Conversation avec Zachary Leader, directeur de publication de l’Oxford History of Life-Writing

Entretien avec Zachary Leader, par Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno

02 oct 2020



Entretien disponible également en anglais


Note des traducteurs : « Life-writing » n’a pas d’équivalent direct en français ; selon le contexte, nous avons adopté l’une des trois approches suivantes : – conserver le terme en anglais pour souligner sa nature d’intraduisible, – offrir un étoffement pour indiquer qu’il englobe les genres biographiques et autobiographiques, – proposer une alternative (telle que « écrits de vie ») pour évoquer conjointement ces deux domaines

Bruno Tribout : Merci, Zachary, d’avoir accepté de nous présenter l’Oxford History of Life-Writing dont vous dirigez la publication. Cet ensemble en sept volumes (dont les deux premiers ont été publiés en 2018) embrasse un large éventail de genres et de textes biographiques ou autobiographiques (« life-writing »), publiés en anglais, du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Cette série nous intéresse tout particulièrement dans le cadre d’un projet en cours faisant l’état des lieux de la recherche européenne sur l’autobiographie.

Jean-Louis Jeannelle : Au sein du CELLF XVI-XXI (Sorbonne Université), nous mettons en place un groupe de recherche, « Écrits de soi », qui rassemble des chercheurs travaillant sur l’autobiographie du XVIe au XXIe siècle. Dans ce cadre, avec Françoise Simonet-Tenant (CÉRÉdI, Rouen), nous sommes en train de développer un site web, baptisé « ÉcriSoi », dont le but est de compléter le Dictionnaire de l’autobiographie (paru sous la direction de Françoise Simonet-Tenant, chez Champion, en 2017).

Zachary Leader : Ce dictionnaire s’intéresse-t-il uniquement à l’autobiographie ?

Jean-Louis Jeannelle : En réalité, il englobe tous les genres relevant de la biographie et de l’autobiographie (« life-writing »), mais nous avons utilisé le terme d’« autobiographie » dans le titre du livre, car cette notion est plus aisément identifiable par le public visé. Nous souhaitons à présent étendre le travail commencé avec le Dictionnaire, mais cette fois dans un contexte européen. Notre objectif est de nous concentrer dans un premier temps sur les questions linguistiques, en nous penchant sur le continuum des termes employés par la recherche littéraire (tels qu’« autobiographie », « Mémoires », « témoignage »), appliqués à différentes périodes du XVIe au XXe siècle, en comparant plusieurs langues européennes. Nous aimerions mettre en garde contre les traductions rapides et trompeuses, comme pour le terme d’« autofiction », qui a été utilisé de façon très différente à travers l’Europe. Nous souhaitons adopter une démarche semblable à celle de Barbara Cassin dans son Dictionnaire des intraduisibles (2004), qui a permis de réexaminer des concepts philosophiques tels que « être » ou « vérité », devenus intraduisibles entre les langues européennes, en se penchant sur les nombreuses couches de signification élaborées au fil de leur usage linguistique dans différentes traditions nationales. Dans notre domaine, un bon exemple est le terme « Mémoires » qui, en français, signifie quelque chose de très différent de ce qu’est « Memoirs » en anglais, que nous pourrions traduire par « récit de vie ». Dans ce contexte, donc, nous préparons des comptes rendus de projets d’envergure portant sur l’écriture autobiographique au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, etc., qui seront complétés par des entretiens, notamment pour les ouvrages qui n’ont pas encore été publiés.

Zachary Leader : Je peux vous dire que le dernier volume de l’Oxford History of Life-Writing, consacré à la période allant de 1945 à nos jours, est sur le point de paraître. Ce sera sans doute le volume le plus radical et le plus théorique de la série. Il a été rédigé par Patrick Hayes, de l’université d’Oxford, et devrait paraître en 2021. Son corpus comprend toutes sortes d’écrits que l’on n’associe pas de façon conventionnelle au « life-writing », comme des ouvrages philosophiques que l’on ne considérerait pas comme biographiques ou autobiographiques, mais qui présentent des conceptions philosophiques du moi ou de l’identité personnelle. Il sera intéressant d’observer l’accueil réservé à ce volume. Pour votre projet comparant diverses traditions européennes, vous pourriez vous adresser à Juliette Atkinson, qui enseigne dans le département d’anglais à University College London, mais qui est française. Elle travaille en ce moment au volume de l’Oxford History consacré au XIXe siècle et va beaucoup utiliser d’exemples tirés de la littérature continentale et comparer les pratiques britanniques et européennes. Son volume devrait être publié en 2022 ou 2023.

