Conversation avec Patrick Hayes, auteur de The Oxford History of Life-Writing, volume VII : Postwar to Contemporary, 1945-2020
Entretien avec Patrick Hayes, par Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno
21 mar 2021
Entretien disponible également en anglais
Note terminologique : « Life-writing » n’a pas d’équivalent direct en français : selon le contexte, nous avons adopté l’une des trois approches suivantes, en conservant le terme en anglais pour souligner sa nature d’intraduisible, en offrant un étoffement pour indiquer qu’il englobe les genres biographiques et autobiographiques ou en proposant une alternative (telle que « écrits de vie ») pour évoquer conjointement ces deux domaines. Lorsqu’il est employé dans le contexte du « memoir boom » des années 1990 et 2000, nous avons traduit le terme « memoir » par « récit personnel », pour le distinguer des « Mémoires »
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : Quels étaient vos principaux objectifs en écrivant ce volume ?
Patrick Hayes : Dès le départ, j’étais très conscient des catégories gouvernant les discussions critiques sur la biographie et l’autobiographie (life-writing), catégories qui, après 1945, ont tendance à dériver des politiques identitaires sous toutes leurs formes. Les écrits de soi et les récits de vie ont joué un rôle si important dans les processus sociaux au sens large qu’au début de mes recherches, je me suis retrouvé à retracer assez consciencieusement l’histoire sociale et morale de cette période, au sein de laquelle les textes majeurs s’inséraient comme des illustrations exemplaires. Le livre n’a véritablement pris corps que lorsque j’ai commencé à trouver des moyens de faire en sorte que les qualités littéraires les plus réfractaires des écrits de vie se fassent entendre face à ces contextes culturels plus larges.
Vous l’aurez compris, mon approche des enjeux de la réflexion sur la littérarité des écrits de vie m’a conduit dans une direction différente de celle qui privilégie aujourd’hui l’exploration de divers types de genres mixtes (par exemple l’autofiction, la biofiction etc.). Je me suis intéressé au contraire à la manière dont une écriture puissante, de quelque nature qu’elle soit, est capable de réimaginer, dans une certaine mesure, le cadre moral ou politique qui semble la conditionner. Même si chaque chapitre est centré sur un thème relativement familier lié à l’identité (avec, par exemple, des sujets tels que la sexualité, le genre, la diaspora, le posthumanisme, etc.), je ne me suis pas enfermé dans les limites de la chronologie historique et j’ai organisé ma matière en fonction de l’idée que je me faisais de la singularité et de l’inventivité des textes considérés. Par conséquent, j’ai accordé davantage d’attention à leurs qualités langagières et formelles qu’on ne le fait habituellement dans les études contemporaines consacrées au life-writing, qui donnent souvent l’impression de relever des sciences sociales. Je savais qu’il n’était pas nécessaire pour moi de chercher à produire une étude d’ensemble plus ou moins complète (quel que soit le sens d’une telle entreprise), parce qu’il existe déjà de très bonnes mises au point sur les principaux aspects des écrits de vie. Au contraire, l’approche que j’ai adoptée propose un parcours assez sélectif parmi des études de cas, de façon à mettre en évidence la logique sous-jacente d’un thème donné.
Pour formuler cela de manière un peu plus philosophique, ce qui est devenu essentiel pour moi, c’est que le livre remette en cause l’idée largement admise (bien qu’habituellement de façon implicite) selon laquelle les écrits de vie seraient en définitive solubles dans les diverses formes de discours moral ou politique sur la subjectivité qui ont émergé durant cette période, ou qu’ils y apporteraient simplement un complément utile. Inversement, mon objectif était de comprendre comment, dans les cas les plus intéressants, ces textes ont le pouvoir de remettre en question et de recréer les formes d’identité alors les plus communément mises en avant. La substance intellectuelle du livre provient de ce que j’ai traité chaque chapitre comme une manière différente d’explorer ce potentiel d’inventivité littéraire au sein des écrits de vie.
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : De quelle façon s’organise votre volume (autour de périodes, de genres, de thèmes) ?
Patrick Hayes : Il se peut que les auteurs des autres volumes de cette série aient pu parcourir leurs domaines respectifs en étudiant l’évolution des principaux genres d’écrits de vie (journal, confession, correspondance, biographie, et ainsi de suite) ou bien en discutant des figures majeures (Izaak Walton, John Aubrey, Samuel Pepys, Lady Mary Wortley Montagu, Samuel Johnson, Thomas Carlyle), mais je me suis rendu compte assez rapidement qu’aucune de ces approches ne pourraient embrasser le vaste phénomène culturel qu’est devenu le life-writing dans ma période. Bien entendu, la question du genre est restée importante à plusieurs égards : le chapitre 2 décrit l’impact de la psychanalyse sur la biographie ; le chapitre 10 examine la biographie d’écrivain ; le chapitre 12 se penche sur les problèmes liés à l’évolution de l’écriture diariste vers des formes publiques de représentation de soi sur les réseaux sociaux. Et il y a naturellement certaines figures majeures qui se démarquent. Mais j’avais besoin de mettre directement sur le devant de la scène les processus sociaux grâce auxquels le life-writing est devenu un phénomène culturel si vivant et si omniprésent (phénomène qui, en retour, a contribué à renforcer ces processus). Ainsi, le livre est essentiellement organisé autour d’une série de thèmes liés à la sociologie et à la philosophie de l’identité moderne, ainsi qu’à l’évolution des dynamiques de l’édition littéraire. La plupart des chapitres interrogent simultanément les différents genres d’écrits de vie, englobant de façon comparative plusieurs formes littéraires et une multiplicité d’auteurs. Je mets en avant les questions liées aux types de vies qui sont nouvellement devenus possibles (ou du moins visibles), à côté de questions plus fondamentales encore sur ce que peut être la découverte d’un moi authentique (ou la création d’un moi désirable).
