analyse psychologique du racisme dans les sociétés coloniales, et en particulier du rapport entre les Antilles et la métropole française. Le racisme repose sur deux dynamiques. La première exogène au sujet noir : il s’agit du racisme projeté par le Blanc ; la seconde endogène, puisqu’elle résulte d’une intériorisation des imaginaires collectifs empreints de racisme, qui pré-définissent le sujet noir. Selon Fanon, la race est une construction sociale façonnant en profondeur la psychologie des individus colonisés, due à l’aliénation qu’entretient et favorise le processus de racialisation. Il en découle que les autobiographies de femmes portent la trace de cette aliénation, De/colonizing the Subject défendant pour thèse que l’écriture de soi permettrait de lutter contre les dominations intériorisées.
Prenons pour exemple l’article de William L. Andrews : « Le discours moral fluctuant dans les autobiographies de femmes afros-américaines au XIXe siècle : Harriet Jacobs et Elizabeth Keckley2 », dans lequel il est question de la relation à la morale chrétienne chez deux écrivaines pour qui la foi devient vecteur d’émancipation tout en conservant la trace historique de l’assujettissement des esclaves africains à la religion des maîtres. En se référant aux textes de Maria W. Stewart et de Frances Ellen Watkins Harper, William L. Andrews souligne que pour ces femmes, la clef de « l’avancement racial » est « l’amélioration morale » (p. 226) des personnes noires. Ces dernières ont suffisamment intégré les normes morales du christianisme pour que ces normes deviennent un critère de dévaluation de leurs pairs. Pourtant, les vertus chrétiennes ne sont que partiellement remises en cause par certains courants abolitionnistes, comme en témoigne Incidents dans la vie d’une jeune esclave d’Harriet Jacobs. Pour l’autrice, les critères de la « vraie féminité » doivent être réévalués afin de s’adapter aux conditions de vie des femmes noires, qu’elles soient esclaves ou affranchies. Les qualités d’ordre domestique sont par exemple inaccessibles à Jacobs puisqu’elle ne possède pas de foyer pour sa famille. Le récit autobiographique, en s’adressant notamment aux femmes blanches des classes moyennes et supérieures, fait ainsi appel à des normes socialement partagées de la féminité, tout en soulignant leur inaccessibilité matérielle pour une partie des femmes à qui elles sont néanmoins prescrites.
Cette attitude ambivalente à l’égard des valeurs sociales régulatrices trouve un écho dans la relation des femmes marginalisées dans leur usage du langage au sein même de leurs écrits autobiographiques. En l’occurrence, dans « Le sujet des Mémoires : la technologie de l’individualité idéographique dans La Femme guerrière3 », Lee Quinby s’intéresse à la place de la langue dans la construction de l’individu. Dans ses Mémoires, Kingston note que dès les premiers mois de sa vie, sa relation au langage est devenue un enjeu culturel : sa mère, Chinoise immigrée aux États-Unis, lui a, en effet, fait subir une freinectomie linguale, autrement dit lui a coupé le frein de la langue afin de lui permettre d’apprendre plus aisément n’importe quelle langue. Or avoir la langue déliée est considéré comme un attribut diabolique dans la culture chinoise. Cet événement dont la narratrice ne se souvient pas, mais qui lui a été raconté, se transforme en épisode traumatique : Kinsgton ne vit pas seulement entre deux langues, l’anglais et le chinois ; il lui faut lutter contre le mutisme qui serait sa condition naturelle de femme évoluant entre les haines croisées de la sinophobie américaine et de la misogynie chinoise. L’exemple le plus intéressant dans La Femme guerrière concerne l’incompréhension de la narratrice confrontée au pronom « je » (« I »). Aveugle à la subtilité de son incompréhension, le maître d’école la relègue dans un coin de la salle, auprès des garçons dissipés. Ce malentendu révèle toutefois que je n’est pas un pronom personnel aussi unique et unifié qu’il peut en avoir l’air. L’autrice invite ainsi le lecteur à emprunter le regard d’une enfant sino-américaine : « Le “je” chinois possède sept traits, intriqués les uns dans les autres. Comment le “je” américain, portant fièrement un chapeau comme le “je” chinois, pouvait-il avoir trois traits, celui du milieu si droit4 ? » Conséquence : le « I » et le « 我 » (prononcé wŏ) ne se superposent qu’imparfaitement dans l’esprit de la petite fille. Lee Quinby reprend ainsi l’analyse faisant du « I » un pronom phallique dans sa graphie même, analyse qu’elle développe succinctement pour faire du pronom une forme d’impérialisme. Il est