Autour de Passions de Saint-Simon. Écriture de l’histoire et affectivité de Damien Crelier (Hermann, 2021)
Entretien avec Damien Crelier, par Jean-Christophe Igalens
15 déc 2024
Le présent entretien est une version remaniée et augmentée d’un dialogue qui s’est tenu le 26 janvier 2022 dans le cadre de l’atelier « Perspectives croisées » du CELLF entre Damien Crelier (ancien élève de l’ENS, docteur en Littérature française de Sorbonne Université, professeur en classes préparatoires littéraires), auteur de l’ouvrage intitulé Passions de Saint-Simon. Écriture de l’histoire et affectivité (Paris, Hermann, 2021), et Jean-Christophe Igalens, maître de conférences à Sorbonne Université.
Jean-Christophe Igalens : Nous pourrions ouvrir l’entretien en prolongeant une réflexion qui est un peu latérale dans votre livre, mais qui est fort intéressante pour cet atelier, puisqu’elle porte sur la lisibilité, aujourd’hui, des Mémoires de Saint-Simon : vous suggérez ainsi, dans une note de l’introduction, que l’intérêt actuel pour Saint-Simon dans la recherche n’est pas « sans avoir de lien avec la composante passionnelle de son écriture ». Vous relevez notamment l’angle de lecture suggéré par le titre de l’anthologie procurée par François Raviez (« cette pute me fera mourir ») et le programme de l’agrégation en 2012. Question alors : pourriez-vous développer le lien qui, à vous lire, se noue entre l’intérêt actuel pour les Mémoires de Saint-Simon, une attention plus grande portée à des problématiques que l’on peut qualifier, selon l’orientation des travaux, de « morale » ou d’« anthropologique » (telle que celle que vous proposez autour d’une réflexion sur les « passions ») et l’attention de plus en plus importante portée aux écrits de soi dans le champ des études littéraires (voir par exemple leur place dans les programmes d’agrégation au cours des dernières années) ?
Damien Crelier : Je postule effectivement l’existence d’un lien essentiel entre, d’une part, la composante passionnelle de l’écriture de Saint-Simon et, d’autre part, sa relative lisibilité aujourd’hui. Je songe à une formule de Paul Veyne, servant de sous-titre à l’épilogue de son étude sur l’élégie érotique romaine : « Notre style intense ou pourquoi l’ancienne poésie nous ennuie ». Or, s’il est une caractéristique que possède l’écriture de Saint-Simon, et même à un suprême degré, c’est bien l’intensité. Encore faut-il distinguer deux formes différentes d’intensité dans les Mémoires, qui l’une et l’autre sont aptes à combler notre goût contemporain en la matière. Aussi ai-je cherché, dans mon livre, à rendre justice à cette double dimension passionnelle des Mémoires : il y a premièrement ce que l’on peut appeler les passions de cour, que Saint-Simon excelle à saisir et à anatomiser dans l’anthropologie exceptionnellement détaillée qu’offrent ses Mémoires ; mais les passions sont aussi celles de Saint-Simon lui-même, qui infléchissent son écriture en lui conférant une extraordinaire énergie, le mémorialiste, en dépit des décennies, demeurant inapaisé d’une façon tout à fait stupéfiante. Un des enjeux du livre est du reste de penser solidairement ces deux dimensions.