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : De quelle façon avez-vous abordé la constitution de votre corpus en termes de textes et de genres étudiés ? Vous êtes-vous concentré sur certains domaines en particulier ? Quel rôle la fiction biographique ou autobiographique joue-t-elle dans votre volume ?
Patrick Hayes : La majorité des textes étudiés dans le livre sont des autobiographies, des autofictions, des récits personnels (« memoirs »), des biographies et des journaux intimes. Mais on y trouve aussi une palette variée d’autres formes littéraires, notamment de la poésie (lyrique et narrative), qui occupe une place assez importante, des études de cas psychanalytiques, des livres de conduite, des essais personnels, des films de témoignage, certains types de photographie et des plateformes de réseaux sociaux, dont la plupart font à présent régulièrement partie des études universitaires consacrées aux écritures biographiques et autobiographiques à l’époque contemporaine. Je m’appuie aussi sur divers textes théoriques qui ne sont pas communément considérés comme relevant des écrits de vie. Plusieurs chapitres examinent des textes de philosophes et de théoriciens de la culture, depuis After Utopia (1957) de Judith Shklar jusqu’à Trouble dans le genre (Gender Trouble, 1990) de Judith Butler. Et je m’y intéresse le plus souvent non seulement pour donner un cadre à la discussion d’œuvres plus conventionnellement considérées comme des écrits de vie, mais aussi pour explorer les divergences entre les théorisations de la vie et les réponses apportées à l’expérience vécue. C’est Nietzsche qui a élargi de façon la plus tendancieuse la définition du life-writing dans ce sens, lorsqu’il affirme que « toute grande philosophie » est une implicite « confession de la part de son auteur, et une sorte de récit de vie involontaire et inconscient ». Même si je n’ai aucune intention de suivre Nietzsche jusqu’au bout de ce raisonnement (qu’il propose dans un esprit ludique ou provocateur), je pense que les différents types d’écriture philosophique sur la nature du moi qui ont circulé durant cette période constituent une forme importante de réflexion sur ce qu’une vie peut ou devrait être, réflexion qu’un livre de cette nature ne devrait pas exclure. Le plus souvent, pourtant, je m’intéresse surtout à ces textes pour commencer à explorer la résistance à la théorie dont témoignent les écrits de vie, un thème qui parcourt le livre dans son ensemble.
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : Pour le passé proche et pour la période contemporaine (où il n’est sans doute pas possible de s’appuyer sur une histoire littéraire déjà constituée), quels ont été vos principes directeurs pour l’établissement de votre corpus ?
Patrick Hayes : Je crois que j’ai en partie abordé ce point dans ma réponse à votre première question. Je voulais prendre mes distances par rapport aux synthèses plus traditionnelles, en allant vers une approche capable de mettre en valeur la singularité et l’inventivité des textes abordés. Plus largement, mon but n’était pas de présenter d’une manière ou d’une autre un corpus représentatif (comme vous le suggérez, ce qui relève du canon pour cette période est tout à fait sujet à débat), mais au contraire d’explorer la manière dont se déploient les grandes questions régissant chacun des thèmes abordés. Plutôt que de définir un canon, je voulais fournir aux lecteurs une base pour réfléchir à la façon dont d’autres textes pourraient développer ou contredire la problématique fondamentale que je décrivais.
Par exemple, le chapitre 3, qui s’intitule « la connaissance de soi comme question », commence par une analyse des discours philosophiques sur l’authenticité dérivant de Heidegger ; j’évalue ensuite la valeur heuristique de ce concept en examinant de façon précise quelques textes autobiographiques intellectuellement aventureux, comme, entre autres, Les Mots de Jean-Paul Sartre, Les oranges ne sont pas les seuls fruits (Oranges are Not the Only Fruit, 1985) et Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? (Why Be Happy When You Can Be Normal?, 2011) de Jeannette Winterson, Remake (1996) de Christine Brooke-Rose et L’Été de la vie (Summertime, 2009) de J. M. Coetzee. Chaque exemple a été choisi parce qu’il nous oblige à réévaluer, dans une certaine mesure, le modèle philosophique proposé. Le but du chapitre n’est pas de donner une réponse définitive à la question nécessairement controversée de savoir ce qui constitue une identité authentique, mais d’offrir aux lecteurs une analyse suffisamment fouillée de ce concept de manière à pouvoir explorer, dans les chapitres suivants, la façon dont celui-ci a été approfondi et modifié sous l’influence de problèmes sociaux ou moraux particuliers.