néanmoins intéressant de noter que le « 我 » a beau représenter une multiplicité possible du « je », celui-ci n’est pas plus inclusif. Kingston rappelle qu’il existe une forme féminine du « je », à savoir le mot « esclave », et révèle ainsi que le chinois « brime les femmes par le biais de la langue elle-même5 ». L’autrice ne reste pourtant pas prisonnière de cette dichotomie, où elle ne peut trouver sa place, et rejette la possibilité de parvenir à un langage capable de transcender les mécanismes de pouvoir préexistants, se contentant dès lors de les démasquer par l’écriture. Selon l’expression de Quinby, « elle construit une subjectivité grâce à une forme d’écriture qui force l’alphabet américain de son texte à révéler ses subtilités comme le font les idéogrammes chinois6 ». Cette approche du langage démontre effectivement une prise de position que l’on trouve dans l’introduction générale de l’ouvrage : « les locuteurs “illégitimes” ont une manière de dévoiler l’instabilité des formes7 ». Bien que cette idée de texte métissé, d’une écriture de soi se construisant dans un dialogue fécond entre deux langues, soit particulièrement séduisante sur le plan littéraire, celle-ci se révèle en même temps le fruit d’une vision fantasmée de la langue chinoise. En effet, dans bien des cas les idéogrammes ne sont pas plus explicites que l’alphabet latin : il s’agit le plus souvent des signes arbitraires, qui offrent simplement plus de prise à l’interprétation grâce à leur apparence symbolique. On le voit, la linguistique va dans ce cas à l’encontre de la poésie.
Les exemples des œuvres de Jacobs et de Kingston nous ont permis d’observer que les récits de soi pouvaient être un lieu de redéfinition du langage et des valeurs hégémoniques au sein de la société américaine. Toutefois, l’emploi constant du terme décolonisation demeure questionnable, et ne se transpose pas aisément dans le cadre intellectuel français. Peu des autrices citées dans cet ouvrage correspondent réellement à ce que l’on considère sans ambiguïté comme des personnes « colonisées » et peu de récits font part d’une confrontation directe avec les structures coloniales. Cette conception très large de la notion de colonisation s’avère ambiguë dans la mesure où elle tend à gommer les nuances spécifiques à chaque groupe social. Il est, en effet, délicat de confondre domination politique, économique et culturelle avec les instruments historiques de la colonisation. En plus d’être relativement flou sémantiquement, ce concept s’emploie de manière plus complexe en français, où il apparaît beaucoup plus chargé en connotations historiques : en France, la colonisation renvoie avant tout à l’histoire récente, et s’emploie en tant que notion plus difficilement de manière métaphorique.
Pour éclairer ce que nous entendons ici par « notion métaphorique », il nous semble important de mentionner la question de la « décolonisation sexuelle », abordée en particulier dans l’article de Julia Watson : « Les différences indicibles : les politiques du genre dans les autobiographies de femmes lesbiennes et hétérosexuelles8 ». Au sein des études de genre, la notion de « colonisation sexuelle » fait depuis longtemps débat, et a notamment été traitée par Adrienne Rich dans La Contrainte à l’hétérosexualité9. La décolonisation sexuelle des femmes constituerait un retrait matériel et/ou psychologique de la domination sexuelle masculine, en particulier grâce par une remise en cause fondamentale de l’hétérosexualité, cette injonction sociale profondément intériorisée par les individus. Rich étudie ce qu’elle appelle « l’hétérosexualité compulsive », c’est-à-dire la tendance pathologique des femmes à entretenir des relations à l’encontre de leurs désirs et à refuser la possibilité du lesbianisme. En rappelant cet arrière-plan théorique, Julia Watson admet que colonisation est ici employée comme une « métaphore et une stratégie discursive10 ». Tout en admettant cette terminologie critique, elle devance néanmoins les critiques prévisibles et légitimes, par le détour d’interrogations rhétoriques :
Le concept de colonisation est-il seulement viable en dehors d’un réseau, imposé de l’extérieur, de pratiques politiques répressives concernant des peuples entiers ? Ou bien la « décolonisation sexuelle » est-elle un indice du discours féministe américain décadent et dépolitisé, qui a été souvent critiqué par ses sœurs non-européennes du tiers-monde pour s’être embourbé dans des problèmes individuels et bourgeois, plutôt que de s’occuper de l’exploitation caractéristique du capitalisme moderne d’une classe entière de femmes ouvrières11 ?