Bruno Tribout : Nous serions intéressés de savoir comment le projet dans son ensemble a vu le jour et quels étaient vos principaux objectifs.

Zachary Leader : Le but principal de notre projet était de rassembler et d’interroger la réflexion universitaire actuelle sur la notion de « life-writing », un terme qui remonte à 1906, mais qui s’est imposé ces dix dernières années environ. Ce terme générique a permis de donner un certain crédit universitaire à des formes d’écriture qui étaient auparavant dépréciées dans les universités britanniques et américaines. Lorsque « life-writing » a commencé à remplacer la biographie et l’autobiographie comme genres littéraires, le terme est aussi parvenu, d’une manière ou d’une autre, à retenir l’attention de chercheurs intéressés par la théorie (en partie parce qu’il détruisait la distinction entre « littérature » et « écriture »). Je me suis alors demandé pourquoi ne pas établir une histoire des formes que l’on a pu prêter au « life-writing », une histoire servant de référence, que critiques et universitaires pourraient utiliser ou mettre en cause. Je voulais que chaque volume décrive la nature et l’évolution des formes de « life-writing » sur une période donnée. L’idée m’est venue parce que j’avais des doctorants qui souhaitaient travailler sur le « life-writing » ou sur diverses formes de « life-writing », mais qui ne parvenaient pas à trouver le type d’histoire d’ensemble qu’ils cherchaient. Je dois dire que lorsque j’ai pensé au projet et que je l’ai proposé à Oxford University Press, j’ai été très chanceux parce que la directrice de collection à OUP (la personne évaluant les propositions portant sur la littérature anglaise) était alors Hermione Lee, qui a écrit de remarquables biographies d’écrivains et n’avait aucun préjugé contre les ouvrages concernant la biographie, l’autobiographie ou le « récit ». Hermione est devenue conseillère d’édition pour l’Oxford History of Life-Writing et, grâce à son soutien, il était clair que le projet allait aboutir. Lorsqu’elle a cessé d’être directrice de collection chez OUP, elle a été remplacée par Laura Marcus, qui a écrit des ouvrages théoriques importants sur l’autobiographie. Elle aussi était donc favorable à notre série, au point qu’elle a accepté de se charger de l’avant-dernier volume. Par conséquent, j’ai bénéficié dès le départ de beaucoup de soutien de la part des instances chargées de valider ce projet. J’ai également organisé un colloque sur « life-writing » à la Huntington Library, en Californie, qui a rassemblé un certain nombre de collègues intéressés par le projet, dont plusieurs ont ensuite pris en charge un volume.

Jean-Louis Jeannelle : Selon vous, quand est-ce que « life-writing » est devenu un champ de recherche reconnu et légitimé institutionnellement dans les universités britanniques ?

Zachary Leader : Les étudiants ont commencé à s’adresser à moi à la fin des années 1990. Je me suis impliqué dans ce domaine parce que j’avais écrit une biographie de Kingsley Amis (2006) et une de Saul Bellow (2015). Le colloque que j’ai organisé à la Huntington Library remonte à 2012 et, à cette date, l’idée de l’Oxford History of Life-Writing avait déjà été validée par OUP. Je pense donc que la recherche en ce domaine a probablement pris son essor entre la fin des années 1990 et le début des années 2000.

Jean-Louis Jeannelle : Il s’agit donc en fait d’un projet assez ancien.

