Correspondance
Rapprocher correspondances et autobiographie pourrait sembler paradoxal. Si les lettres œuvrent à établir une communication transitive entre deux ou plusieurs correspondants, l’autobiographie est un genre autoréflexif qui se pratique seul, dans un face-à-face avec soi-même où l’autre n’est invité que comme spectateur distancé. Traditionnellement assignée aux offices de sociabilité, la correspondance peut se définir comme un échange écrit et différé entre deux ou plusieurs correspondants, étendu sur un temps relativement long et matérialisé par un ensemble de lettres qui se répondent. Elle est portée par un désir de communication qui est tout à la fois son origine et son horizon. Genre dialogal, la correspondance mérite bien la définition de « conversation entre les absents », devenue au fil des siècles un lieu commun de la critique épistolaire. Sénèque épistolier se réclamait déjà de ce modèle dialogique : « Comme serait ma conversation, si nous étions assis ensemble ou si nous nous promenions ensemble – spontanée et simple – ; voilà comme je voudrais que mes lettres soient. » (À Lucilius, 75, 1) ». En 1689, dans un de ces codes épistolaires qui foisonnent à l’époque, Ortigue de Vaumorière définit la lettre comme « un écrit envoyé à une personne absente pour lui faire savoir ce que nous lui dirions si nous étions en état de lui parler ». Décalées dans leurs formes comme dans leurs enjeux de communication, correspondance et autobiographie le sont également au regard de leur histoire. Histoire longue pour les correspondances dont la pratique est ancienne dans la culture occidentale, comme en témoigne l’existence de grands corpus antiques érigés en canons épistolaires : Lettres de Cicéron ; Lettres de Sénèque à Lucilius… Histoire plus brève pour l’autobiographie dont le geste fondateur de Rousseau marquerait l’acte de naissance. Pour que des passerelles s’établissent entre correspondance et autobiographie, il faut d’une part que la variété des écritures autobiographiques se constitue en un genre identifiable et d’autre part que l’écriture épistolaire s’intimise pour laisser la voix à une subjectivité qui pendant longtemps n’a pas eu droit de cité dans les correspondances. Les frontières, cependant, sont poreuses entre ces formes d’expression personnelle. Il est des autobiographies rédigées « comme une lettre à un ami » – c’est le modèle que se donne Stendhal dans la Vie de Henry Brulard – tandis qu’il est des lettres adressées à d’autres mais destinées à soi seul, comme le suggère George Sand, épistolière et autobiographe : « la causerie est un échange au lieu qu’une lettre est un monologue, où, malgré soi, on se résume de manière effrayante » (à Hetzel, 17 octobre 1847). S’il fallait dater le moment où les trajectoires de ces deux formes d’écriture personnelle se croisent, la date symbolique de 1762 pourrait être avancée : c’est l’année des quatre lettres que Rousseau adresse à Malesherbes dans lesquelles il livre un récit abrégé de sa vie et définit le cahier des charges de l’autobiographie à venir. Pour comprendre la révolution intimiste qui va faire de la lettre, au tournant du XIXe siècle, un des supports privilégiés de l’écriture personnelle, il faut partir du constat que les correspondances n’ont pas toujours été le lieu le plus propice pour « écrire de soi », ce que son histoire nous rappelle.
Codifiée au Moyen Âge par la rhétorique restreinte de l’ars dictaminis, la lettre devient à la Renaissance le rival laïc de l’éloquence sacrée : elle figure alors à côté du sermon comme grand genre en prose. Au siècle classique, c’est une éloquence plus littéraire que la lettre va mettre en œuvre, et l’épistolaire devient un « style », mieux, un « art », dont un Guez de Balzac sera le grand maître. Dans la lettre ainsi conçue, ne transparaît aucune marque d’une subjectivité résolument tenue à distance respectueuse. Barbey d’Aurevilly, grand amateur de correspondances, en suggère la cause : le XVIIe siècle, dit-il, « avait autre chose à faire que de se regarder dans l’âme » et de se « raconter à la première personne ». Pourtant, c’est aussi au XVIIe siècle que les correspondances vont se mondaniser et perdre peu à peu leur apprêt académique. Une nouvelle esthétique s’impose alors qui fait de la légèreté conversationnelle la nouvelle norme épistolaire. Les épistoliers sont à présent invités à rédiger leurs lettres « sans autre ornement, ni autre artifice que celui des discours ordinaires », comme le préconise Paul Jacob dans son Parfait Secrétaire, en 1646. Cette esthétique du naturel suppose un épistolier libéré des modèles rhétoriques, laissant courir sa plume au gré de sa fantaisie et de son humeur. Signe précurseur de l’émergence de l’individu dans l’espace naguère très policé de la correspondance, la lettre se revendique à la fin du XVIIe siècle « miroir de l’âme », selon la métaphore consacrée qui fait peu à peu consensus.
