Mémoires

Dans son Dictionnaire universel des littératures paru en 1876, Gustave Vapereau définissait les Mémoires comme une « sorte de composition historique ayant pour objet de relater des événements auxquels le narrateur, homme d’État, militaire, écrivain, artiste, s’est trouvé mêlé », ajoutant que si chez les modernes, ils sont désormais « indispensables à connaître pour l’étude de l’histoire », de « véritables Mémoires » se sont également produits « sous les noms divers de Commentaires, Confessions, Confidences, Autobiographies ». La notice consacrée à cette dernière en apportait la confirmation : on y apprenait que l’« autobiographie, en devenant précise et complète, prend les formes des confessions ou des Mémoires ». Plus d’un siècle plus tard, la notice « Mémoires » trouve désormais place dans un ouvrage, celui que le lecteur tient entre ses mains, intitulé : Dictionnaire de l’autobiographie – Écritures de soi en langue française. Jadis véritable archigenre des récits de soi, les Mémoires doivent à présent se ménager une place au sein des écrits intimes, dominés par l’autobiographique : c’est de ce renversement qu’il s’agit de rendre compte. 

Les Mémoires ne sont pas un genre dont l’héritage laissé par des siècles d’exercice suffirait à garantir la pérennité, mais un modèle de composition relatif, à chaque époque, d’une part aux dénominations et aux pratiques formelles en usage, d’autre part aux évolutions de ses deux domaines d’exercice privilégiés : l’histoire et le continuum des récits à la première personne. D’emblée, sa naissance, que l’on aimerait identifier aux Mémoires de Philippe de Commynes, recouvre en réalité tout un ensemble de procédures, notamment éditoriales. Initialement intitulée en 1524 : Cronique et hystoire faicte et composee par feu messire Phelippe de Commines par Galliot du Pré (suivi par ses successeurs), l’œuvre du « pere » et « parrain » du genre ne fut nommée « Memoires » que par Sauvage dans son édition de référence parue en 1552. Si le modèle de composition est ainsi né à la fin du XVe siècle des récits d’Olivier de la Marche, de Jean de Roye ou de Philippe de Commynes, l’identification et la reconnaissance du genre n’ont été possibles que de manière largement rétrospective, appliquées à un certain type de récits distingués d’un côté d’un vaste ensemble de documents de nature administrative, judiciaire, commerciale, ou savante, de l’autre de pratiques d’écriture fort répandues (livres de raison, journaux, confessions, essais …), dont ils s’écartent notamment par une ambition historiographique et un travail de promotion exceptionnel – à l’origine réservés à des proches ou à des destinataires privés, les Mémoires sont rassemblés puis diffusés (au prix souvent de certains arrangements) afin de défendre la mémoire de leur auteur, et par extension du groupe social auquel ses intérêts le liaient. Récits livrant plus ou moins directement accès aux coulisses du pouvoir, les Mémoires, surtout lorsqu’ils se rapprochent du modèle des Mémoires d’État, font de l’écriture même, en tant que recomposition narrative du passé puis processus de publication, un acte de pouvoir.

L’émergence du genre se révèle, de plus, indissociable du magistère exercé par l’histoire, au cœur des genres littéraires en France. Cette prestigieuse aînée, véritable idéal que les textes publiés à la suite du Des rebus gestis Francorum de Paul-Émile manquent immanquablement, écrase certes les écrits des particuliers, mais leur ménage paradoxalement une place bien identifiée. Capables de se glisser dans le vide laissé par le grand genre noble, les Mémoires ont paru former ce que Pierre Le Moyne décrit en 1670 comme une illustre « bibliothèque » où « il ne se verrait que des Princes, des Ducs et Paris, des Mareschaux de France, des Généraux d’Armées, habillés de peaux d’Espagne, et rangez sur des tablettes d’yvoire ». De ce fait, l’humilité contrainte de ces historiens sans mandat et sans garantie disciplinaire, est devenue leur principale arme. À l’instar de Philippe de Commynes qui vante auprès de l’archevêque de Vienne (en Dauphiné) son « langage doux et agréable », les mémorialistes se prévalent « d’une naïve simplicité », grâce à laquelle « la bonne foi de l’auteur reluit évidemment ». En présentant leur œuvre comme simple matière première pour les historiens futurs, ils mettent en valeur le modèle d’une « vera et pura narratio », où se déploient les ressources psychologiques et morales d’ordinaire imparties à l’histoire. Ainsi font-ils de l’infériorité formelle de leurs écrits le gage même de leur crédibilité, répondant par là même à un goût nouveau pour l’évocation véridique et sans embellissements des événements passés.