Zachary Leader : Oui. Un grand projet de ce type prend du temps à se mettre en place. Il a fallu un certain temps pour trouver les bons collaborateurs, à un moment propice de leur carrière. J’avais beaucoup espéré, au départ, que les volumes puissent être confiés non pas seulement à des universitaires, à des critiques et à des théoriciens de la littérature, mais aussi à des collaborateurs qui ne seraient pas issus du milieu universitaire, à des biographes ou à des auteurs d’autobiographies ou de récits personnels. Mais les auteurs qui ne sont pas universitaires gagnent leur vie grâce aux avances des maisons d’édition, et des presses universitaires comme OUP n’étaient pas en mesure de proposer le genre d’avances nécessaires. On a presque obtenu Adam Sisman, un biographe indépendant, qui a écrit d’excellentes études biographiques sur William Wordsworth, Hugh Trevor-Roper et John Le Carré, entre autres, ainsi qu’un bel ouvrage sur la biographie de Samuel Johnson par Boswell. On a failli avoir un auteur différent pour le Moyen Âge, que des éditions commerciales ont attiré en lui offrant une avance plus importante pour écrire une biographie de Chaucer. Ces considérations matérielles ont joué un rôle dans la sélection des auteurs chargés des différents volumes, de même que la nécessité de trouver des collaborateurs à un moment propice de leur carrière, ce qui revient en partie à dire au bon moment pour le REF (le Research Excellence Framework, une évaluation nationale de la recherche dans les universités britanniques, qui a lieu tous les six ans). Pour le volume portant sur le XVIIIe siècle, un volume essentiel, nous avons eu deux collaborateurs qui ont dû renoncer au projet, et ce n’est que depuis quelques mois qu’un nouveau collègue a été engagé pour ce travail. Les deux premiers collaborateurs potentiels avaient produit des propositions détaillées et d’excellents exemples de chapitres, mais leur situation personnelle ne leur a pas permis de poursuivre le projet.

Bruno Tribout : Je me demandais si vous pourriez nous en dire davantage sur votre rôle en tant que directeur de publication. Quelle part avez-vous prise dans le cadrage de l’ensemble ? Quelle importance avez-vous accordé aux considérations théoriques au moment de choisir vos auteurs et dans votre manière de les accompagner ? Comment avez-vous abordé les risques de divergences entre les volumes ?

Zachary Leader : J’avais une idée des différents sujets que je souhaitais que l’on aborde, divers domaines liés au lectorat, à l’histoire, à la politique, aux conceptions du moi et ainsi de suite, mais je ne voulais pas que les auteurs se sentent contraints de couvrir les mêmes domaines, avec le même degré d’exhaustivité. Je voulais qu’il y ait de la variété dans leurs approches. En même temps, je souhaitais qu’en choisissant les domaines à traiter, mes auteurs donnent aux lecteurs le sentiment que, derrière leurs choix, se cachait une prise en compte du champ dans son ensemble, qu’ils auraient pu traiter tel ou tel aspect s’ils l’avaient voulu, et non pas qu’ils l’auraient fait s’ils l’avaient pu, en somme que les sujets laissés de côté relevaient de choix conscients et non de l’ignorance. Imaginons qu’une collaboratrice ait décidé que le type de « life-writing » qui l’intéressait ou qui importait le plus pour sa période était le récit factuel et qu’elle parlerait peu, par exemple, du genre de la lettre, de l’acte judiciaire, du testament ou de la déposition, si elle expliquait clairement qu’elle n’ignorait pas les formes en question et qu’elle justifiait brièvement leur absence dans son travail, cela me convenait. L’autre chose dont je voulais m’assurer, c’était que l’Oxford History of Life-Writing serait prise au sérieux à la fois par les lecteurs versés dans les questions théoriques et par ceux qui n’en étaient pas familiers ou qui s’en méfiaient. D’une part, j’avais à cœur d’éviter l’emploi d’un vocabulaire spécialisé, la production de travaux réservés aux adeptes. Mais, d’autre part, je ne voulais pas confier de volume à quelqu’un qui aurait ignoré les questions théoriques soulevées par le terme de « life-writing ». J’ai cherché à trouver, d’une certaine façon, un juste milieu. Dans l’ensemble, pourtant, mon approche n’a pas été très prescriptive. Lorsque j’ai soumis la proposition d’ensemble pour la série, plusieurs lecteurs chargés de l’évaluation auraient voulu qu’elle le soit davantage. Mais je craignais que le format des volumes finisse par être monotone à force d’être prévisible : il y aurait un chapitre sur la biographie, un chapitre sur les récits personnels, un chapitre sur la correspondance, etc. Les deux premiers volumes sont de nature assez différente. Karen Winstead, l’auteur du volume sur le Moyen Âge, se concentre essentiellement sur le récit, tandis qu’Alan Stewart, l’auteur du volume sur la première modernité, embrasse un horizon beaucoup plus large. On trouve, parmi ses chapitres les plus intéressants, le récit de la vie d’un officier de l’Échiquier à l’époque élisabéthaine tel qu’il émerge non pas de ses Mémoires ou de sa correspondance, mais de ses livres de comptes. Ce sont là deux approches assez différentes de notre champ de recherche.