Jean-Louis Jeannelle : Quelles sont les conséquences de cette approche sur la révision du canon des textes qui comptent dans le champ du life-writing ? Quels sont les auteurs que vous mettez en avant ou que vous étudiez le plus ?
Patrick Hayes : Des dizaines d’auteurs auraient pu être analysés dans chaque chapitre, mais j’ai eu tendance, chaque fois, à me concentrer sur le dialogue entre quelques figures essentielles, même si naturellement j’ai replacé leurs écrits dans un cadre de référence plus large. Par exemple, dans le chapitre sur la poésie autobiographique féministe, les principaux auteurs que j’aborde sont Adrienne Rich, Lyn Hejinian (une des figures phares des Language poets dans les années 1980 et 1990), Denise Riley (poétesse et philosophe anglaise) et Eileen Myles (poétesse et écrivaine américaine, plus ou moins associée à ce qu’on appelle la « New York School »). Ce chapitre explore le passage de l’écriture exemplaire du féminisme de la seconde génération aux formes d’auto-ironie qui émergèrent ensuite. Je me suis intéressé notamment au fait qu’Adrienne Rich soit devenue une écrivaine si reconnue et représentative, ainsi qu’aux possibilités à la fois offertes et confisquées par la langue qu’elle développe. L’œuvre de Riley est fascinante et vraiment sous-estimée, mais il y a des raisons qui expliquent pourquoi sa poésie n’a pas pu attirer un public aussi large que Rich. Eileen Myles est devenue, ces dernières années, une poétesse bien mieux connue, ne serait-ce que grâce à la manière charismatique dont elle s’exprime ; son écriture, à la croisée de la poésie, de l’autofiction et de l’essai, réinvente le mode exemplaire développé par Rich et par d’autres. Il y avait des dizaines d’auteurs que j’aurais pu étudier, mais il m’a semblé que le dialogue (implicite et parfois explicite) entre ces figures clarifiait les débats actuels sur les liens entre les écrits de vie, la poésie et la redéfinition des identités genrées.
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : Votre travail remet-il en question certains aspects de la terminologie générique actuelle (par exemple pour « autofiction ») ou propose-t-il une terminologie nouvelle ?
Patrick Hayes : L’entreprise consistant à définir des genres et à proposer une terminologie classificatoire est une assez grande préoccupation de la recherche universitaire sur les écrits de vie. On pourrait même dire que c’est une préoccupation fondatrice, si l’on remonte à des œuvres séminales comme Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, qui s’efforce d’extraire les genres de l’autobiographie et de la biographie de la littérature au sens large et de les différencier du roman et de la poésie. Loin de moi l’idée d’amalgamer la poursuite de la vérité autobiographique avec la fiction, mais je pense que le désir de classification générique est susceptible de créer une confusion inutile, ainsi que certaines formes d’aveuglement critique, s’il est mis en œuvre de manière trop littérale. J’utilise des termes génériques pour souligner des ressemblances entre familles de textes lorsque cela paraît utile, mais je ne suis pas vraiment intéressé par la création de nouveaux termes ou l’élaboration de nouvelles définitions. Certains efforts pour déterminer des sous-genres d’écrits de vie ont été utiles et féconds (comme pour le terme d’« autoethnographie » proposé par Françoise Lionnet, que j’aborde de manière assez détaillée dans mon livre), mais, à mon sens, si de tels termes sont utilisés de façon trop dogmatique, ils en viennent à réduire ce qui se joue dans les formes d’écritures les plus complexes à un ensemble de normes et d’idées préconçues peu éclairantes.
Jean-Louis Jeannelle : Les genres de l’autofiction et de la biofiction que vous avez mentionnés plus haut, sont-ils largement utilisés dans les études sur la biographie et l’autobiographie au Royaume-Uni ? L’autofiction est-elle une catégorie que vous utilisez vous-même ?
Patrick Hayes : Je dirais que ces termes sont devenus plus fréquents ces quinze ou vingt dernières années, même si, bien entendu, des écrivains comme Coetzee ont depuis longtemps créé des néologismes tels que « autrebiographie » (« autrebiography »). Dans son livre Self Impression (2010), Max Saunders fait remarquer que le terme d’« autobiografiction » a été inventé par Stephen Reynolds dès 1906. Mais, comme je le mentionnais plus haut, utiliser la théorie des genres littéraires comme guide de lecture ne présente pas grand intérêt à mes yeux. Les notions génériques peuvent être utiles comme point de départ, comme moyen d’orienter le lecteur parmi certaines ressemblances familiales autour d’un thème dont on convient habituellement qu’il est utile de discuter. Mais elles ne sauraient constituer des clés de lecture.