De ce fait, l’application de la notion de décolonisation hors du cadre politique de la colonisation historique devient si extensible qu’on ne peut que s’étonner que les auteurs et autrices de ce collectif ne l’aient pas employée à propos du genre, au-delà de la critique de l’hétérosexualité. Le terme pourrait, en effet, se transposer à la transidentité, malheureusement oubliée dans De/colonizing the Subject, puisque l’écriture de soi peut justement devenir un moyen de faire le tri entre les normes de genre imposées et celles que l’on décide de performer de manière délibérée. Les autobiographies trans pourraient être l’occasion d’analyser en quoi la décolonisation de soi se révèle être toujours un acte de re-création : il ne s’agit moins de déceler une vérité du sujet que de trouver une identité dans laquelle celui-ci puisse vivre confortablement. Dans Défaire le genre, Judith Butler soulignait l’ambivalence des remises en question visant à se détacher des normes sociales, qu’on les désigne comme décolonisation ou comme déconstruction. Celle-ci écrivait en introduction à son essai :
[Les articles] traitent aussi de l’expérience de « se défaire » [becoming undone], que ce soit dans le bon ou le mauvais sens du terme. Parfois une conception normative du genre peut défaire notre personnalité, ébranler notre capacité à persévérer dans une vie viable. D’autres fois, l’expérience d’une restriction normative se défaisant peut défaire la représentation que nous avons de ce que nous sommes, mais cette fois pour en inaugurer une autre, relativement nouvelle, dont la finalité est plus vivable12.
La rencontre de l’ouvrage de Butler et de celui de Smith et Watson fait apparaître une faille dans l’usage des notions de décolonisation ou de déconstruction, faille que manifeste le préfixe privatif : chez les êtres humains, tout acte de démolition appelle à une reconstruction immédiate ; nous ne faisons que remplacer des modèles de pensée devenus défaillants, au lieu de les supprimer simplement. De plus, ces déconstructions sont partielles – de fait l’introduction de De/colonizing the Subject rappelait l’impossibilité d’atteindre une transcendance de l’individu par le biais de l’écriture, puisque celui-ci demeure aliéné du fait de ne pouvoir entièrement distinguer tous les éléments qui le composent. Ainsi l’article traitant à propos des autobiographies d’Anglaises mariées à des officiers britanniques en Inde montre-t-il que si celles-ci parviennent à se défaire de certaines contraintes liées à leur genre, elles n’en conservent pas moins une attitude colonialiste13. De même, dans le cas d’une autobiographie masculine, Gabriel d’Arboussier parvient-il à redéfinir son identité en tant qu’homme métisse sans questionner toutefois la manière dont son genre a façonné sa vie, à la fois privée et politique14.
« Techniques de pouvoir » et « techniques de soi »
La notion de décolonisation suppose un mouvement téléologique et linéaire alors que le rapport de force entre l’histoire qui « fait » les individus et conditionne leur développement en tant que sujet est un effort constant et inachevé – processus qu’encapsule la formule de Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous15. » De ce fait, il semble plus pertinent d’analyser l’ambivalence propre à l’effet libérateur (réel ou supposé) des écrits de soi à l’aune de la dichotomie entre « techniques de pouvoir » et « techniques de soi », deux notions développées par Michel Foucault, en particulier dans Subjectivité et vérité16 en 1980-1982. Les techniques de pouvoir désignent la manière dont le pouvoir s’exerce, insidieusement ou de manière explicite, sur les individus afin de déterminer leur conduite, qu’il normalise. Il ne s’agit pas nécessairement d’un pouvoir coercitif mais plutôt d’une pression incitative limitant le champ des possibles des sujets. À l’inverse, les techniques de soi représentent des méthodes individuelles ou collectives visant à transformer son corps et son âme afin d’atteindre un état d’ataraxie, de bonheur, de pureté, de sagesse. Celles-ci engagent un rapport de maîtrise ou de connaissance de soi sur soi. Ainsi que l’a montré Francis Walsh17, l’écriture autobiographique ne constitue pas une « technique de soi » a priori, mais le lieu privilégié d’une nouvelle compréhension du rapport de force entre « techniques de pouvoir » et « techniques de soi » composant la subjectivité.