Jean-Louis Jeannelle : Avez-vous décidé dès le départ qu’il y aurait un auteur par volume ou avez-vous envisagé des volumes collectifs ?

Zachary Leader : Non, je voulais d’entrée de jeu avoir un auteur par volume. Il est plus probable, à mon sens, qu’un volume confié à un seul auteur rencontre un écho important, comparé à un recueil de textes. D’ailleurs, je voulais un récit. Je ne souhaitais pas avoir une information morcelée. Je voulais que les auteurs nous présentent une histoire, quitte à ce qu’on la critique ensuite ou qu’on lui trouve des défauts.

Jean-Louis Jeannelle : Y avait-il dans le monde anglo-saxon des ouvrages dont vous vous êtes servi comme référence pour votre projet ?

Zachary Leader : Non, il n’y avait pas d’histoire du « life-writing » en anglais à travers les siècles. Il y avait des histoires de la biographie et des histoires des récits personnels, et il existait également des histoires du « life-writing » et des récits personnels portant sur des périodes spécifiques, mais il n’y avait pas d’histoire du « life-writing » en plusieurs volumes de la même façon qu’il existe des histoires du roman ou de la poésie. On trouvait des histoires en un volume, écrites par un seul auteur, comme Lives and Letters: A History of Literary Biography in England and America par Richard Altick (1965), Biography: A Brief History par Nigel Hamilton (2007) ou encore English Biography Before 1700 par Donald Stauffer (1930), mais il n’y avait pas d’histoire allant du Moyen Âge à nos jours.

Jean-Louis Jeannelle : En France, les chercheurs ne mettent pas la biographie et l’autobiographie sur le même plan, ainsi que le font les chercheurs anglo-saxons grâce au terme « life-writing », qui englobe les deux concepts à la fois. Dans son introduction générale au Handbook of Autobiography /Autofiction, ouvrage en trois volumes qu’elle a dirigé, Martina Wagner-Egelhaaf choisit de ne pas utiliser le terme « life-writing », qui n’a pas d’équivalent en allemand. Il en va de même en français.

Bruno Tribout : « Life-writing » pourrait bien être l’une de ces notions intraduisibles que Jean-Louis mentionnait tout à l’heure, en référence à l’œuvre de Barbara Cassin. « Récits de soi » ou « récits de vie », pris isolément, ne couvrent pas tout ce qu’englobe le concept de « life-writing ».

Zachary Leader : Vous n’avez donc pas le sentiment qu’une forme se fond dans l’autre ; à vos yeux, il y a une démarcation nette ?

Jean-Louis Jeannelle : Exactement, nous considérons soit la biographie, soit l'autobiographie. Et nous ne pouvons pas unir les deux sous un seul et même terme.

Zachary Leader : Mais si l’on prend, par exemple, Les Confessions de Rousseau ou Le Prélude de Wordsworth, ni l’un ni l’autre de ces textes n’est une biographie, mais ils ont joué un rôle crucial dans l’élaboration du genre biographique en leur temps et au-delà. Vous ne pourriez pas écrire une histoire de la biographie sans en parler. Vous ne voyez pas cela comme un problème ?