Cause ou effet de cette intimisation de la lettre, la féminisation du genre épistolaire. Parce qu’elle est pensée comme l’être de l’instant et de l’humeur, tout entière soumise à une sensibilité capricieuse, la femme trouverait sa modalité d’expression privilégiée dans la lettre, cette forme brève, qui n’exige ni effort de la pensée, ni compétences rhétoriques. Les propos de Jean Baptiste Suard, en 1778, illustrent bien la doxa qui accorde alors aux femmes la supériorité en matière de style épistolaire : « On conçoit aisément que les femmes qui ont de l’esprit et un esprit cultivé, doivent mieux écrire les lettres que les hommes mêmes qui écrivent le mieux. La nature leur a donné une imagination plus mobile, une organisation plus délicate : leur esprit moins cultivé par la réflexion, a plus de vivacité et plus de premier mouvement ; il est plus prime-sautier, comme dit Montaigne ». Ce jugement deviendra un véritable stéréotype, que Flaubert, à la fin du siècle suivant, enregistre dans son Dictionnaire des idées reçues. Il est vrai cependant que beaucoup de femmes des XVIIIe et XIXe siècles vont trouver dans la pratique de la correspondance un medium propice à l’écriture de soi, et dans la lettre une invitation, sinon une initiation, au geste autobiographique : c’est le cas de Manon Phlipon, la future Madame Roland, dont la correspondance de jeunesse avec les sœurs Cannet s’apparente dans sa forme comme dans ses enjeux à un journal personnel.
Comme son histoire le montre, la lettre, qui oscille entre le privé et le public, entre le familier et le littéraire, entre l’intime et le mondain, est un objet textuel complexe. Elle relève d’une pratique sociale normée et codifié mais en tant qu’écriture privée elle autorise une expression originale de soi. L’une ou l’autre de cette double postulation de la correspondance a pu prévaloir à certains moments de son histoire, mais c’est au début du XIXe siècle qu’un tournant s’opère dans les usages épistolaires. La lettre s’investit alors d’une dimension autoréflexive, déjà sensible dans certaines correspondances privées du milieu du XVIIIe, comme celle de Julie de Lespinasse par exemple. Fait significatif, les correspondances privées, qui commencent à être publiées en nombre dès le début du XIXe siècle, sont reçues comme des écrits intimes qui dévoileraient mieux que tout autre document l’idiosyncrasie d’une personnalité : « Il n’est aucun genre d’écrit qui puisse suppléer davantage à la connaissance personnelle », affirme Mme de Staël au début du siècle dans sa préface aux Lettres et pensées du Prince de Ligne. Les correspondances sont dès ce moment affectées a priori d’un coefficient d’authenticité et de sincérité, parce que contrairement aux écrits littéraires elles ne sont pas rédigées en vue de la publication. L’éloge ému que Sainte-Beuve décerne aux lettres vibrantes de Mlle de Lespinasse illustre bien cette nouvelle réception sensible des correspondances : « Le mérite inappréciable des lettres de Mlle de Lespinasse, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on trouve dans les livres ni dans les romans ; on y a le drame pur au naturel, tel qu’il se révèle çà et là chez quelques êtres doués : la surface de la vie tout à coup se déchire, et on lit à nu. » À la fin du siècle, Gustave Lanson, rendant compte de lettres d’épistolières du XVIIe siècle, participe encore de cette conception romantique de la lettre : « Qu’est-ce qu’une lettre, sinon quelques mouvements d’une âme, quelques instants d’une vie, saisis par le sujet même et fixés sur le papier ? » La lettre ainsi recentrée sur le moi qu’il s’agit tout à la fois de mettre en scène, d’exprimer, d’explorer, serait tout entière portée par une intention autoréflexive plus soucieuse de saisir des fragments existentiels que de recomposer le film d’une vie.
La correspondance offre à chacun l’opportunité d’une pratique d’écriture de soi qui passe par le détour de l’autre, embarqué comme témoin actif dans l’aventure introspective. Les exemples fournis par des écrivains qui ont été tout à la fois épistoliers, diaristes, autobiographes, montrent combien la correspondance a souvent constitué le support accueillant pour rassembler un riche matériau égotiste destiné à nourrir cette histoire de soi qui se profile à l’horizon de la pratique épistolaire. Stendhal le suggère, qui demande à sa sœur de conserver ses lettres, parce que, dit-il, elles lui donneront, plus tard, « l’histoire de son esprit ». La correspondance intime s’affirme ainsi comme une propédeutique à l’exercice de l’autobiographie dont elle module volontiers les fonctions d’exploration, de connaissance et de formation de l’identité. Si cette interaction entre correspondance et autobiographie se vérifie tout au long du XIXe siècle, elle est sans doute plus incertaine au siècle suivant et plus encore au XXIe siècle où le principe même de la correspondance manuscrite comme pratique régulière d’expression de soi est devenu obsolète, pris en relais d’autres media et d’autres formes de communication de soi : réseaux sociaux ; courriers électroniques ; blogs. La conjonction entre correspondance et autobiographie est un fait culturel daté que les modèles littéraires ont certainement contribué à fixer. Leur parenté signale combien la dynamique de l’adresse et de la destination est au cœur des écritures du moi
Bibliographie
Elseneur, no 21, 2008, « L’Autobiographique hors l’autobiographie ».
Épistolaire, Revue de l’Aire, no 32, 2007, « Lettre et Journal personnel ».
Romantisme, no 90, 1995, « J’ai toujours aimé les correspondances », 1995.
Jules Barbey d’Aurevilly, Littérature épistolaire, Alphonse Lemerre, 1892.
Cécile Dauphin, Prête-moi ta plume… Les manuels épistolaires au XIXe siècle, Éditions Kimé, 2000.
Brigitte Diaz, L’Épistolaire ou la pensée nomade, PUF, 2002.
Geneviève HarocheBouzinac, L’Épistolaire, Hachette Supérieur, 1995.
Vincent Kaufmann, L’Équivoque épistolaire, Éditions de Minuit, 1990.
Daniel Madelénat, L’Intimisme, PUF, 1989.
Françoise Simonet-Tenant, Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve (Belgique), Academia Bruylant, 2009.
Diaz Brigitte, « Correspondance », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. 222-225, en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/correspondance, page consultée le 25/12/2024.