Bruno Tribout : Iriez-vous jusqu’à dire que les catégories génériques sont devenues inopérantes, que l’on assiste peut-être à la fin des genres en ce qui concerne la biographie et l’autobiographie ?
Patrick Hayes : Non, je ne dirais pas cela. Par exemple, comme je viens de le mentionner, je ne voudrais pas amalgamer la poursuite de la vérité autobiographique et la fiction. Dans mon livre, je soutiens, avec Paul Ricœur, que tout discours authentique ou autorisé sur le moi doit trouver des moyens de reconnaître que nous ne contrôlons pas entièrement le sens de notre vie, alors qu’un auteur créant des personnages de fiction n’est évidemment pas dans la même obligation. Le personnage de David Copperfield, par exemple, n’est que la somme de tout ce que Dickens souhaite dire à son sujet, mais l’histoire de ma propre vie a un commencement énigmatique (ou du moins complétement arbitraire) et une fin qu’il m’est impossible de connaître ; tout récit de mon existence qui échouerait à reconnaître et à accepter ces conditions humaines du savoir risquerait de basculer dans la fiction. Cependant, même si cela me semble être une différence significative entre les possibilités offertes aux auteurs de fiction et les contraintes que tendent à reconnaître les formes d’écrits de vie les plus autorisées, la distinction que je fais ici est de nature évaluative plutôt que catégorique, et je ne voudrais pas utiliser davantage cet argument pour en tirer des spécificités génériques. Une telle approche pourrait déboucher sur divers types de malentendu. Cela aurait, par exemple, tendance à obscurcir ou à minimiser la manière déterminante dont l’imagination fictionnelle et la poésie sont utilisées par les écrivains pour approfondir leur connaissance de soi ou, inversement, le fait que les auteurs de fiction imposent souvent un ensemble de contraintes internes par rapport à ce que l’on peut savoir de leurs personnages – pensons à Ce que savait Maisie (What Maisie Knew, 1897) de Henry James ou à Molloy (1951) de Samuel Beckett.
Pour répondre de manière un peu plus générale, j’emprunterais à l’essai de Derrida sur « la loi du genre ». Je pense que l’argument de Derrida est que les genres littéraires doivent être compris comme une des conditions de possibilité de l’écriture plutôt que comme une contrainte inutile pesant sur la créativité, qu’ils rendent possible une forme de lisibilité qui est néanmoins inadéquate.
Bruno Tribout : Parmi les sources primaires très variées que vous analysez dans votre livre (y compris, par exemple, des livres de conduite ou des réseaux sociaux), tous les matériaux entretiennent-ils le même rapport à la littérarité ?
Patrick Hayes : Minima Moralia (1951) d’Adorno est un exemple de « livre de conduite » qui vient à l’esprit. Ce n’est pas un simple exemple de manuel de civilité, mais la négation délibérément douloureuse des procédures de ce type d’écrits, une manière de réguler les conduites qui démontre que la vie bourgeoise qu’une telle littérature contribua à préserver a été, selon Adorno, irrémédiablement mutilée. Il fait partie des divers textes que j’étudie dans le premier chapitre comme formes de témoignage sur la signification plus large de la Seconde Guerre mondiale. Rappelons ici, pour le contexte, que de nombreux écrivains et intellectuels de l’immédiat après-guerre ont ressenti la nécessité d’interroger la manière dont la guerre avait pu transformer, voire discréditer, de très anciennes conceptions de la nature et des possibilités humaines, et ils l’ont fait de diverses manières, allant d’ouvrages théoriques (tels que le livre de Hannah Arendt, Origines du totalitarisme) à des formes très directes de témoignage (Si c’est un homme de Primo Levi). Minima Moralia représente une forme plus indirecte de témoignage, dont le pouvoir provient de sa manière déroutante de répondre à des attentes génériques ; je pense que l’on pourrait également dire cela, et Adorno l’a fait de façon explicite, au sujet de nombreux poèmes lyriques écrits en réponse aux événements de la guerre. Les poèmes de Randall Jarrell sur les aviateurs tirent une grande partie de leur pouvoir testimonial d’un brouillage de nos repères concernant ce qu’un poème lyrique pourrait être ou ce à quoi on s’attendrait qu’il soit. À côté d’Adorno, je me penche également sur la vogue des robinsonnades (c’est-à-dire des œuvres de fiction qui s’inspirent de Robinson Crusoé), que je considère comme une déformation délibérée de la tradition du Bildungsroman.
Jean-Louis Jeannelle : Utilisez-vous ces attentes génériques moyennes comme une sorte de point de référence pour les textes qui vous intéressent, par exemple concernant la vogue des récits personnels à partir des années 1990, parmi lesquels on trouve beaucoup de textes sans aucune qualité littéraire ?