Jean-Louis Jeannelle : Dans les études littéraires telles qu’elles se sont construites en France, nous n’avons pas la même tradition concernant la biographie, qui est généralement moins étudiée que l’autobiographie. Et dans une histoire de la biographie, je ne pense pas vraiment que nous parlerions de Rousseau, que nous associons à l’autobiographie. Nous ne considérons jamais vraiment les deux genres ensemble, comme formant un tout.

Zachary Leader : Pendant de nombreuses années, j’ai donné un cours dans mon université intitulé « Littérature grecque ancienne en traduction ». Dans ce cours, j’ai eu beaucoup de mal à convaincre mes étudiants des différences entre nos conceptions de l’identité personnelle et celles des Grecs. Si vous vouliez rendre compte de l’identité d’une personne au Ve siècle avant J.-C. à Athènes, il suffisait, selon certains, de produire un récit de ce que cette personne avait fait, de ses actes, alors que notre conception de la vie intérieure, des choses qui se sont passées dans la tête de quelqu’un et qui ont abouti ensuite à des actes, ces choses n’avaient vraiment aucune importance aux yeux des Grecs. Aujourd’hui, nous ne dirions pas qu’il n’existe aucune différence entre la personne qui s’est torturée pour savoir si elle devait envoyer son enfant dans une école privée et celle qui ne l’a pas fait. Pour les Grecs, il s’agissait de deux personnes qui ont envoyé leurs enfants dans des écoles privées. Les Français ne considèrent-ils pas que l’histoire de la biographie ou de l’autobiographie est influencée par l’évolution des conceptions du moi ou de l’identité personnelle telles que sont dépeintes dans les œuvres non biographiques ? Cela ne vous préoccupe pas en France ?

Jean-Louis Jeannelle : Je n’ai pas l’impression.

Bruno Tribout : Si cette approche est parfois adoptée en littérature française, c’est à une échelle très limitée. En ce qui concerne la littérature française d’Ancien Régime, par exemple, il y a peu de recherches sur la biographie, qui est généralement considérée comme distincte des autres genres d’écrits de vie (« life-writing »), comme les « Mémoires », principalement en raison de traditions savantes bien établies.

Jean-Louis Jeannelle : Oui, sur la biographie, il n’y a pas de tradition de recherche équivalente en France. La théorie du « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune, développée dans les années 1970, qui a créé un nouveau champ de recherche en France, l’a fait en laissant de côté la biographie, et cela a eu un effet durable sur la façon dont la recherche s’est constituée autour de ces questions, ce qui explique que la biographie soit souvent un angle mort de nos recherches en ce domaine. Pour en revenir à votre rôle en tant que directeur de publication, je me demandais si vous aviez travaillé avec les auteurs des volumes sur la terminologie liée au « life-writing ». Le terme « life-writing » convenait-il à tout le monde ? Y a-t-il eu des discussions sur la façon de désigner les différents genres au sein de la série ?

Zachary Leader : Comme je l’ai dit, je n’étais pas directif, chacun était libre de faire ce qu’il voulait. En ce moment, je suis en train d’écrire un livre, qui est la biographie d’une biographie, au sujet de la biographie de James Joyce (1959) par Richard Ellmann, qu’Anthony Burgess considérait comme la meilleure autobiographie littéraire du XXe siècle. Je travaille à un essai biographique sur la façon dont ce livre a été écrit. Je ne sais pas si c’est vrai en France, mais, au Royaume-Uni et aux États-Unis, si vous mettez le mot « biographie » dans le titre d’un ouvrage d’histoire ou de critique littéraire, vous avez plus de chances de le vendre. Actuellement, vous avez par exemple des livres intitulés Chicago : A Biography (de Dominic Pacyga, 2009) ou Cod : A Biography of the Fish that Changed the World (de Mark Kurlansky, 1999) ou encore “England in 1819” : A biography of a poem. On considère que la biographie fait vendre, qu’elle atteint des lecteurs au-delà d’un public universitaire ou spécialisé. Exerce-t-elle cet attrait en France ?

