« Le je/u impressionniste »
Max Saunders, Self Impression: Life-Writing, Autobiografiction, and the Forms of Modern Literature, Oxford, Oxford University Press, 2010.
Dans cet ouvrage impressionnant par son volume, Max Saunders se fixe pour objectif de parcourir les écrits auto/biographiques, référentiels et fictifs, des XIXe et XXe siècles (des années 1870 aux années 1930) afin d’en tirer une taxinomie. Il propose de redéfinir l’écriture impersonnelle, l’impressionnisme littéraire et, en fin de compte, le modernisme (résumant ce dernier au lieu commun que les écrivains modernes tiennent en aversion la biographie et l’autobiographie, et cherchant donc à défier ce postulat). Partant du principe que les frontières génériques sont poreuses, et en particulier celles entre la fiction et les écrits référentiels, Max Saunders s’attaque au paradoxe qui veut que d’un côté « aucun genre ne peut échapper à l’empreinte de l’autobiographique » (« no genre can escape the impress of the autobiographic », p. 3), mais que de l’autre, sous l’influence théorique postmoderne, rien ne peut être lu strictement comme une autobiographie. Le terme d’auto/biographie souligne l’impossibilité d’établir des frontières nettes entre ces deux genres, dans un monde postmoderne. De surcroît, les travaux menés plus récemment (Max Saunders ne précise pas quand ni lesquels) font apparaître la fragilité de la distinction entre la fiction et l’auto/biographie. En effet, quelle que soit l’intention de l’auteur (en termes d’objectivité et de fiabilité), une autobiographie est un récit et partage donc les codes et traits d’un récit de fiction. C’est ce que l’usage du terme « autobiografiction » veut mettre en évidence. Pour Max Saunders les termes d’autobiografiction et d’autofiction sont interchangeables : « Ces termes, “autobiografiction” et “autofiction”, sont doublement articulés, indiquant chacun que l’auto/biographie peut être lue comme une fiction et que la fiction peut être lue comme auto/biographique. » (« These terms, ‘autobiografiction’ and ‘autofiction’, are comparably double-jointed, indicating both that auto/biography can be read as fiction, and that fiction can be read as auto/biographical », p. 7). Notons toutefois que, pour Max Saunders, l’autobiografiction renvoie davantage à la relation entre fiction et autobiographie de quelqu’un qu’à celle entre fiction et soi (ce qui serait donc la définition de l’autofiction ici). Cette dernière est apparue plus récemment (inventé en 1977 par Serge Doubrovsky), alors que l’autobiografiction date de 19061. Cela conforte Max Saunders dans l’idée que les écrivains du début du XXe ont écrit leurs œuvres en ayant conscience de ce dialogue entre genre littéraire et terminologie, et qu’ils en jouaient consciemment. Max Saunders continue de développer la notion d’« autobiografiction » en recensant deux manières d’utiliser ce terme. D’une part, de manière théorique, « pour explorer la profusion des interactions de la littérature moderne avec les écrits de soi » (« to explore the profusion of modern literature’s experiments with life-writing », p. 8) et d’autre part de manière historique, puisque l’histoire littéraire des écrits de soi a été laissée de côté au Royaume-Uni, contrairement à la France. Ann Jefferson 2souligne cependant la difficulté d’étudier cette catégorie littéraire des écrits de soi-même en France lorsqu’elle écrit que « faire de la biographie son sujet d’étude, c’est prendre le risque de passer pour conservateur et de renier les dieux du poststructuralisme tels que Roland Barthes3 […] et Michel Foucault4 […]. » (« to take biography as one’s subject is to risk appearing conservative ; and to be denying or ignoring gods of post-structuralism such as Roland Barthes […] and Michel Foucault […] » ; Jefferson, citée par Saunders, p. 9). La tension entre fiction et écrits de soi serait pour Saunders constitutive de la littérature anglaise. Il relève deux modes d’interaction différents : d’un côté les autobiographies fictives telles que Jane Eyre ou Robinson Crusoé et de l’autre les romans autobiographiques tels que Pilgrimage (Dorothy Richardson) et Sons and Lovers. Dans le premier type de récit, le label « autobiographie » renvoie à celle d’un personnage fictif et donc il n’y a nul besoin d’incorporer des éléments autobiographiques référentiels ; dans le second cas en revanche, le livre s’affiche comme un roman mais comporte de nombreuses références autobiographiques, plus ou moins dissimulées. L’autobiografiction fonctionne donc de plusieurs manières : un roman peut être auto/biographique dans ses personnages mais pas dans l’intrigue et les dialogues, ou à l’inverse, l’histoire peut être vraie (c’est-à-dire référentielle) mais les personnages, eux, sont inventés, ou encore le roman peut mélanger personnages référentiels, conversations et événements avérés avec du matériau fictif, etc… Saunders insiste sur le fait que son livre ne porte ni sur les autobiographies à visée référentielle qui prennent des libertés avec la vérité ou recourent à la fiction, ni sur les autobiographies fictives assumées par un narrateur fictif mais qui incorporeraient du matériel autobiographique référentiel, sans toutefois préciser clairement de quoi va se nourrir son analyse. En mettant l’accent sur la poétique, Max Saunders se situe dans une approche « à la française », qui se distinguerait de l’approche politique majoritaire dans les courants anglo-saxons. Néanmoins les préoccupations identitaires et notamment sur le genre sont bien présentes dans son propos ; il en fait justement une des originalités de son étude : « Tout comme les écrits de soi ont été les grands absents du modernisme, de même l’autobiografiction n’a pas été prise en compte par les historiens de la sexualité ou la théorie queer. » (« Just as life-writing has been the missing person of modernism, so autobiografiction has been missed by historians of sexuality or queer theorists » ; Saunders, p. 23) Afin de montrer l’évolution de ce phénomène littéraire, l’auteur se plonge dans des analyses de détails d’un large corpus — certaines œuvres nous sont familières (celles de Proust, James, Conrad, Ford, Woolf), d’autres (comme celle de Danie Kittredge, Memoirs of a Failure) exhumées avec une jubilation évidente.