Il convient toutefois d’ajouter que ce lien entre composante passionnelle de l’écriture et lisibilité ne va pas sans un paradoxe : la passion est bel et bien ce qui fait que Saint-Simon est aux antipodes de l’insipidité, de la « fadeur » — tel est son terme — qu’il reproche par exemple au diariste Dangeau, qui lui sert très fréquemment de source, de point de repère et à l’endroit duquel il entretient un rapport des plus ambigus. Mais la passion a aussi partie liée avec ce que l’on pourrait appeler l’illisibilité des Mémoires, à savoir leur longueur, leur démesure, leur aptitude, précisément, à se passionner pour des questions d’étiquette, de hiérarchie ou de généalogie, lesquelles sont presque entièrement absentes des anthologies. Car, c’est un fait, Saint-Simon est aujourd’hui surtout lu par morceaux choisis, à travers des anthologies qui abrègent l’œuvre, mais qui la reconfigurent également pour une large part, en donnant à lire un texte foncièrement autre, et ce, à travers l’application d’un puissant filtre, qui aboutit à l’éviction presque systématique de tout ce qui ne relève ni du portrait ni de l’anecdote. Autre paradoxe : Saint-Simon est aujourd’hui goûté exactement au nom de ce pour quoi on s’est défié de lui au cours des décennies les plus positivistes du XIXe siècle. Ce sont notamment, me semble-t-il, sa férocité, ses partis pris et ses excès, en tout cas dans les portraits, qui le rendent digne d’intérêt pour les lecteurs du XXIe siècle. Corrélativement, cela renforce son inscription dans le champ des études littéraires en tant qu’objet pleinement légitime, ce qui ne fut pas toujours le cas. Rappelons-le : Saint-Simon, précédemment, fut surtout fréquenté par les historiens — et, bien sûr, par les écrivains. Mentionnons enfin, toujours à propos de cette question de la lisibilité, un ultime paradoxe, lié à la subjectivité du point de vue adopté : il me semble que nous cherchons chez Saint-Simon quelque chose qui, assurément, se trouve bien dans ses Mémoires, mais qu’il n’a pas prioritairement désiré et dont il ne s’enorgueillit en aucune façon. Il écrit en effet qu’il renonce à juguler les excès de son écriture, mais il ne prétend pas, du moins explicitement, les valoriser. « Le stoïque, indique-t-il dans sa conclusion, est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d’impartialité. Je le ferais vainement. » En quoi d’ailleurs Saint-Simon tourne le dos, de manière assumée, à une certaine tradition historiographique en quête d’impassibilité, bien représentée à l’âge classique, mais peu lue désormais. La façon dont la subjectivité du point de vue a aujourd’hui droit de cité et se trouve même appréciée dans les écrits de soi ne concerne pas, tant s’en faut, le seul Saint-Simon et elle ne se limite pas non plus à l’Ancien Régime. En témoignent par exemple les récents programmes d’agrégation, au sein desquels ont été successivement inscrits, depuis 2018, Bouvier, Beauvoir, Cendrars et Casanova.
Jean-Christophe Igalens : Une deuxième question, ou un deuxième champ de questions, en lien avec un fait que vous rappelez plusieurs fois dans votre livre : l’écart temporel entre le temps de l’écriture (les années 1740) et l’époque évoquée par le mémorialiste. Vous rappelez plusieurs fois cet écart pour noter que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne produit nul apaisement des affects (en tout cas du point de vue de l’écriture et de la manière dont les passions la nourrissent). À propos de ce présent de l’écriture, vous rappelez aussi que Saint-Simon est resté tout à fait indifférent au développement des romans-Mémoires dans les années 1730.
On pourrait alors vous inviter à prolonger vos pages sur l’absence du double registre dans les Mémoires du Saint-Simon en notant que ses manifestations sont parfois complexes dans les romans-Mémoires des années 1730 eux-mêmes (voir par exemple les travaux de Christophe Martin sur Marivaux romancier, invitant à manier avec nuance la catégorie du double registre : le personnage même est un analyste redoutable, le savoir prétendument surplombant du narrateur est souvent problématique. Le double registre, dans La Vie de Marianne, est ainsi à la fois exacerbé et, par certains aspects, annulé ou en tout cas problématisé). Dans Histoire d’une Grecque moderne, le narrateur de Prévost pose explicitement la question de sa fiabilité en tant que narrateur passionné. Peut-être y a-t-il là une voie de prolongement de votre propos.