Bruno Tribout : Il me semble qu’il y a encore un préjugé contre la biographie d’écrivain dans les universités françaises. Les choses sont différentes dans d’autres domaines, comme l’histoire, où les biographies jouent un rôle plus important en raison des évolutions historiographiques. En ce qui concerne un public plus large, je pense que la situation en France est assez similaire à celle que vous avez décrite pour le Royaume-Uni et pour les États-Unis, et que les biographies se vendent bien.

Jean-Louis Jeannelle : En histoire, oui, les biographies se vendent bien, mais elles ne sont pas toujours bien accueillies dans le champ universitaire, et cela est propre à l’historiographie française, et à une conception de l’histoire influencée par l’école des Annales.

Zachary Leader : On trouve les mêmes préjugés dans les études littéraires au Royaume-Uni et aux États-Unis, mais ils se sont quelque peu estompés aujourd’hui. Les professeurs qui occupent des chaires en Grande-Bretagne et aux États-Unis sont maintenant parfaitement susceptibles d’écrire des biographies aussi bien que des travaux de critique universitaire, de théorie ou d’histoire littéraire. Je ne pense pas qu’il y ait encore un tel sentiment d’illégitimité. La biographie jouit d’un plus grand prestige critique qu’auparavant. Cela a également quelque chose à voir avec la progressive perte de prestige de la théorie, qui, en Grande-Bretagne et en Amérique, est considérée par certains comme ayant privé les sciences humaines de toute influence sur le grand public. Les gouvernements et les institutions soutiennent également de plus en plus les œuvres qui visent un public plus large, ce qui est censé être le cas de la biographie. L’existence d’un public non universitaire pour les biographies est attestée par le fait qu’aux États-Unis, vous pouvez obtenir un prix Pulitzer ou un National Book Award dans la catégorie biographies ; en Grande-Bretagne, vous pouvez gagner le prix Samuel Johnson. En France, y a-t-il un prix pour la biographie équivalent en prestige au Goncourt, comme le Pulitzer de la biographie l’est par rapport au Pulitzer de la fiction ?

Jean-Louis Jeannelle : Il existe des prix, mais moins prestigieux, comme le Prix de la biographie. Pour en revenir à l’Oxford History of Life-Writing, vous avez mentionné que le prochain volume à paraître sera le dernier, écrit par Patrick Hayes. L’ordre est-il volontaire ou Patrick Hayes a-t-il écrit plus rapidement que les autres auteurs ?

Zachary Leader : C’est simplement accidentel. J’aurais aimé que le prochain volume soit celui du XVIIIe siècle, mais, comme je vous l’ai dit, il s’agit du volume pour lequel il y a eu deux auteurs approuvés, qui ont tous deux dû renoncer en raison de circonstances personnelles, entre autres. L’auteur actuel, un jeune et brillant spécialiste du XVIIIe siècle, vient seulement d’être recruté. L’ordre de parution des volumes n’est pas l’ordre idéal, mais celui dans lequel ils sont terminés. Ce n’est pas inhabituel pour une grande série.

Jean-Louis Jeannelle : Les volumes sont-ils discutés uniquement avec vous ou au sein d’une équipe impliquant d’autres auteurs de volume ?

Zachary Leader : Chaque volume doit être approuvé par le responsable littéraire à Oxford University Press, et ce qu’il approuve tout d’abord est une proposition qui a été soumise à des lecteurs chargés de l’évaluer. L’auteur répond alors aux commentaires des lecteurs, qui entraînent souvent une modification de la proposition. Ce n’est qu’ensuite que la proposition est envoyée au responsable littéraire. Lorsque le travail est terminé, il est de nouveau envoyé aux lecteurs. Chaque contributeur reçoit les propositions de tous les autres auteurs. Par exemple, le jeune universitaire américain qui est chargé du volume sur le XVIIIe siècle, Jacob Sider Jost, a reçu le volume sur les débuts de l’ère moderne écrit par Alan Stewart, qui vient de paraître, ainsi que la proposition de Julian North pour le volume sur les romantiques, qui n’a pas encore été publié. Je lis toutes les propositions, tous les rapports de lecteur, toutes les réponses à ces derniers, puis, lorsque le travail est enfin commandé, je lis le volume achevé et je fais des suggestions, avant que le volume ne soit de nouveau envoyé aux lecteurs. Les volumes sont donc relus un certain nombre de fois. Si, par exemple, l’auteur du volume sur le XVIIIe siècle veut écrire sur un texte publié en 1791, qui est aussi du ressort de l’auteur du volume sur les romantiques, et qu’il veut diverger de ce qui y est dit, je m’assurerais qu’il soit bien informé de ce qui se trouve dans ce volume. S’il veut maintenir son désaccord, je n’y vois pas d’inconvénient. S’il avance un argument auquel répondra le volume suivant, je lui rappellerai ce point. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu de problèmes insurmontables de chevauchement ou d’interprétations contradictoires.