Patrick Hayes : J’ai organisé plusieurs chapitres suivant un mouvement qui part de formes d’écriture largement reconnues pour aller vers des exemples offrant, d’une manière ou d’une autre, de nouvelles orientations créatives. Dans le chapitre sur l’essor du récit personnel (« memoir boom »), je commence par des livres à succès très connus (de Mary Karr, Frank McCourt ou James Frey), qui se sont vendus à des millions d’exemplaires. Ces textes ont d’ailleurs été assez largement étudiés, principalement par des chercheurs intéressés, dans une perspective sociologique, par l’émergence des cultures néolibérales de la confession et du sentiment, et qui explorent l’ambivalence avec laquelle le récit personnel entretient ce qu’on a nommé une « sphère publique intime ». Je réoriente cette discussion en réfléchissant plus spécifiquement à ce que peut signifier l’intimité dans le cadre de l’écriture. Il m’a paru curieux que ce mot d’« intimité » ait été tiré de son usage ordinaire dans le contexte des relations personnelles et qu’il serve désormais à nommer quelque chose concernant des écrits publiés et même un certain type de sphère publique. Jusqu’à quel point peut-on vraiment parler d’intimité dans un espace littéraire public, et comment celle-ci peut-elle être établie ou critiquée ? Chose intéressante, j’ai découvert qu’en posant cette question plus « littéraire », j’ai pu approfondir l’analyse sociologique des cultures du néolibéralisme, ne serait-ce qu’en réfléchissant à l’impact de ce que l’on enseigne dans les programmes de Masters des écoles de création littéraire. Plus avant dans le chapitre, je montre comment certains écrivains s’attachent à résister au récit personnel populaire (« popular memoir ») et développent un sens plus aigu ou plus exigeant de ce qu’implique la divulgation de l’intime. Parmi les figures importantes ici, on trouve Maggie Nelson, autrice d’Une Partie rouge (The Red Parts, 2007) et des Argonautes (The Argonauts, 2015), ou Edward St Aubyn, auteur de la série des Patrick Melrose (textes étiquetés comme romans, mais que St Aubyn évoque ouvertement comme impliquant une description de sa vie).
Bruno Tribout : Une des questions récurrentes à laquelle votre volume semble se confronter concerne la manière dont les genres biographiques et autobiographiques peuvent opposer une résistance à la théorie ou bien mettre celle-ci à l’épreuve. Y a-t-il, selon vous, une corrélation entre la littérarité et cette résistance à la théorie ?
Patrick Hayes : C’est une question complexe, et je l’aborde notamment dans le chapitre sur les biographies d’écrivains. Pour le contexte, je crois que la biographie littéraire est bien plus une obsession britannique et américaine que française. Avec la multiplication des programmes d’études littéraires à l’université et l’essor de la théorie littéraire sous diverses formes, de nombreux auteurs de biographies littéraires, notamment en Grande-Bretagne, ont commencé à affirmer que ce genre offrait en quelque sorte une manière plus humaine d’accéder à la littérature, qu’il nous permettait d’échapper à l’étroitesse et au dogmatisme de la théorie. Bien que je sois plutôt favorable à cette aspiration, en pratique, beaucoup d’auteurs de biographies littéraires se sont retrouvés prisonniers d’une théorie de la littérature particulière, l’expressivisme romantique (romantic expressivisme), et n’ont pas véritablement réfléchi aux limites de cette théorie. Je voulais remettre en question l’idée réductrice selon laquelle le simple fait d’écrire une biographie permettrait, en quelque sorte, d’échapper à la théorie dans le domaine littéraire. Mais je me suis efforcé plus largement de sensibiliser les lecteurs à la façon dont certains biographes ont, de manière féconde, développé une relation plus complexe avec les théories littéraires dominantes. En ce sens, j’ai trouvé particulièrement utiles les réflexions du philosophe Ray Monk sur la biographie (bien qu’il ne traite pas de biographies d’écrivains), lesquelles dérivent du contraste établi par Wittgenstein entre faire de la théorie et « faire des rapprochements ». Bien des biographes d’écrivains enferment les textes littéraires dans des malentendus en appliquant de façon dogmatique la théorie selon laquelle l’écriture serait le reflet de la personnalité et de la situation de l’écrivain ; pourtant, les exemples qui font autorité (je pense ici à des biographes tels que Richard Ellmann, Hermione Lee, Lyndall Gordon, Richard Holmes) démontrent qu’il est possible de travailler avec les idées expressivistes sans être étroitement limité par elles, et d’une manière qui peut se révéler très éclairante.
Bruno Tribout : À l’inverse, diriez-vous que certaines œuvres littéraires ont engendré de nouvelles théories ?
Patrick Hayes : Tout à fait, même si cela n’a pas toujours été le but de leurs auteurs. La théorie n’est qu’une manière possible de répondre à l’écriture, et ce n’est peut-être pas toujours la meilleure. Il est certain que des textes qui ne se présentent pas comme théoriques peuvent avoir d’importantes ramifications, mais ils nous éclairent souvent d’une manière qui peut paraître troublante ou déroutante. Parmi les textes les plus importants, on peut ranger ceux qui interrogent les façons de nous décrire nous-mêmes dont nous avons hérité (y compris certaines de nos conceptions de la personnalité et de l’identité auxquelles nous tenons le plus), en se demandant si celles-ci remplissent réellement les fonctions que nous leur prêtons.
