« Un parcours de vie et d’écriture : Annie Ernaux, l’Herne, 2022 »
Pierre-Louis Fort (dir.), Ernaux, Paris, Éditions de l’Herne, 2022, 320 p.
Les Éditions de l’Herne consacrent leur dernier Cahier à Annie Ernaux. Elle prend la suite des plus grands : Céline et Michaux, qui inauguraient la collection dans les années 1960 ; Perec, Houellebecq, Bobin, Quignard, Proust, ces dernières années. Ce numéro 138 (320 pages), dirigé par Pierre-Louis Fort, développe, selon l’esprit des Cahiers, un ensemble de points de vue variés sur l’œuvre et en permet une approche globale autant que précise. Chemin faisant, on va au cœur de la vie et de la fabrique d’écriture de cette écrivaine majeure : « contemporaine » au sens où l’entendait Agamben, « qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui [la] regarde et n’a de cesse de l’interpeller » ; contemporaine encore, par sa pensée et sa langue, à l’opposé de tout intellectualisme ou de tout élitisme.
Un Cahier polyphonique
Composé de neuf sections (« Venger ma race », « Donner forme par l’écriture », L’Événement, Cinéma, photographie, théâtre, Les Années, Géographies, Mémoire de fille, « Le réel autour de moi et en moi », Ouvertures), ce Cahier manie avec bonheur la diversité de lectures dans des articles brefs, écrits par 42 contributeurs (d’une part, universitaires, critiques littéraires ou cinématographiques, lecteurs ou éditeur, et, d’autre part, auteurs, traducteur, réalisateurs, auteurs ou comédiens). À mi-parcours, des documents photographiques donnent au Cahier sa respiration, et à l’œuvre et à son auteur leur vérité matérielle, historique et sensible, comme ces quelques autres photos bleutées qui parsèment l’ouvrage. À l’image de l’œuvre et de son auteur, nul esprit de système dans cette monographie critique. Des inédits peuvent ouvrir la section ou la clore : inédits de jeunesse (extraits de correspondance, poèmes de jeunesse), archives ou extraits inédits de journal (début d’un roman écrit en 5e, un manuscrit de La Place et fac-similé du choix des titres), textes plus en prise avec l’actualité ou, pour finir, cet entretien inédit avec Pierre-Louis Fort, qui montre une Annie Ernaux « archiviste d’elle-même ». Polyphonique, ce Cahier offre au lecteur un plaisir du texte renouvelé en même temps qu’il rappelle les caractéristiques essentielles de l’œuvre : sa genèse, son moteur d’écriture, sa recherche formelle.
Genèse d’une œuvre
Aussi loin qu’elle remonte dans son enfance solitaire, Annie Ernaux se souvient qu’elle s’est projetée dans un monde imaginaire : elle sera écrivain, elle en a la conviction. « Vivre, c’est cela, pour moi, être dans ou sur l’écriture. Ma vie n’a pas de poids, seule l’écriture lui en donne : ce sont les livres qui existent, pas moi », confirme-t-elle plus tard. À la précarité due à ses problèmes de santé, au fait d’être une « enfant de remplacement », et surtout d’être d’origine populaire, Annie Ernaux répond d’abord par le désir de transfigurer le réel dans l’écriture. Puis, très vite, à la mort de son père, le retour du refoulé social lui fait emprunter le chemin inverse : l’écriture comme recherche du réel. Elle advient alors à cette posture d’« exploration de la réalité extérieure ou intérieure, de l’intime et du social dans le même mouvement, en dehors de la fiction ». Avec La Place, entre la littérature, la sociologie et l’histoire, elle inaugure « l’auto-socio-ethno-biographie », à la recherche de sa vérité, luttant à la fois contre « son habitus populaire, de dominé, et les contraintes qu’exercent les modèles littéraires ». À l’origine de tout, une sensation, une émotion, dont il ne s’agit pourtant pas d’écrire les signes. Loin d’une complaisance narcissique, l’écriture intime naît d’un décentrement et d’une traversée de soi pour aller vers l’extime : « on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime », et en réalité, « rien n’est plus personnel et plus transpersonnel ». Ainsi, « autour d’un ego sans égocentrisme », remarque I. Jablonka, « se forme une autobiographie collective, qui parvient à la transcendance en restant ordinaire, au ras du réel. Et c’est ainsi qu’une non-littérature réinvente la littérature ».
