Le Journal intime d'Henri-Frédéric Amiel : l'écriture de soi à l'épreuve du temps
Résumé
Tenir un journal personnel est une pratique d’écriture qui connaît un véritable essor au XIXe siècle, à la faveur de la laïcisation de l’aveu et du culte de l’intime. Le journal intime configure en outre une écriture des jours et une écriture de soi qui reflètent une nouvelle perception du temps et imposent une autre conception de la personne, héritée du siècle des Lumières. C’est précisément ce qu’illustre le journal intime qu’Henri-Frédéric Amiel écrit de 1838 à 1881, année de sa mort. À la croisée de l’histoire des mentalités, d’une histoire individuelle et de l’histoire littéraire des écritures de soi, les 16 900 pages qui composent ce journal au long cours forment un « livre de vie » remarquable. Sa lecture révèle l’évolution conjointe de la notion d’identité personnelle et des modalités de déchiffrement de soi qui émergent durant ce siècle. Considéré comme l’archétype du diariste, Amiel procède en effet à une étude de soi inédite par sa constance, son audace, comme par la poétique de l’écriture de l’intime qu’elle inaugure. Introspectif et analytique, son journal reflète également les représentations imaginaires d’une époque, tout comme il témoigne des bouleversements d’un monde déserté par la transcendance, où l’individu affronte seul sa destinée personnelle. De ce fait, la conscience de soi est tourmentée par de nouvelles formes d’anxiété et de culpabilité qui s’expriment dans le retrait et le secret d’une écriture de soi, où l’aveu intime dessine un autoportrait complexe et émouvant à la fois. Le journal intime d’Amiel est ainsi écrit à la croisée d’un romantisme désenchanté, d’un projet de soi hérité des Idéologues, et de mutations historiques qui font advenir une forme d’individualisme libéral, dans un monde désormais anomique. L’expérience d’un désaccord fondamental libère alors une écriture de la marginalité, de la clandestinité et de la contestation, mais elle favorise également un processus d’analyse de soi inédit, interroge ce qui fonde l’identité personnelle, tente de cerner les contours d’un moi toujours plus fuyant au fil des jours et des fragments d’écriture journaliers. Resté secret du vivant de son auteur, le journal d’Amiel ne fut intégralement édité qu’en 1994 ; sa publication enrichit la réflexion conduite sur l’écriture de l’intime, sur sa destination et sa réception, mais aussi sur la littérarité d’un genre qui fut longtemps questionnée, et que le XIXe siècle éclaire à un moment déterminant de son histoire.
Abstract
Keeping a diary is a writing form which is booming all along the XIXth century, where the secularisation of avowal and the cult of the inner self influence the expression of subjectivity. Nevertheless, the diary shapes the story of the days and self-telling that convey a new perception of time and another idea of Man, inherited from the age of Enlightment.That’s exactly what Xthe diary Henri-Frederic Amiel writes in Switzerland, from 1838 to 1881, year of his death. At the junction of the history of mentalities, personal story and the literary history of writing about oneself, the 16900 pages which make up this long-distance diary compose an outstanding « livre de vie ». Its reading reveals the combined evolution of the notion of identity and the different approaches of self-discovering which have arisen all along that century.Considered as the epitome of diarists, Amiel carries out a self-study which is unprecedented for its steady audacity as well as for the poetic writing of his personal impressions it displays. Inward-looking and analytical, this imposant diary stands for the imaginary visualisations of that time as well as it is an evidence of the fast-changing disruptions of a world abandoned by transcendence, and where the persons become the only masters of their destiny. Self-conscience generates new forms of guilt and anxiety, and their confession makes up a complex and moving self-portrait.Spurred on by a desillusioned romanticism, by a thirst of self-knowledge aligned with the Ideologists project, but also by the undergoing changes that create a kind of individualism in a world that henceforth has become anomic, the diary from Amiel is derived from a basic disagreement which sets free an unconventional, secret and challenging form of writing, but which also allows him to be sincere and dedicated to the self-awareness. If the time-related progress of a writing, whose heuristic purpose scatters mixed pieces of an ego getting more and more elusive, unwinds the spindle of a unique life and a fascinating story, it grabs attention by its large-scale project.Garded secret during the author’s lifetime, Amiel’s diary was only published in its entirety in 1994 ; its publication enhances the reflexion carried out on the writing of the intimate area, on its destination and reception, but also on the problematic literariness of a genre tackled at a decisive period of its history.
Jury
Michel Braud
Pierre Dufief
Hélène Laplace-Claverie
Françoise Simonet-Tenant
Emmanuelle Tabet