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : Selon vous, quelles sont les références théoriques les plus efficaces (critiques, essais, approches méthodologiques, etc.) pour aborder aujourd’hui les problèmes de la biographie et de l’autobiographie ? Quelles approches théoriques et méthodologiques avez-vous adoptées dans cet ouvrage ?
Patrick Hayes : Mon livre rassemble et tâche de faire dialoguer des manières de penser l’identité et les écrits de vie qui ont vu le jour au sein des différents domaines de la psychanalyse, de la sociologie, de la philosophie et des études littéraires.
Dans le deuxième chapitre, je rends compte de l’impact de la pensée freudienne sur l’écriture biographique dans ma période, et j’introduis certains concepts et problèmes fondamentaux de la psychanalyse, que les chapitres suivants continuent d’explorer. À partir de là, l’héritage de Freud est considéré non seulement comme un phénomène historique, mais aussi comme une ressource intellectuelle toujours disponible et, bien entendu, comme l’un des idiomes les plus éclairants pour décrire la subjectivité. Les concepts de la psychanalyse sont utilisés en particulier dans le chapitre sur les cultures mémorielles (y compris en ce qui concerne l’analyse du traumatisme) ; d’autres chapitres abordent la discussion par Freud des notions de transfert et d’idée prévalente.
Les écrits de Foucault restent essentiels pour comprendre les transformations de la notion d’identité à l’époque contemporaine. Comme Freud, celui-ci est d’abord abordé en tant que figure historique, ne serait-ce que pour son influence sur la théorie queer et pour l’inspiration qu’il a fournie à certains types de récits personnels. Mais le soupçon très salutaire qu’il fait peser sur la détermination des catégories morales et l’esprit plus largement nietzschéen de son approche du moi guident également mon analyse de façon plus générale. Contrastant avec Foucault, je suis parfois revenu aux ouvrages d’Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity (1991) et La Transformation de l’intimité (The Transformation of Intimacy, 1992), même si j’ai eu tendance à trouver son travail utile plutôt parce qu’il m’incitait à une forme de désaccord créatif. Une autre sociologue, Eva Illouz, dont l’œuvre s’appuie sur Giddens, a été pour moi plus importante comme source d’inspiration, notamment lorsque je cherchais une perspective critique sur le développement du récit personnel populaire (« popular memoir »). Son livre, Les Sentiments du capitalisme (Cold Intimacies: the Making of Emotional Capitalism, 2007), traite de formes de life-writing que je n’aborde pas vraiment dans mon ouvrage (sites de rencontre en ligne ou questionnaires d’évaluation de la personnalité, par exemple). Mais son argumentation d’ensemble, qui approfondit la thèse de Max Weber sur la rationalisation en l’appliquant à l’analyse des transformations de la vie émotionnelle à l’époque contemporaine, est extrêmement perspicace et m’a aidé à trouver des manières de définir ce qui est en jeu sous l’aspect lisse et terne d’une si grande quantité de confessions qui ont vu le jour avec l’essor du récit personnel (« memoir boom »). The Politics of Life Itself (2007) de Nikolas Rose me paraît également être un ouvrage incontournable pour la sociologie de l’identité moderne. Tout en offrant une étonnante mine d’informations sur les possibilités et sur les limites des travaux actuels en sciences de la vie, sa discussion équilibrée de la question de l’identité par rapport aux technologies médicales modernes m’a aidé à trouver une distance critique par rapport aux discours théoriques plutôt controversés sur le posthumanisme, que j’analyse d’assez près.
Une des questions centrales qui traverse le livre consiste à savoir ce qui constitue un témoignage sur soi plus ou moins authentique ou autorisé. Plusieurs chapitres explorent les dimensions historiques de cette question, par exemple en lien avec les identités postcoloniales ou diasporiques, mais un des premiers chapitres l’examine d’un point de vue spécifiquement philosophique. La figure centrale en est Martin Heidegger, même si j’aborde sa conception de l’authenticité principalement à travers la manière dont celle-ci a été développée par les philosophes des XXe et XXIe siècles. Parmi les œuvres importantes figurent ici le premier volume des Philosophical Papers de Charles Taylor (Human Agency and Language, 1985), Soi-même comme un autre (1990) de Paul Ricœur et The Self and its Shadows (2013) de Stephen Mulhall. Je dois toutefois souligner qu’ici comme ailleurs dans le livre, je m’intéresse au moins autant à la façon dont les écrits de vie permettent de tester les limites de cette importante ligne de pensée sur la subjectivité qu’à la manière dont celle-ci peut éclairer les préoccupations des différents écrivains.
