Europe centrale
Région aux frontières fluctuantes entre la Baltique et la mer Noire, l’Europe centrale subit de nombreuses redéfinitions au cours de son histoire. Le présent panorama typologique, établi malgré le nombre important d’archives inédites, s’appuie sur une sélection des œuvres polonaises, tchèques et hongroises afin de saisir le rôle que joua l’expression francophone dans l’évolution des écrits de soi dans cette aire culturelle. Il prend en compte les contacts directs, l’attirance culturelle de la France et l’importance identitaire de la langue française.
Longtemps langue privilégiée de la diplomatie, le français est utilisé pour exprimer la confession intime à partir des Lumières. Peuvent en témoigner les Mémoires (1978) du prince hongrois François II Rákóczi (1676-1735), ou les Mémoires (1914) du dernier roi de Pologne, Stanislas Auguste Poniatowski (1732-1798). Ces derniers visent un témoignage objectif, digne d’un fils de l’Europe éclairée, et sont accompagnés d’un choix de documents officiels ; mais ils retracent aussi le destin singulier d’un homme dans sa solitude ou ses amours avec la tsarine Catherine II, anticipant sur l’emploi du français comme sociolecte nobiliaire à usage privé. En Bohême et Moravie notamment, un tiers de journaux intimes de la seconde moitié du XVIIIe au début du XIXe siècle a été rédigé dans cette langue, comme dans le cas modèle de la famille Chotek : Rudolf, ministre de Marie-Thérèse (1708-1771), choisit le français pour correspondre avec son fils ; sa petite-fille, Marie-Sidonie (1777-1864), rédigea dans cette langue son journal intime (inédits). Pendant plus d’un siècle, cette position du français comme lingua franca des élites et de la bohème se maintient dans la correspondance (souvent inédite), liée à l’émigration des centre-Européens à Paris. Peuvent en témoigner les amitiés des romantiques, les relations de Paul Claudel avec les milieux tchèques, entre autres Zdenka Braunerová (1858-1934) ainsi que l’activité de traducteurs franco-tchèques Josef Florian (1873-1941) ou franco-polonais Paul Cazin (1881-1963). Après 1945, Constantin Jeleński (1922-1987), échangeant avec Foucault ou Ionesco, devint la cheville ouvrière reliant les milieux polonais et français.
À diverses périodes de leur vie, plusieurs auteurs s’établirent également à Paris, « capitale culturelle de l’Europe centrale » (Delapierre & Marès, 1977) : de l’écrivaine polonaise de veine naturaliste, Gabriela Zapolska (1857-1921), amie et correspondante de Paul Sérusier et d’André Antoine, au prosateur décadent hongrois Zsigmond Justh (1863-1894), dont le journal (1977) comprend d’importantes parties francophones. Pour certains, cette adaptation circonstancielle aux lettres françaises devint intégrale. Ainsi, l’écrivain polonais Charles-Edmond Chojecki, dit Charles-Edmond (1822-1899), auteur d’une œuvre importante dans sa langue natale, une fois émigré, opta pour le français, correspondant avec Sand ou Flaubert. Dans son roman autobiographique, Souvenirs d’un dépaysé (1862), il raconte la guerre de Crimée telle qu’il l’a vécue, quoiqu’embellie d’une intrigue amoureuse – son titre anticipe sur la réflexion consacrée aux apports de l’exil que proposa le philosophe franco-bulgare Tzvetan Todorov dans L’Homme dépaysé (1998). Après 1945, l’exil de nombreux auteurs en France est lié avec l’identification du français comme rempart civilisationnel contre la barbarie du totalitarisme, comme en témoignent l’essai autobiographique Ma sœur l’angoisse (2014) du poète catholique tchèque, ami de Pourrat et Camus, Jan čep (1902-1974), les écrits du prosateur hongrois, Ladislas (László) Dormandi (1898-1967), collaborateur de Vercors, ou encore le cas particulier de Georges (György) Ferdinandy (1935), exilé de Hongrie en 1956, enseignant en France et à Puerto Rico, écrivant en français, en espagnol et en hongrois, et auteur des Mémoires d’un exil terminé (1992) ou d’autres écrits partiellement autobiographiques.