Aussi préférons-nous nommer « techniques de soi textuelles » ce que Sidonie Smith et Julia Watson et les collaborateur/trices de ce collectif décrivent comme des formes littéraires représentatives de la décolonisation du sujet. Une telle désignation permet notamment de mettre en relief la dynamique d’échange réciproque entre l’individu et le groupe au sein de ces écrits. En cela, le testimonio18 nous offre un exemple de genre devenant un outil de libération collectif des oppressions politiques. Dans « La marge au centre : à propos du Testimonio (témoignage narratif)19 », John Beverley définit le genre du testimonio comme une forme englobant différentes formes de narrations autobiographiques à la première personne et dont la temporalité recouvre une « vie » ou la part significative d’une existence. Le testimonio, en effet :
peut inclure, mais ne peut se subsumer, à n’importe quel genre de textes cités ci-dessous, certains étant conventionnellement considérés comme littéraires, d’autres non : autobiographie, roman autobiographique, histoire orale, mémoire, confessions, journal, interview, témoignage, récit de vie, roman-témoignage, roman non-fictif, ou la littérature « factographique20 ».
L’auteur souligne que ces formes littéraires existent depuis longtemps aux marges de la littérature et qu’elles mettent en lumière les vies de l’ombre : celles des enfants, des « indigènes », des femmes, des fous, des criminels, des prolétaires. Le terme « testimonio » est espagnol et renvoie avant tout à une série de textes narratifs non-fictionnels d’Amérique latine : chroniques coloniales, journaux de guerre, essais « nationaux », mais également récits de vie à visée sociologique ou anthropologique, auxquels ont notamment recours Oscar Lewis et Ricardo Pozas dans les années cinquante. Le développement de ces formes s’accélère dans les années soixante, en lien avec les mouvements de libération nationale et le radicalisme culturel généralisé de l’époque. Le sujet-parlant du testimonio est ainsi posé en témoin des événements qu’il a observés ou qui l’ont constitués en tant qu’individu : la construction du sujet y est indissociable de l’histoire et de la société, et c’est justement par l’écriture qu’il trouve à la fois son identité et sa place au sein de la collectivité. Il s’agit d’une forme littéraire qui rend visible le cheminement décrit par Vincent de Gaulejac dans La Névrose de classe : « L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet21. » Celle-ci peut être considérée comme une technique de soi généralisable dans la mesure où elle « constitue une affirmation de l’individu sur un mode collectif22 ».
John Beverley rappelle également que, les auteurs des testimonio n’étant pas des écrivains professionnels, leur écriture produit un « effet de vérité » proche du skaz. Le style se révèle, en effet, crucial dans l’élaboration du rapport à soi dans les écrits de vie et dans la capacité à instaurer une relation authentique avec le lecteur. Foucault, dans son analyse des écritures de soi, propose la notion de « véridiction » ou acte de dire vrai, indépendamment de la vérité matérielle du contenu du discours. Dans le cadre des testimonio, le choix de la langue influence les conditions de véridiction. Lorsque les récits traitent de l’histoire coloniale, employer la langue du colonisateur peut apparaître comme une compromission entravant la possibilité même de porter une parole véridique. Ainsi Debra A. Castillo écrit-elle à propos de Rosario Castellanos : « [celle-ci] n’oublie jamais qu’en écrivant son histoire et celle des Indiens parlant le Tzeltal en espagnol, elle se rend complice de l’une des ambiguïtés les plus tortueuses de la « palabra enemiga » [« langue ennemie »], elle offre une voix (à elle-même et aux Indiens tzeltal) dans la langue des oppresseurs, dans une forme et un style inaccessibles au peuple qu’elle représente23. » Cet exemple montre que les récits de « décolonisation de soi » échouent dans leur forme même à opérer une décolonisation collective : au-delà de la question de la langue, il n’existe pas de forme qui puisse parler aux oppresseurs et aux opprimés en même temps. Il faut en effet choisir entre des formes « légitimes » d’expression, celles-là mêmes qui ont contribué à la situation des dominés en les excluant de la sphère politique, intellectuelle et culturelle. Pour reprendre nos outils : on ne peut être complètement satisfait des techniques de soi littéraires lorsque celles-ci empruntent aux formes des techniques de pouvoir – impasse que résume par la belle formule d’Audre Lorde : « Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître24. »