Au sein des études littéraires, je suis reconnaissant à ces excellentes ressources bibliographiques et synoptiques sur lesquelles je m’appuie dans mon livre : l’Encyclopedia of Life-Writing (2001) de Margaretta Jolly, Reading Autobiography: A Guide for Interpreting Life-Narratives (2001) de Sidonie Smith et de Julia Watson, ainsi que le Routledge Autobiography Studies Reader (2016) de Ricia Chansky et Emily Hipchen. Ces ouvrages, parmi beaucoup d’autres dans ce domaine de recherche en pleine expansion, m’ont permis d’envisager ce livre d’une manière qui n’aurait pas été possible autrement (comme je l’ai indiqué plus haut). The Singularity of Literature (2004) de Derek Attridge développe certains aspects centraux de ce que je considère être en jeu lorsqu’il s’agit de penser l’inventivité et l’originalité ; parmi plusieurs autres interlocuteurs, l’argumentation d’Attridge revient en grande partie sur la discussion proposée par Derrida autour de la logique de la supplémentarité dans De la grammatologie (1967).
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : Avez-vous discuté de votre approche avec les auteurs des autres volumes ? Dans quelle mesure vos choix théoriques coïncident-ils avec ce que vous savez du volume sur le début du XXe siècle et des volumes précédents ?
Patrick Hayes : L’éditeur scientifique de la série, Zachary Leader, a dès le départ insisté sur le fait qu’il s’agirait d’une série de volumes confiés chaque fois à un seul auteur, sans direction éditoriale d’ensemble. Sans cette garantie, je ne crois pas que le projet m’aurait intéressé. Les sept auteurs se sont tous rencontrés pour la première fois il y a quelques années, lors d’un événement accompagnant la parution des deux premiers volumes, et il s’est révélé que nous avions assez naturellement suivi des voies très différentes. Cela me paraît justifié pour deux raisons. La première est pragmatique : le meilleur moyen d’aborder chaque volume est probablement de le considérer comme une intervention dans un champ intellectuel particulier, avec ses préoccupations propres, et, en pratique, très peu de lecteurs liront l’ensemble des sept volumes l’un après l’autre. La seconde tient au fait que la situation des écrits de vie au sein de la culture au sens large diffère radicalement suivant les périodes, donc l’approche qui a fonctionné pour Karen Winstead (Moyen Âge, volume 1) et Alan Stewart (première modernité, volume 2) n’aurait pas été adaptée pour la période postérieure à 1945.
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : Avez-vous réfléchi de manière collective, avec les auteurs des autres volumes, sur les limites génériques pour la série dans son ensemble ? Pour le XXe siècle en particulier ?
Patrick Hayes : Non. Je m’attends à ce que chaque auteur utilise l’introduction de son volume pour réfléchir aux types d’œuvres qui peuvent le plus utilement être considérés comme life-writing pour sa période. Tout ce qui est nécessaire ici, c’est une compréhension partagée de notre sujet, non des définitions de base.
Jean-Louis Jeannelle / Bruno Tribout : Y a-t-il eu des chevauchements (liés à des auteurs ou à des œuvres en particulier) entre votre volume et le volume 6 ? Si tel est le cas, comment les avez-vous abordés ?
Patrick Hayes : C’est surtout dans l’étude de la psychanalyse et des témoignages sur l’Holocauste que ces volumes risquent de se recouper. Pour ce qui est de la première, je me concentre essentiellement sur l’impact de la psychanalyse sur le développement de l’écriture biographique après 1945, plutôt que sur l’émergence et la réception des idées freudiennes dans la période précédente. En ce qui concerne les écrits sur l’Holocauste, mon premier chapitre explore les récits personnels comme un aspect particulier du discours plus général d’après-guerre sur la « crise de l’homme », pour reprendre l’expression de Mark Greif, et ce chapitre met côte à côte des textes de témoignage (écrits par des auteurs tels que Primo Levi, Charlotte Delbo, Robert Antelme et Arthur Koestler) avec d’autres formes d’écriture (y compris, comme je l’ai mentionné précédemment, des livres de conduite, de la fiction autobiographique et de la poésie lyrique), dans une optique comparatiste. Un des chapitres suivants aborde les témoignages sur l’Holocauste de la deuxième et troisième génération, à côté des formes de méta-témoignage qu’ont développées des figures telles que Claude Lanzmann et W. G. Sebald, et je mets l’accent sur la place de telles œuvres dans la préoccupation plus large de cette période ultérieure pour la mémoire dans son rapport à l’historiographie.
Bruno Tribout : Quelle a été l’importance de l’histoire des formes et des concepts de la biographie et de l’autobiographie dans votre démarche ? Vous êtes-vous référé aux périodes antérieures ou aux précédents volumes lorsque ceux-ci étaient disponibles ?