Damien Crelier : La question de la rétrospection au sein des Mémoires, ou plutôt de son impressionnante discrétion, est me semble-t-il l’une des plus fascinantes que nous invite à poser le texte de Saint-Simon. On pourrait à bon droit placer en épigraphe de l’ensemble des Mémoires la fameuse formule d’Alceste à propos du sonnet d’Oronte : « Le temps ne fait rien à l’affaire. » Il existe un recul moyen de trois décennies entre le temps des faits évoqués et celui de leur relation : les Mémoires, écrits tout au long de la décennie 1740, ressuscitent les dernières années du règne de Louis XIV, ainsi que le temps de la Régence. Mais, le plus souvent, tout se passe dans les récits de Saint-Simon comme si le temps avait cessé de s’écouler entre le moment des faits et celui où ils sont couchés sur le papier, le mémorialiste ne prenant que très occasionnellement appui sur la position de rétrospection qui est la sienne. Pour commenter cette caractéristique de l’écriture saint-simonienne, je mobilise dans mon livre la notion de « double registre », forgée par Jean Rousset, pour montrer en quoi, précisément, elle est le plus souvent inopérante dans les Mémoires. Il est vrai, si l’on songe à La Vie de Marianne ou au Paysan parvenu, que Jean Rousset durcit sans doute quelque peu le trait dans la description qu’il propose du fonctionnement du « double registre » au sein des romans-Mémoires de Marivaux, peut-être pour corroborer ses analyses sur la dissociation, dans les comédies du même auteur, entre les jeunes gens amoureux, obscurs à eux-mêmes, et les personnages latéraux, observateurs bien plus lucides des sentiments naissants et des méandres de l’amour-propre. Il n’en reste pas moins que Saint-Simon est profondément singulier dans son usage si parcimonieux de la rétrospection, et ce, au sein même du corpus des mémorialistes. Chez Retz ou chez Chateaubriand, pour ne citer que deux exemples à la fois fameux et représentatifs, on ne trouve absolument pas la même discrétion de l’instance rétrospective : le creusement d’un écart, notamment source de clairvoyance conquise a posteriori, de déniaisement ou encore de désillusion, entre le temps de l’histoire et celui de l’énonciation est chez ces deux mémorialistes beaucoup plus net, beaucoup plus souvent mobilisé, voire dramatisé. Il semble ainsi que l’on puisse considérer que les romans-Mémoires qui connaissent un âge d’or dans la décennie 1730 (mais dont Saint-Simon s’est pour sa part tout à fait désintéressé) imitent — imparfaitement, ou du moins non sans que cela génère d’intéressants dysfonctionnements — un type d’énonciation que l’on trouve effectivement dans nombre de Mémoires authentiques contemporains ou antérieurs de quelques décennies, mais que l’on ne retrouvera pas dans les Mémoires de Saint-Simon. Cela amène à poser la question de la scénographie énonciative : on ne sait jamais véritablement depuis quel lieu Saint-Simon écrit ses Mémoires. C’est ainsi qu’a pu naître le mythe, forgé au XIXe siècle puis relayé par Proust, d’un Saint-Simon nocturne, écrivant dans la solitude et les ténèbres. À vrai dire, Proust invente une scénographie à partir du vide des Mémoires en la matière. Rien de tel chez Chateaubriand, qui dissémine dans ses Mémoires d’outre-tombe quantité de notations sur les conditions concrètes comme sur le climat affectif du moment de l’écriture du texte.