L’extraordinaire résistance des Mémoires à travers les siècles s’explique par cette ambivalence, qui les rend certes plus difficiles à définir mais également plus souples et propres à s’adapter aux différentes époques. Parce qu’ils se déploient aux marges de l’histoire sans les contraintes qui régissent le discours savant, les récits mémoriaux se partagent selon une double postulation et mettent l’accent aussi bien sur les informations apportées que sur la personne même de celui qui s’en fait l’auteur – au double sens de responsable et de narrateur, tel Blaise de Monluc qui invoque César « escrivant la nuict ce qu’il executoit le jour ». Néanmoins le modèle des « Mémoires de » l’a peu à peu emporté sur celui des « Mémoires sur » et favorisé la visée apologétique du genre. Il en résulte une seconde ambivalence, caractéristique là encore du genre. En effet, contrairement aux autres récits de soi, l’autorité préalable du mémorialiste, qu’elle soit de nature sociale, politique ou militaire, prime sur son auctorialité (son acte d’écriture). D’où une certaine latitude dans l’identité du signataire : le mémorialiste peut ainsi se cantonner à n’être que le témoin privilégié d’un grand de ce monde (telle Mme de Motteville, première femme de chambre d’Anne d’Autriche) sans pour autant verser du côté de la biographie. De même le genre, qui tolère que l’auteur ne coïncide pas avec le scripteur, se prête-t-il aisément à la logique manufacturière et peut-il être le résultat d’une équipe de secrétaires (comme dans le cas des Mémoires de Richelieu) ou d’écrivains professionnels dont l’intervention reste masquée, sans que ce recours à quelque « teinturier » fasse perdre pour autant à l’intéressé son statut de signataire. Une telle souplesse d’exécution suscite inévitablement les débordements du côté de la fiction, au point que l’histoire du genre se confond, à certaines époques, avec celles du roman par un double mouvement de contrefaçon et de démarcation, notamment dans les années 1730-1760 (où triomphe le roman Mémoires avec Marivaux et Prévost), puis sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, où certains éditeurs, tels Louis Mame ou Pierre-François Lavocat, se spécialisent dans la production en série de pseudo-Mémoires (faussement attribués à une personnalité historique) ou de Mémoires apocryphes (attribués à un personnage fictif). Il y a là autant de déplacements qui menacent l’ambition référentielle et historiographique du genre mais soulignent en même temps son extrême résistance aux sollicitations de la « mimésis formelle » (Michal Glowinski).

Avec la génération romantique qui porte les Mémoires à leur sommet (Chateaubriand intitule un chapitre du Génie du christianisme : « Pourquoi les Français n’ont que des Mémoires »), le genre se constitue sous la forme que nous lui connaissons à la suite d’une série d’opérations critiques, en premier lieu taxinomique, éditeurs, historiens et bibliographes s’emparant du terme afin d’y ranger d’immenses séries d’écrits. À la suite de Furetière qui avait défini les Mémoires comme des « livres d’Historiens, écrits par ceux qui ont eu part aux affaires, ou qui en ont été témoins oculaires, ou qui contiennent leur vie ou leurs principales actions », Pierre Larousse donne au terme sa richesse sémantique maximale, distinguant dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle les Mémoires « où l’on disserte » des Mémoires « où l’on raconte » – y sont particulièrement mis en valeur les écrits historiques et biographiques (au détriment de la vie des simples particuliers), parce que s’y déploie une caractéristique proprement française. Le lancement de vastes collections de Mémoires à la fin de la Restauration et durant les premières années de la Monarchie de Juillet (la Collection complète des Mémoires relatifs à l’histoire de France de Petitot et Monmerqué ou la Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France depuis le XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe de Michaud et Poujoulat), mais également de vastes chantiers bibliographiques rassemblant les ressources documentaires disponibles sous-tendent la nationalisation du genre, qu’opèrent Chateaubriand, Augustin Thierry, Jules Michelet, ou encore Gustave Lanson, célébrant à l’envi la naturelle disposition des Français, « race sociable et causeuse », à l’écriture mémoriale. La publication des études de Charles Caboche (Les Mémoires et l’histoire de France) et d’Edmond Biré (Mémoires et souvenirs) couronnent le tout et confèrent aux Mémoires un prestige exceptionnel en raison de leur capacité à réunir visée historiographique et prestige littéraire. 