Jean-Louis Jeannelle : Pour les volumes 6 (Modernist) et 7 (Later Twentieth Century and Contemporary), aviez-vous des écrivains qu’il était difficile de répartir ou des auteurs abordés dans les deux volumes ?

Zachary Leader : Il aurait très bien pu y avoir des problèmes, mais les auteurs des deux volumes sont d’Oxford. L’un, l’auteur du volume 6, Laura Marcus, a eu comme étudiant Patrick Hayes, l’auteur du volume 7. Ils sont amis et se sont consultés sur leurs volumes respectifs. L’Oxford Centre for Life-Writing (Wolfson College), fondé et présidé par Hermione Lee, a organisé trois conférences autour de l’Oxford History, au cours desquelles les auteurs des volumes ont pu discuter de leurs projets : une pour célébrer la publication des deux premiers volumes, une autre pour fêter la parution d’un ouvrage collectif que j’ai dirigé, intitulé On Life-Writing (OUP, 2015), et une dernière, après la commande de la série, pour marquer la publication du second volume de ma biographie de Saul Bellow (2018).Tous les auteurs sont venus ; nous avons dîné ensemble et ils ont échangé sur leurs progrès. Il existe donc des contacts entre les auteurs des volumes. Mais aucune tentative n’a été faite pour rendre leurs volumes compatibles en tous points. Vous pouvez voir que les deux premiers sont très différents : celui de Karen Winstead, sur la période médiévale, ne ressemble pas vraiment à celui d’Alan Stewart, et cela me convient ainsi.

Bruno Tribout : Dans la proposition d’ensemble que vous avez bien voulu nous communiquer, vous faites référence à un consensus sur l’histoire des écrits de vie, que la série permettrait de mettre à l’épreuve et d’approfondir. Maintenant que les premiers volumes sont parus, de quelle manière diriez-vous qu’ils remettent en question ce consensus et certaines des hypothèses qui le sous-tendent ?

Zachary Leader : Karen Winstead a combattu de façon héroïque l’idée selon laquelle les écrits de vie (« life-writing ») médiévaux ne supposent ni complexité ni intériorité, qu’ils sont uniquement hagiographiques, et je pense qu’elle démontre clairement que ce n’est pas le cas. On peut considérer cela comme la mise en cause d’une sorte d’interprétation « Whig » de la biographie d’écrivains, où les choses ne feraient que s’améliorer et se complexifier au fil du temps, jusqu’à atteindre une apothéose dans des œuvres comme la biographie de James Joyce par Richard Ellmann. Le volume de Patrick Hayes fera tout exploser. Il soulignera la nature construite de tous les progrès supposés et leur caractère historiquement déterminé. Je ne sais pas encore si le volume sur le XVIIIe siècle, couvrant une période qui est souvent associée à un épanouissement de la biographie, la présentera en effet comme telle. D’après la proposition de Jacob Sider Jost, il semble que, là encore, le récit conventionnel sera interrogé et approfondi. Je pense donc que les clichés sur la biographie et l’autobiographie à différentes époques seront remis en question par ces volumes. Une bonne chose, je pense.

Octobre 2020

Traduction : Bruno Tribout


Pour citer cet article: 

Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno, « Conversation avec Zachary Leader, directeur de publication de l’Oxford History of Life-Writing », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2023, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/conversation-avec-zachary-leader-directeur-de-publication-de-lox..., page consultée le 28/03/2024.