Depuis le romantisme, les écrivains de l’« autre francophonie » (Nowicki & Mayaux, 2014) explorent et théorisent leur expérience d’écriture entre les langues, laissant entrevoir la portée identitaire des choix linguistiques. Au moment où se construisent les nations modernes, le français, perçu comme « langue de liberté », correspond à la recherche d’une distance par rapport à l’Histoire – comme dans le cas du poète polonais Zygmunt Krasiński (1812-1859) dans l’œuvre ouverte que constituent ses essais littéraires et sa correspondance (1902) avec le diplomate anglais Henry Reeve (1830-1838). Dans d’autres cas, cette tendance s’intensifie encore, reflétant diverses crises d’appartenance. Le brouillage de langues (polonais, français, anglais, etc.) et d’identités de genre dans la correspondance (2012) et la poésie de Maria Komornicka-Piotr Odmieniec Włast (1876-1949) révèle aussi le potentiel émancipatoire de la transition entre les langues. Après 1945, de nombreux auteurs jouent sur la tension entre l’inconfort (relatif) de la langue d’origine et l’hospitalité de la langue d’adoption (tout aussi relative). Le Pragois Vaclav Jámek (1949) fonde son essai autobiographique, Traité des courtes merveilles (1989) sur un jeu entre des altérités multiples (nationale, homosexuelle, etc.), instituant la nature (étrangère) de la langue comme partie prenante du genre (autobiographique). Avec sa lucidité cruelle, la Hongroise Agota Kristof (1935-2011), vivant en Suisse après avoir survécu à la Shoah et au stalinisme, représente une tendance opposée par l’économie de moyens utilisés et dans sa trilogie romanesque à forte coloration autobiographique, et dans son autobiographie stricto sensu, L’Analphabète (2004). Plusieurs autres auteurs d’origine juive changent de langue pour témoigner : de Piotr Rawicz (1919-1982), détenu d’Auschwitz, dans Le Sang du ciel (1961, prix Rivarol 1962), considéré comme le premier roman sur la Shoah en langue française, à Anna Langfus (1920-1966), dans Le Sel et le soufre (1960) et Les Bagages de sable (1962, Prix Goncourt). Ainsi, langue « à usage privé », celle des artistes et élites, mais aussi langue d’évasion, d’émancipation ou d’exil, le français joua un rôle catalyseur dans l’évolution des écrits intimes centre-européens1.
Bibliographie
Eva Behring, Juliane Brandt, Mónika Dózsai et al., Grundbegriffe und Autoren ostmitteleuropäischer Exiliteraturen 1945-1989, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2004.
Olivier Chaline, Jarosław Dumanowski, Michel Figeac (dir.), Le Rayonnement du français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours, Maison des sciences de l’homme de l’Aquitaine, 2009.
Maria Delaperrière, Antoine Marès (dir.) Paris, capitale culturelle de l’Europe centrale ?, Institut d’études slaves, 1997.
Xavier Galmiche, « Le Bilinguisme littéraire en Bohême. Bilinguisme et multilinguisme dans la littérature de Bohême de la fin du XVIIIe siècle à 1989 », thèse de doctorat, dir. Yves Chevrel, Hana Jechová, Université Paris-Sorbonne, soutenue en 1995.
Hana Voisine-Jechová, Hélène Włodarczyk (dir.), Émigration et exil dans les cultures tchèque et polonaise, PUPS, 1987.
- 1. Cet article est une version actualisée (2022) de la notice du dictionnaire imprimé aux éditions Champion (2017).
Chmurski Mateusz, « Europe centrale », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. 318-320, en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/europe-centrale, page consultée le 26/11/2024.