Mais l’essentiel se joue bien entendu dans la dialectique qui unit le genre mémorial à l’autobiographie émergente – dans les pratiques du moins, puisque le terme ne s’imposera dans les dénominations génériques que lentement à partir de la fin du XIXe siècle. Toute la difficulté est d’interpréter une telle dialectique : faut-il juger qu’un lent et implacable processus d’intériorisation, à l’œuvre au sein des récits de soi en raison de différents facteurs (émergence d’une morale de la responsabilité individuelle, pratiques d’introspection religieuse, intérêt grandissant pour l’analyse psychologique...), dévalue peu à peu le genre mémorial au profit de l’autobiographie, ou faut-il à l’inverse placer cette dernière dans la continuité du genre mémorial, dont elle serait un surgeon relativement récent et se déployant comme une autre modalité d’autonarration ? Dans le premier cas, on est tenté de repérer dans les Mémoires des siècles classiques les traces de ce que Frédéric Briot a nommé « égotropisme » (puisqu’en parlant des autres, le mémorialiste parle aussi de lui-même, envisage des prolongements de son existence et esquisse des destins possibles), mais on condamne le genre à ne survivre à l’apparition de l’autobiographie que sous une forme figée et quelque peu anachronique. Dans le second cas, on est contraint de délimiter les domaines d’exercice des deux modèles repérés, entreprise amorcée dès 1833 dans l’Encyclopédie des gens du monde (où le mémorialiste n’est pas « tenu de rendre compte de ce qui se passe au fond de l’âme » puisqu’il « écrit le commentaire de l’histoire », alors que l’autobiographe « fait le roman du cœur ») et qui se poursuit depuis inlassablement. Peut-être convient-il alors d’inverser la question et, là où l’on a cherché dans les Mémoires des traces d’autobiographie comme si l’histoire des récits de soi était un processus évolutif où un modèle chasse l’autre selon une logique de progrès, de s’intéresser aux ressources propres au genre, qui repose non sur un geste d’introspection mais sur la reconstitution d’un vaste processus de socialisation et sur la prise en compte de différents « plans de vie » (Paul Ricœur) traversés, comme autant d’unités pratiques, sociales ou politiques organisant l’existence. En cela, un récit mémorial se présente comme une « lutte pour la reconnaissance », au cours de laquelle le sujet n’est lui-même qu’avec, parmi ou contre les autres, agent et responsable de ses actes qui trouve dans les événements vécus la source d’un maintien de soi.

Ce point explique que le genre n’ait pas périclité au XXe siècle, alors même que son existence s’est vue dangereusement menacée durant la IIIe République sous l’effet d’une double réorganisation : d’une part, après 1870, de la discipline historiographique, privilégiant désormais les « documents » soumis aux manipulations de l’historien, au détriment des « monuments » légués par les acteurs de l’histoire avant tout soucieux de leur postérité, d’autre part des écrits à la première personne où s’imposent l’autobiographie et le témoignage, plus conformes à la démocratisation des sociétés contemporaines et à l’intérêt documentaire pour les vies ordinaires. Il en résulte une crise du mémorable (comme ressources d’exemplifications propres à une existence racontée) dont le genre subit les conséquences durant toute la première moitié du XXe siècle. Toutefois la Seconde Guerre mondiale puis les deux guerres de décolonisation qui suivent, en divisant à nouveau les membres de la communauté nationale, redonnent toute leur place aux récits où un individu se raconte dans sa condition historique et vise moins la connaissance de soi que l’accord de ses contemporains ou de ses successeurs sur la représentativité historique et la rectitude morale de son parcours de vie. En superposant le cours de leur existence aux fractures subies par la collectivité menacée par la guerre civile, ces œuvres où les années noires occupent une place centrale tentent de donner sens aux événements vécus en commun.

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Jeannelle Jean-Louis, « Mémoires », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. 542-546, en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/memoires, page consultée le 23/11/2024.