Non seulement les récits de soi sont parcourus de tensions internes liées à la langue et à la forme, mais ceux-ci se révèlent également soumis aux contraintes de la distribution éditoriale. À ce titre, le chapitre de Carole Boyce Davies, « La collaboration et l’impératif d’ordonner dans la production d’histoires de vie25 », éclaire l’évolution de la place de l’auteur dans son texte. Les « life stories » [« histoires de vie »] sont des récits autobiographiques d’abord narrés à l’oral puis retranscrits à l’écrit. Ce processus remet en cause l’idée d’un auteur disposant d’une pleine souveraineté sur son texte, les life stories étant éditées et ordonnées par une tiers personne : la responsabilité auctoriale est alors partagée entre le narrateur et le narrataire. Dans le cadre des entretiens, le texte n’est plus le produit d’un seul individu mais de la rencontre entre deux personnes. Cette idée est passionnante, mais masque néanmoins le fait que les deux individus impliqués sont rarement sur un pied d’égalité. En effet, les éditeurs (il peut s’agit de journalistes, de sociologues, d’anthropologues, en somme d’intellectuels, universitaires ou non) de life stories sont des détenteurs de la culture légitime : en faisant une série de choix concernant l’organisation du texte, ils exercent une technique de pouvoir. Sortir un témoignage oral de son contexte, en l’insérant dans un ouvrage collectif, en le dotant d’une préface, en supprimant des passages, ou en corrigeant des fautes de langue : tous ces gestes dénaturent le récit en le normalisant. L’ouvrage De/colonizing the Subject se heurte ici à un angle mort de sa réflexion qui concerne la nature même des corpus commentés : comme toutes les autres productions littéraires, les récits de vie doivent s’inscrire dans une économie éditoriale pour être rendus accessibles au public, et de ce fait, risquent d’être déformés pour pouvoir être considérés comme lisibles, à condition même de trouver un éditeur. Cette aliénation potentielle du texte met en péril son authenticité, et par extension jette le doute sur la capacité de la littérature à faire apparaître une subjectivité désaliénée.
Reconnaissance et appropriation
Malgré cette intervention éditoriale sur les textes autobiographiques, certains auteurs sont parfaitement conscients d’être pris dans des dynamiques d’appropriation de leur vie par les figures de pouvoir. Les auteurs marginalisés luttent ainsi entre deux courants contraires : leur parole même repose sur un besoin de reconnaissance mais doit inclure des mécanismes de résistance à l’appropriation afin de protéger son altérité. Judith Butler, dans l’introduction de Défaire le genre, rappelait la conception hégélienne de la reconnaissance pour articuler sa théorie au concept de performativité : « si les schèmes de reconnaissance disponibles “défont” la personne en lui conférant la reconnaissance ou en la lui refusant, alors la reconnaissance devient un site de pouvoir par lequel l’humain est produit de manière différentielle26. » Aux femmes marginalisées, les récits de soi offrent la possibilité de rappeler leur humanité, reconnue à l’inverse de manière différentielle dans la vie sociale, politique et économique. Pour Butler, la catégorie d’« humain » possède des contours mouvants, dont les frontières sont précisément repoussées par ceux et celles qui ne sont pas reconnues par le pouvoir : « Ceux qui sont jugés illisibles, méconnaissables ou impossibles parlent pourtant dans les termes de l’“humain”, ouvrant par là ce terme à une histoire qui n’est pas totalement déterminée par les différentiels de pouvoir existants27. » Toutefois, être inclus dans le genre humain n’est pas une reconnaissance suffisante mais minimale, qui ne suppose pas nécessairement l’égalité dans l’altérité.