À la fin du XIXe siècle, on constate un scepticisme grandissant à l’égard de la vraisemblance et de la fiabilité des écrits de soi traditionnels. Max Saunders ouvre son analyse avec Imaginary Portraits de Walter Pater. Le postulat de cette œuvre, qui établit que tout écrit doit être lu comme étant auto/biographique, combiné aux travaux de Wilde et de Nietzsche, a ouvert la voie aux conceptions modernes et postmodernes des écrits de soi. Le critique introduit ensuite le terme d’« autobiographie esthétique » pour parler d’autobiographies écrites par des esthètes et des impressionnistes et teste cette notion sur l’œuvre de Ruskin. Cette dernière appartient au courant impressionniste dans la mesure où elle a pour objet l’immédiateté des perceptions et où elle retranscrit ces impressions éphémères. La contradiction au cœur du travail de Ruskin est celle entre mémoire et esthétique, et ce paradoxe est central dans le courant moderniste. Cela va influencer Proust qui, dans son essai Sur la lecture, oppose l’autobiographie comme acte de lecture pour Ruskin et lecture comme acte autobiographique pour lui-même. C’est à ce moment que l’autobiographie impressionniste émerge, à savoir l’autobiographie comme histoire des impressions de l’esprit, prenant la suite des portraits impressionnistes. Viennent ensuite quatre chapitres qui s’attardent sur les modifications apportées aux relations entre fiction et écrits de soi à la fin du XIXe siècle. Parmi les facteurs propices à l’émergence de l’autobiografiction, Max Saunders relève la prise de conscience de l’impossibilité d’une franchise totale en littérature, qui se double d’une impossibilité à saisir pleinement ce qui nous arrive (et donc à le retranscrire en toute transparence), mais également une reconfiguration du réalisme et l’émergence de voix féminines recourant à l’artifice de la fiction pour mieux donner à lire leur autobiographie en filigrane. D’après Max Saunders, l’expansion de l’athéisme à la fin du XIXe siècle va de pair avec la perte d’interlocuteur privilégié : quelqu’un à qui l’on puisse se confesser, se confier. C’est alors que les formes auto/biographiques prennent le relai — l’auteur peut dialoguer avec son double de fiction dans ces portraits imaginaires. L’auto/biographie aurait « le pouvoir de créer l’homme, corps et âme » (« the power to create man, body and soul », p. 122) et en cela serait la nouvelle religion des modernistes. En multipliant les sources et en procédant à des analyses précises, Max Saunders met bien en évidence le fait qu’il s’agit de processus étalés dans le temps, qui se chevauchent, s’inspirent et se prolongent les uns les autres. Dans le chapitre sur Joyce, le critique suggère audacieusement que A Portrait est en réalité l’autobiographie de Stephen. Aucun indice textuel ou paratextuel ne permet de prouver cela, mais d’après Saunders cela aurait été l’intention de Joyce que nous lisions le texte ainsi. Le critique procède comme si les textes contenaient un sens caché, laissé par l’auteur, qu’il lui appartenait de mettre au jour. Au chapitre 8, Max Saunders rappelle de quelle manière, avant Joyce et le modernisme, les récits en première personne relevaient évidemment d’un narrateur fictif mais que ces narrateurs n’avaient aucune ambition artistique : leur but était simplement de raconter leur vie. Ce qui change quand le narrateur est artiste c’est que l’auteur doit écrire non plus un récit fictif mais une œuvre d’art fictive. C’est tout le livre qui devient ekphrasis. Avec Joyce et Proust, Virginia Woolf est une figure majeure du modernisme impressionniste. Max Saunders estime que « [d]e toutes les implications modernistes avec les écrits de soi, celle de Virginia Woolf est la plus visible, et son œuvre représente l’exploration la plus soutenue et la plus diversifiée de la relation entre la fiction et l’auto/biographie — du moins en anglais, puisque l’exemple de Proust était son principal précurseur » (« [o]f all modernist engagements with life-writing, Virginia Woolf’s is the most visible, and her work represents the most sustained and diverse exploration of the relation between fiction and auto/biography—at least in English, since the example of Proust was her major precursor », p. 438). Il ajoute que « Woolf accomplit pour la biographie ce que Joyce, dans Ulysses, avait fait pour la fiction en