Un moteur d’écriture puissant, un motif d’écriture essentiel : la honte
Écrire répond, pour Annie Ernaux, à une nécessité : dire la honte – ce qu’aujourd’hui encore, « elle souhaite conserver comme force d’écriture et passeport entre deux mondes ». La honte sociale originelle et le sentiment d’illégitimité, qui s’accompagne de la culpabilité d’avoir trahi les siens en changeant de classe sociale, mais aussi la honte de « la fille de 58 », « la honte de ses désirs », « la honte d’avoir été un objet de désirs ». De La Place à L’Événement ou à Mémoire de fille, une même réalité, celle dont il est bienséant de ne rien dire et plus encore, de ne rien écrire : culture populaire et déchirure de classe, avortement ou violence sexuelle. C’est précisément cette réalité-là qu’Annie Ernaux veut faire entrer en littérature, en dépassant ses censures sociales, morales ou littéraires. Ainsi l’écriture de la femme, de son corps, de ses désirs, de sa sexualité, de ses passions est-elle au centre de son œuvre (Passion simple, Se perdre), sans impudeur ni obscénité. Dans L’Usage de la photo, écrit avec son amant Marc Marie, l’érotisme se taille la part belle : l’écriture des fluides corporels rivalise en suggestivité avec la photo des vêtements qui jonchent le sol avant ou après l’amour. Mais Éros se bat contre Thanatos – un cancer du sein, et cancer et désir sont un sujet doublement tabou ! – ; la photo répond ainsi érotiquement à l’intrusion de la médecine et de ses clichés. Dans cette écriture du féminin, ni dogmatisme, ni théorisation, ni essentialisme, et par conséquent, « nul message » – expression qu’elle déteste – : « ce que j’engage dans un livre, c’est moi-même, ma vie, totalement. » Cette absence de didactisme, couplée à la démystification des mécanismes collectifs aliénants contribue en grande partie à faire accéder le singulier de son récit de vie à l’universel. En cela, son œuvre, en avance sur le mouvement Me Too et l’intersectionnalité, est politique, même si, pour sa part, elle ne fait pas « la différence entre la littérature, la révolution à venir et l’amour ».
Une écriture « comme un couteau »
Elle écrit comme elle le faisait autrefois à ses parents, dit-elle, d’une écriture « plate », « impersonnelle ». « Comme un couteau » laisse entendre davantage ce travail de condensation de la langue, d’économie de moyens, d’ellipses qui demandent au lecteur sa coopération interprétative et sensible : entendre ici des liens de causalité, là, des va-et-vient de la mémoire, arrêts sur mémoire ou mises en abyme de souvenirs, interrogations inquiètes sur le passage du temps (« se peut-il que je revienne jamais à Venise avec un amant ? »). Qu’elle emploie le je, le nous, le elle, le ils ou le on, le choix est toujours mûrement réfléchi : une forme pour chaque opus, et qui dise son impensé propre. Ainsi des Années, si longtemps en gestation, et si abouties dans l’écriture transpersonnelle de l’intimité et du temps. Elle ose pleinement sa voix – et non plus dans la fiction ou l’essai, à la différence d’écrivaines qui l’ont précédée, telles Violette Leduc, Marguerite Duras ou Simone de Beauvoir. À lire l’intérêt, l’admiration et la gratitude contenues de ces analyses, témoignages, lettres de lecteurs, critiques, jeunes ou moins jeunes auteurs, on mesure l’identification empathique qu’elle suscite : Annie Ernaux émancipe et inspire. On la lit et on se relie à elle et à soi-même, comme le dit le poème de l’auteur-compositrice-interprète Jeanne Cherhal : « Je vous lis comme on trouve une entrée clandestine […] / Je vous lis en silence et quelquefois, j’avoue / Je sens qu’à vous je me relie / Alors pour prolonger un peu ce lien vers vous / Je vous lis et je vous relis. » De même, on se relie et on se sépare, en trouvant sa propre voix : « On n’écrit pas seule. On écrit parce que des écrivains ont écrit avant nous pour nous apprendre à vivre », écrit Hélène Gestern.
On a lu successivement ses œuvres, et voilà que, grâce à ce Cahier et aux inédits généreusement proposés par l’auteur, on les relit synchroniquement ou, mieux, on les découvre autrement. Oui, Annie Ernaux peut être heureuse de « l’appropriation vivante et collective de ses œuvres » ; elle a réussi « la transubstantiation de la matière intime et personnelle de son vécu en quelque chose de général, collectif ». Kaléidoscopique, ce Cahier en témoigne, qui propose d’infinies suggestions de lectures tout autant que la cohérence d’un parcours biographique et scriptural, une universalité tout autant qu’une singularité. Et, dans tous les cas, l’expression inouïe d’une liberté, d’une recherche d’authenticité, de justesse et de sens.