À ce titre, « “Ce dont je parle lorsque je parle de mes paniers”, conversations avec Mabel McKay28 » de Greg Sarris, est un article déroutant sur le plan de l’analyse littéraire. L’auteur y dresse le portrait d’une femme incarnant à la fois cette volonté de reconnaissance tout en parvenant à se soustraire à la réification qui lui est liée. Invitée dans une université américaine pour parler de l’art de faire des paniers, Mabel McKay, une femme amérindienne, se refuse de se prêter au jeu de la discussion avec les étudiants. Ses réponses s’avèrent décevantes, ou, de manière plus précise, deceptive : McKay échappe sciemment à l’image qui « devrait » être la sienne. En ne se conformant pas à la grille de lecture préexistante de son public, celle-ci se défend d’être une archive et d’appartenir encore à l’histoire, demeurant ainsi insaisissable. Greg Sarris rapporte à cette occasion une métaphore parlante : « Une des femmes m’a dit : “Nos histoires, comme nos vies, sont vivantes. Tu pourrais aussi bien donner à l’homme blanc ta jambe ou ton bras. Peu importe ce qu’il obtient, il fait avec ce qui lui plaît. Comme avec notre terre29”. »
Janet Varner Gunn poursuit cette réflexion au sujet de l’autobiographie de Leila Khaled, qui milite en faveur de la cause palestinienne dans « Politiques de l’expérience30 ». Vivre en Israël et travailler sur des auteurs palestiniens amène la première à se demander si « l’autobiographie, aussi bien en théorie qu’en pratique, n’est pas inévitablement un acte d’expropriation31 ». En effet, en nous projetant personnellement dans un texte autobiographique par identification avec l’expérience dont il est question, ne nous approprions-nous pas les vies des personnes que nous lisons ? La lecture apporte-t-elle réellement une compréhension du monde colonial ? Caren Kaplan avance une réponse tranchée à cette question : l’Ouest lit des autobiographies de femmes du Tiers Monde justement parce qu’elles sont exploitées, et ce faisant, les place dans une économie globale de consommation, que celle-ci concerne les biens matériels, les données ou les histoires. Il est indéniable que les histoires personnelles (véridiques ou réécrites) sont devenues des objets de consommation sous forme littéraire ou cinématographique. Cette vision peut-être excessivement misérabiliste permet toutefois d’interroger l’identité et les motivations des lecteurs de ces écrits de soi. La conclusion de Caren Kaplan se conclut sur une impossible neutralité du lecteur dans sa relation au texte : « Il est impossible de lire de la littérature de témoignage en Occident en dehors de l’influence du capital et du discours colonial32 ».
Le fait que le terme lire soit souligné dans le texte nous amène à nous demander : pouvons-nous appréhender les récits de soi de manière plus juste dans un contexte oral ? En effet, le format écrit nous amène naturellement à employer des méthodes analytiques (en nous référant à une histoire littéraire par référence à l’intertexualité, en prêtant attention au style…). Ces outils que nous avons si bien intégrés au point d’en faire des réflexes de lecture dénaturent le récit en le recouvrant d’un filtre essentiellement occidental. Ce point nous semble fondamental pour remettre en cause le point de départ et l’aboutissement de De/colonizing the Subject : décoloniser le sujet, c’est en effet lui permettre d’être pleinement lui-même en le libérant des formes d’aliénation qui lui ont été imposées. Or, si ce collectif permet d’observer une partie du processus de décolonisation, il condamne néanmoins ceux dont il évoque les existences à n’être que des sujets décolonisés, autrement dit des sujets qui ne sont toujours pas indépendants de leur histoire coloniale.
*
Pour conclure, De/colonizing the Subject nous semble important afin de repenser l’influence des formes de l’énonciation sur la figure du sujet-narrateur, en particulier concernant des individus marginaux placés sur les étals des librairies et commentés dans les universités. Néanmoins, certaines idées et formulations peuvent être interrogées, la notion de décolonisation s’avérant trop sensible pour être, devenue une métaphore, généralisée à l’extrême. Sur ce point, il serait intéressant de pousser la remise en cause de la subjectivité dans les discours universitaires. Pourtant, s’il semble essentiel de préciser l’origine de sa parole dans des contextes précis, il est en revanche paradoxal de se condamner tout en continuant d’occuper une position d’autorité. Peut-être faut-il choisir de se taire ou de parler sans avoir à s’excuser de le faire. Finalement, De/colonizing the Subject peine à naviguer entre ces Charybde et Scylla que sont l’apolitisme naïf et la caricature d’un discours académique faussement aux prises avec le réel : en dernière instance, ce sont les actes qui sont politiques, et non les discours.
- 1. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2015.
- 2. William L. Andrews, « The Changing Moral Discourse of Nineteenth-Century African American Women’s Autobiography: Harriet Jacobs and Elizabeth Keckley » (p. 225).
- 3. Lee Quinby, « The subject of memoirs: The Woman Warrior’s Technology of Ideographic Selfhood » (p. 297).
- 4. « The Chinese ‘I’ has seven strokes, intricacies. How could the American ‘I’, assuredly wearing a hat like the Chinese, have only three strokes, the middle so straight? » (p. 304).
- 5. « [B]reak the women with their own tongues » (p. 305).