Comment, dès lors, interpréter pareille discrétion du « double registre » ? C’est là une question à laquelle j’ai souhaité apporter une réponse détaillée dans mon livre, dans la mesure où il s’agit selon moi d’une caractéristique décisive de l’écriture de Saint-Simon et d’une voie d’accès privilégiée à la compréhension de certaines des logiques les plus essentielles de l’œuvre. Premièrement, cette absence presque systématique de distance ou de recul vis-à-vis des faits relatés va de pair, pour le mémorialiste, avec une puissante allégresse d’écriture, avec le plaisir de revivre les faits en se replongeant dans le continuum du temps vécu. Nous touchons ici à des considérations sur ce que l’on pourrait appeler les conditions affectives de l’écriture du texte, lesquelles me semblent pouvoir être ainsi éclairées en dépit du fait, comme je viens de le signaler, qu’elles ne font que très rarement l’objet de notations métadiscursives explicites. Deuxièmement, l’absence de recours à presque toute forme de « double registre » permet de construire le principe d’une infracassable identité entre la figure du courtisan et celle du mémorialiste. C’est ainsi l’image d’un Saint-Simon idéalement fidèle à lui-même, à ses convictions et à ses principes, qui se trouve renforcée. Saint-Simon, à travers cette absence quasi parfaite de hiatus entre je « narré » et je « narrant », suscite l’idée de sa propre immuabilité. Les Mémoires, en effet, sont aussi à lire comme le récit d’un combat — désespéré, mais acharné — contre la décadence et le chaos. Troisièmement, ce choix confère une exceptionnelle intelligibilité aux faits relatés et constitue un remarquable antidote face aux risques de la téléologie. Saint-Simon, en effet, raconte presque toujours l’histoire en plaçant son lecteur (et en se replaçant lui-même) dans une forme de radicale ignorance de l’aval temporel, ce qui permet de cerner au mieux l’état d’esprit de chacun des protagonistes à un moment donné. Saint-Simon écrit en quelque sorte avec des œillères, mais celles-ci seraient frontales plutôt que latérales. La cour, telle qu’elle est ressuscitée au début de la chronique de 1711, est ainsi un lieu où chacun, qu’il s’en réjouisse ou qu’il le déplore, est profondément convaincu que le Grand Dauphin sera prochainement roi et mène ses intrigues sur le fondement de ce postulat des plus raisonnables — que la petite vérole se chargera pourtant de faire voler en éclats. J’ai ainsi tenté de montrer, dans le livre, en quoi l’écriture des Mémoires restitue une forme d’intelligibilité affective de l’instant en climat aulique, en y parvenant d’une façon qui n’a que peu d’équivalents au sein du corpus des textes historiques d’Ancien Régime. Un quatrième enjeu mérite enfin d’être mentionné : il existe des exceptions au principe que je viens de décrire. Je songe par exemple à la scène, observée par un Saint-Simon pour longtemps horrifié, de la proximité à ses yeux scandaleuse de Louis XIV et de Mme de Maintenon à l’occasion du fastueux spectacle militaire du « camp de Compiègne » en 1698. Je pourrais aussi citer la révélation proleptique, à la fin du récit de l’intrigue du mariage du duc de Berry (1710), du véritable caractère de la duchesse de Berry, le mémorialiste évoquant avec dépit au sein des ultimes lignes d’une séquence d’une centaine de pages « une affaire que, bien loin d’avoir entreprise et suivie au point que je le fis, j’aurais traversée avec encore plus d’activité […], si j’avais su le demi-quart, que dis-je ? la millième partie de ce dont nous fûmes si malheureusement témoins ». Mais, j’y insiste, de pareilles notations ne sont pas la norme sous la plume de Saint-Simon. C’est même, à vrai dire, leur rareté qui en fait tout le prix et celle-ci ne contribue pas peu à leur conférer une saillance si exceptionnelle au sein du texte.
Jean-Christophe Igalens : Je voudrais enfin vous interroger sur la situation historique des Mémoires de Saint-Simon et sur la signification du mode intense et intime avec laquelle les passions de cour, et d’abord la passion du rang et de la naissance, y sont représentées et écrites : il est en effet intéressant d’avoir à l’esprit que ces Mémoires sont écrits plusieurs années après la publication d’une œuvre telle que Le Paysan parvenu (1734-1735) de Marivaux dans lequel on lit dès la première page : « J’ai pourtant vu nombre de sots qui n’avaient et ne connaissaient point d’autre mérite dans le monde, que celui d’être né noble, ou dans un rang distingué ». Que penser du lien entre 1/ l’investissement affectif dont fait l’objet l’ordre des valeurs auquel Saint-Simon est passionnément attaché (le « cosmos social des valeurs » pour parler comme le philosophe Axel Honneth dans La Lutte pour la reconnaissance), 2/ la réalité de son effondrement en cours et à vrai dire déjà avancé — réalité complexe et paradoxale puisque l’Ancien Régime fonctionne selon une logique d’ordres, mais que cette logique a manifestement perdu pour beaucoup sa valeur symbolique et son efficacité normative au moins dans le champ moral (un tout autre paradigme de la reconnaissance est en train de naître) et 3/ le rapport des Mémoires (chez Saint-Simon, mais au-delà peut-être, pour une veine de la production de ce genre « mémoriel ») avec la disparition des mondes, avec le sentiment d’un effacement (advenu, possible, en cours) du monde même du mémorialiste.