Patrick Hayes : Le volume qui précède le mien en est encore au tout début de son élaboration, et je ne peux donc pas en parler en détail, mais la période qui va de 1945 à nos jours me semble constituer une période cohérente pour fournir la matière d’un seul volume. Le choc de ce qui s’est passé pendant la guerre, le processus de décolonisation qui a suivi et la mise en question, toujours actuelle, de ce que peut être une vie sous l’impulsion des politiques identitaires, voilà des thèmes si distinctifs et interdépendants que je pense qu’on peut à bon droit parler de « l’après-guerre » comme d’une période en soi, même si les transformations induites par l’essor des réseaux sociaux sont telles qu’il paraîtra bientôt tout aussi légitime de parler d’une nouvelle période. Cela dit, j’aurais également pu imaginer vouloir écrire une histoire allant de l’époque romantique à nos jours. Cela aurait permis de bénéficier d’une perspective plus longue sur la naissance et le développement de la culture de la célébrité, sur l’émergence de la biographie littéraire, sur le développement du sentiment et de l’empathie comme moyen de susciter une adhésion politique, et ainsi de suite. Il y a tant de thèmes dans mon livre dont on peut retracer l’origine de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle.
Mais pour revenir à votre question, je n’avais naturellement pas la place nécessaire pour reprendre chaque fois l’histoire complète de tous les thèmes abordés. Dans le chapitre sur la sexualité, par exemple, je mets en contexte les diverses manières dont l’identité sexuelle a été étudiée au cours de ma période en rappelant que celles-ci font partie d’une histoire beaucoup plus longue, impliquant la naissance de la psychanalyse et d’autres disciplines. En ce qui concerne l’analyse de la célébrité littéraire, je souligne, bien entendu, le fait que les écrivains sont depuis longtemps des personnalités célèbres (pensons à Byron, à Dickens ou à Wilde). Mais je passe rapidement à l’évocation des changements décisifs survenus à l’époque contemporaine, y compris la concentration des industries de l’édition, l’augmentation significative des budgets publicitaires et la prévalence des nouveaux médias, dont les effets combinés ont rendu bien plus envahissantes les formes éphémères d’écrits de vie grâce auxquelles est fabriquée la célébrité. En l’occurrence, j’aborde assez rapidement le moment présent, en explorant la façon dont les écrivains ont essayé d’assumer leur position changeante dans un monde de publicité, d’entretiens et d’interventions télévisées.
Bruno Tribout : Quel rôle la littérature en traduction, notamment la littérature européenne, a-t-elle joué dans votre volume ?
Patrick Hayes : La série est centrée sur les écrits de vie en anglais. En général, j’ai inclus des écrivains français, allemands ou italiens en traduction lorsque leur influence a été décisive au sein de la culture littéraire anglophone. J’en ai déjà mentionné quelques-uns, notamment Sartre et Primo Levi ; je renvoie également aux écrits autobiographiques de Roland Barthes, La Chambre claire (1980) ainsi que Roland Barthes par Roland Barthes (1975), bien que ce soit essentiellement pour contextualiser mon analyse de Christine Brooke-Rose, une écrivaine anglaise francophile, dont l’œuvre dialogue avec Barthes. Parmi les autres œuvres majeures en traduction que j’étudie en détail, on trouve Les Émigrants (1992) de W. G. Sebald et Shoah (1985) de Claude Lanzmann, un film multilingue, bien entendu, avec du français, de l’anglais, de l’allemand, du polonais et de l’hébreu.
La question plus large de la traduction dans les écrits de vie est très intéressante, et je l’aborde de façon explicite dans le livre. L’un des chapitres traite du multilinguisme dans les écrits de vie postcoloniaux, dont les auteurs ont généralement été élevés dans une culture qui implique une langue européenne à côté d’une ou de plusieurs langues locales. Par exemple, Arvind Krishna Mehrotra, un poète indien établi à Allahabad et qui a fait ses études à Bombay, parle de l’écriture comme d’un « espace prismatique entre les langues » ; Kamau Brathwaite s’intéresse aux variations de l’anglais qui ont émergé dans les Caraïbes à partir d’hybridation avec les langues de la diaspora africaine. D’une part, et de façon évidente, ces écrivains reviennent sur une idée issue de Lejeune, à savoir que les écrits de vie seraient une fenêtre idéalement transparente sur la réalité – en fait, je pense que Lejeune se trompe à ce sujet même pour les écrivains monolingues, simplement en raison des différenciations internes présentes au sein de toute langue. Mais plus significatif encore est la manière dont la réflexion sur ce qui compte comme expression de soi authentique a pu être renouvelée à l’époque contemporaine par le type d’attention que des écrivains comme Mehrotra et Brathwaite ont porté aux rapports entre identité, langue et pouvoir.
Printemps 2021
Traduction : Bruno Tribout
Jeannelle Jean-Louis, Tribout Bruno, « Conversation avec Patrick Hayes, auteur de The Oxford History of Life-Writing, volume VII : Postwar to Contemporary, 1945-2020 », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2023, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/conversation-avec-patrick-hayes-auteur-de-oxford-history-life-wr..., page consultée le 15/12/2024.