- 6. « [S]he constructs a subjectivity through a form of writing that forces the American script of her text to reveal its intricacies in the way Chinese ideographs do » (p. 306).
- 7. « “illegitimate” speakers have a way of exposing the instability of forms » (p. XX).
- 8. Julia Watson, « Unspeakable differences: the politics of gender in lesbian and heterosexual women’s autobiographies » (p. 139).
- 9. Adrienne Rich, La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais (1980), Genève-Lausanne, Mamamelis, 2010.
- 10. « [A]s a metaphor and a discursive strategy » (p. 146).
- 11. « Is a concept of colonization even viable outside a network of political, externally imposed, repressive practices that operate on entire peoples? Or is “sexual decolonization” an indication of the decadent and depoliticized discourse of American feminism, which has often been criticized by its non-European “Third Word” sisters for being mired in personal and bourgeois issues rather than addressing the exploitation of entire classes of women workers characteristic of late capitalism? » (p. 147).
- 12. Judith Butler, Défaire le genre (2004), Paris, Amsterdam/Multitudes, 2016, p. 11.
- 13. Nancy L. Plaxton, « Disembodied subjects: English Women’s autobiography under the Raj »(p. 387)
- 14. Les deux tomes de son autobiographie sont : Le Niger et le Tarn : la recherche d’une voie, 1964 et Intime réflexion, 1967. Cette remarque nous est inspirée par l’article de Françoise Blum et Ophélie Rillon, « Mémoires sensibles, mémoires métisses de la colonisation : les réflexions intimes de Gabriel d’Arboussier », Socio-anthropologie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2018, p. 51-70.
- 15. Jean-Paul Sartre, Saint-Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1952.
- 16. Michel Foucault, Subjectivité et vérité, Paris, Gallimard, 2014.
- 17. Francis Walsh, « Écriture de soi et subjectivation : une approche foucaldienne des écrits de soi », conférence dans le cadre du séminaire de Jean-Louis Jeannelle, « Après le pacte – nouvelles voies pour l’étude des écrits de soi », 22 novembre 2021, Sorbonne Université.
- 18. Testimonio s’avère traduisible en français par témoignage. Néanmoins nous conservons l’emploi du terme espagnol pour protéger les spécificités de ce genre tel qu’il est analysé dans De/colonizing the Subject.
- 19. John Beverley, « The margin at the center: on Testimonio (Testimonial Narrative) » (p. 91).
- 20. « Testimonio may include, but is not subsumed under, any of the following textual categories, some of which are conventionally considered literature, others not: autobiography, autobiographical novel, oral history, memoir, confession, diary, interview, eyewitness report, life history, novela-testimonio, nonfiction novel, or “factographic” literature. » (p. 93).
- 21. Vincent de Gaulejac, La Névrose de classe, Paris, Hommes et groupes, 1987.
- 22. « Testimonio constitutes an affirmation of the individual self in a collective mode » (p. 97).
- 23. « Castellanos never forgets that, by writing her story and the story of the Tzeltal-speaking Indians in Spanish, she is making herself complicitous is one of the most tortuous ambiguities of the “palabra enemiga” – giving voice to herself and to them in the language of the oppressors, in a form and a style inaccessible to the people she represents. » (Debra A. Castillo, « Rosaria Castellanos: “Ashes without a Face” », p. 248).
- 24. « The master’s tools will never dismantle the master’s house » dans This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, anthologie éditée par Cherríe Moraga et Gloria E. Anzaldúa, Watertown (Massachusetts), Persephone Press, 1981, p. 98.
- 25. Carole Boyce Davies, « Collaboration and the ordering imperative in life story production » (p. 3).
- 26. Judith Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 13.
- 27. Ibid., p. 27.
- 28. Greg Sarris, « “What I’m talking about when I’m talking about my baskets”. Conversations with Mabel McKay » (p. 20).
- 29. « One of the women said to me: “Our stories, like our lives, are living. Might as well give white man your leg or arm. No matter what he gets, he just does with it how he likes. Like our land.” » (p. 30).
- 30. Ibid.
- 31. « Is autobiography, theory as well as practice, an unavoidable act of expropriation? » (Janet Varner Gunn, « A Politics of Experience, Leila Khaled’s My People Shall Live: The Autobiography of a Revolutionary », p. 78).
- 32. « It is impossible to read testimonial literature in the West outside the influence of capital and colonial discourse » (p. 124).