Damien Crelier : Cette question, celle de la passion du rang et de la naissance, est tout simplement centrale dans les Mémoires et il était nécessaire qu’elle fût minutieusement étudiée dans le livre. J’ai en particulier souhaité faire la lumière sur un aspect qui ne va au premier abord pas de soi, mais qui est tout à fait fascinant, à savoir l’investissement intime et affectif d’objets purement sociaux ou symboliques tels que le rang, le titre, la place au sein du système de cour. À propos du refus que vient en 1710 d’essuyer de la part du roi la duchesse d’Orléans — la femme du futur Régent — concernant son souhait de voir ses enfants obtenir le rang d’arrière-petits-fils de France, voici le commentaire que propose le mémorialiste : « c’est ce qui la poignait dans le plus intime de l’âme ». Une confidence de Saint-Simon, adressée à Monsieur le Duc et rapportée au discours direct dans la chronique de 1718, résume également assez bien les choses et montre que Saint-Simon ne fait nullement exception à cette tendance à investir de façon intime des enjeux sociaux : « je veux bien vous avouer que ma passion la plus vive et la plus chère est celle de ma dignité et de mon rang ». Ce que Pascal appelle « grandeurs d’établissement » — par opposition aux « grandeurs naturelles » — génère ainsi chez quantité de personnages des Mémoires, comme chez Saint-Simon lui-même, les tressaillements les plus profonds, les plus intérieurs et les plus puissants. Une des difficultés, à laquelle le livre se confronte, est bien sûr de tenter de faire le départ entre ce qui est imputable à une réalité sociale très particulière, celle de la société de cour effectivement hiérarchisée à l’extrême et saturée d’affects, et ce qui dépend de l’optique propre à Saint-Simon, dont il faut bien reconnaître qu’elle est irréductiblement singulière et idiosyncrasique. La mise en regard, proposée par Jean-Christophe Igalens, du Paysan parvenu et des Mémoires, a par ailleurs l’intérêt de soulever la question de la délicate assimilation de Saint-Simon au siècle des Lumières. Les Mémoires sont rédigés en plein cœur du XVIIIe siècle, tout au long de la décennie 1740, plusieurs années après Le Paysan parvenu, donc, mais aussi pas moins de vingt ans après la publication d’un texte aussi emblématique des Lumières que les Lettres persanes (1721). Il paraît dès lors légitime de se demander de qui ou de quoi Saint-Simon est représentatif. Pareille interrogation n’admet pas de réponse simple ni univoque. De son temps ? Sans doute assez peu, surtout si l’on entend par là ce que l’histoire littéraire et l’histoire des idées ont généralement retenu du premier XVIIIe siècle, les Lumières et le libertinage. De sa caste, celle des ducs et pairs du royaume ? Assurément davantage, car c’est un fait que Saint-Simon défend farouchement les intérêts de ce groupe face à l’émergence, selon lui favorisée par Louis XIV, de ce qu’il appelle un « long règne de vile bourgeoisie ». Mais cette approche n’est que partiellement satisfaisante : ultimement, c’est surtout de lui-même que Saint-Simon apparaît représentatif. Un des enjeux du livre est ainsi de montrer que la composante passionnelle des Mémoires s’explique par la combinaison d’un univers certes extraordinairement singulier, celui de la cour, mais aussi, et peut-être surtout, d’une sensibilité elle-même hors norme et jamais véritablement apaisée en matière de hiérarchies. Rien, en effet, ne semble chez Saint-Simon panser les plaies liées au sentiment d’avoir pâti d’usurpations de toutes sortes et de ne pas avoir pesé de façon plus décisive sur le cours des affaires du royaume : les décennies de la rétrospection, comme je l’ai dit, ne font rien à l’affaire. Saint-Simon écrit en plein milieu du règne de Louis XV, mais à bien des égards il demeure mentalement captif du règne précédent, voire de celui de Louis XIII, qu’il n’a bien sûr pas connu, mais qui est à ses yeux un âge d’or, un temps béni d’ordre et d’harmonie — celui, aussi, où son père fut fait duc et pair.