prose, en parodiant son développement à travers l’épopée, la romance et le roman » (« Woolf does for biography what Joyce in Ulysses had done for prose fiction, parodying its development through epic, romance, and the novel », p. 450). Max Saunders arrête son étude à la fin des années 1930 (c’est-à-dire avec le modernisme) car, selon lui, les théories et tentatives littéraires postmodernes ont été davantage et mieux étudiées par la critique, notamment en ce qui concerne les concepts d’« autofiction » et de « faction » (contraction de facts et fiction). Le choix de ces bornes chronologiques est déterminant car « ce qui fait en partie l’intérêt de cette étude, c’est qu’elle met en lumière la préhistoire du postmodernisme » (« part of the interest of this study is the light it can shed on the pre-history of postmodernism », p. 11).
En dépit de l’ambition théorique et encyclopédique de ce livre, aucune catégorie ne tient jamais en place assez longtemps pour être précisément définie ; les notions inventées par Max Saunders sont mouvantes, jamais assez distinctes pour que l’on puisse dire quoi que ce soit de précis à leur sujet. En témoignent des affirmations de la sorte : « Le modernisme est transformé par son implication avec les écrits de soi » (« [M]odernism is transformed by its engagement with life-writing » ; Saunders, p. 14) ou « les catégories de l’autobiographie et de la fiction sont transformées par leur implication avec l’“autobiografiction” » (« the categories of autobiography and fiction are transformed by their engagement with ‘autobiografiction’ » ; ibid.). Ces assertions nous conduisent à nous demander logiquement quelle transformation subissent ces notions, mais au lieu de démontrer — ou à défaut d’expliquer — ses propos, Saunders déplace la question en concluant que « l’auto/biographie et l’autobiografiction sont transformées par leur implication avec l’impressionnisme » (« auto/biography and autobiografiction are transformed by their engagement with impressionism » ; ibid.). Une telle argumentation est circulaire et paradoxale ; elle semble procéder de la preuve par l’exemple plutôt que d’un travail empirique — autrement dit, le critique a tendance à trouver les textes qui illustrent ses idées et à en conclure que son hypothèse est vérifiée davantage qu’à faire émerger des clefs de compréhension de l’étude approfondie des textes. La taxinomie finalement mise en place par Saunders est résolument anti-catégorielle ; elle cartographie les glissements et les recoupements entre la biographie et la fiction, entre la biographie et l’autobiographie sans jamais proposer de définition claire, rendant ces concepts inutilisables en l’état. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui fonctionne comme une coda, Saunders déplace la perspective de son travail en expliquant « ne pas [vouloir] écrire l’histoire de l’autobiographie, mais [explorer] les formes d’interaction entre l’autobiographie et la fiction » (« not to write the history of autobiography, but to explore forms in which auto/biography and fiction have interacted » ; Sanders, p. 484), ces dernières étant devenues « le mode dominant du postmodernisme » (« the dominant mode of postmodernism » ; ibid.).
Il est indéniable que le corps principal du livre apporte une contribution considérable à l’histoire littéraire. Max Saunders soutient de manière cohérente et souvent convaincante que le modernisme a plus de continuité avec la fin de la période victorienne que nous ne le reconnaissons généralement et, plus largement, l’ouvrage est enthousiasmant par la quantité de textes abordés, par l’ambition de la démarche. Cependant, si la virtuosité de l’analyse textuelle nous fait oublier un temps l’argument général, quand on prend de la distance l’ouvrage déçoit par sa méthode : Max Saunders laisse les questions qu’il pose en suspens et les catégories qu’il invente n’apportent pas vraiment d’outils réutilisables dans une perspective de critique littéraire, faute de définition précise.
- 1. C’est le titre d’un essai de Stephen Reynolds.
- 2. Ann Jefferson, Biography and the Question of Literature in France, Oxford, Oxford University Press, 2007, 425 p.
- 3. Roland Barthes , « La Mort de l’auteur », Mantéia, n° 5, 4e tr., 1968
- 4. Michel Foucault , « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie n° 3, 1969, p. 104.