La question de Jean-Christophe Igalens invite par ailleurs à envisager le genre des Mémoires comme entretenant un lien privilégié avec la peinture de la fin d’un monde. Je souscris entièrement à cette idée. C’est là un trait caractéristique de bon nombre de Mémoires (je songe en particulier à l’abondante production ressuscitant, non sans nostalgie, le temps de la Fronde) et on le retrouve pleinement chez Saint-Simon, dont les Mémoires possèdent une indubitable dimension crépusculaire. « Ainsi tout passe, tout s’élève, tout s’avilit, tout se détruit, tout devient chaos », peut-on lire dans la chronique de 1709, dans une méditation inspirée par un fait dont la ténuité peut nous surprendre : l’on cesse peu à peu de dire, à propos des princes-électeurs allemands, « M. l’Électeur » et l’on se contente de dire « l’Électeur », ce qui est une manière indue d’imiter la façon dont on désigne le pape, l’empereur et le roi. Nous pouvons constater que l’attention de Saint-Simon n’est rebutée par aucun détail et ne renonce nulle part à traquer les moindres indices d’un inéluctable effritement. Ses Mémoires proposent la peinture d’un naufrage, celui d’un monde où le royaume était en ordre et où l’aristocratie y tenait la place qui lui revenait. De ce point de vue, les Mémoires ne se liment pas à une approche purement descriptive : ils défendent une thèse relative aux causes de ce déclin et contiennent un portrait de Louis XIV en fossoyeur de l’ordre ancien du royaume. Les deux principaux griefs formulés à l’encontre du roi — auquel le mémorialiste reconnaît par ailleurs des qualités certaines — sont d’avoir favorisé d’une part ses bâtards et d’autres part les bourgeois. Ce n’est du reste pas parce qu’un univers donné connaît une forme de déclin qu’au sein de celui-ci l’on est moins attaché à ce qu’il en subsiste. Il semble même, à la lecture de Saint-Simon, qu’on puisse légitimement postuler un rapport de proportion inverse entre les deux composantes : la puissance magnifiquement expressive du texte dit l’acharnement avec lequel la lutte continue, même au sein d’un combat qui paraît d’ores et déjà perdu. Il est délicat, s’agissant de Saint-Simon, qui ne se voulait pas écrivain ni encore moins artiste, de parler de dimension véritablement esthétique de cette peinture de l’extinction. Son texte est viscontien et il ne l’est pas. Mais il est indéniable que cette composante crépusculaire des Mémoires a fortement retenu l’intérêt, celui de Proust par exemple, qui y puise certains motifs pour nourrir sa propre peinture du naufrage du monde des Guermantes dans Le Temps retrouvé. Il y a quelques années avait été proposé à l’agrégation un très beau programme de littérature comparée intitulé « Romans de la fin d’un monde » et réunissant Proust, J. Roth et Lampedusa. Les Mémoires ne sont certes pas un roman et n’ont même aucunement la prétention ou la tentation de l’être. En revanche, ils contiennent assurément, et superbement, la peinture d’un engloutissement, la fresque de la fin d’un monde.
Jean-Christophe Igalens, « Autour de Passions de Saint-Simon. Écriture de l’histoire et affectivité de Damien Crelier (Hermann, 2021) », dans « Entretiens », EcriSoi (site Internet), 2023, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/autour-de-passions-de-saint-simon-ecriture-de-lhistoire-et-affec..., page consultée le 15/12/2024.