Écriture poétique en amateur
Parler d’écriture poétique en amateur, c’est avant tout désigner une pratique située aux lisières du système éditorial tel qu’il s’est institué depuis le XIXe siècle, et qui se donne à lire dans les livres publiés à compte d’auteur ou auto-édités, les journaux intimes, les écrits domestiques ou ordinaires, les manuscrits privés, les publications artisanales, les ateliers d’écriture et plus récemment les blogs, les réseaux sociaux ou les sites d’autopublication. À ce titre, de telles productions relèvent de ce que Bernard Mouralis classait dans les « contre-littératures » ou de ce que Jacques Dubois appelait les « littératures parallèles et sauvages », celles « qui ne participent d’aucun des réseaux de production-diffusion, qui s’expriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune ».
Bien qu’il soit téméraire de vouloir caractériser un massif aussi hétéroclite, l’étude de quelques corpus disponibles (voir la bibliographie infra) montre que le choix de la poésie s’avère souvent solidaire, chez les amateurs, d’un penchant à l’écriture de soi, sur le modèle de la confidence, de la confession, du témoignage ou de l’examen de conscience. Dans cette perspective, il n’y a pas de solution de continuité entre écriture poétique, diariste, épistolaire, thérapeutique ou testimoniale : l’exercice de la poésie participe alors d’une praxis où le sujet écrivant, tout ensemble, s’éprouve et s’exprime, procédant à l’élucidation de sa conscience individuelle, à l’examen de sa position ou de son statut dans le monde social, et à la réflexion sur les modalités de son intégration au sein d’une communauté où il cherche à faire entendre sa voix et son histoire.
Les amateurs prolongent ainsi l’affirmation rousseauiste du moi en faisant de la poésie un instrument d’exploration de l’intériorité subjective et de son rapport au monde. Cette dimension autobiographique contribue d’ailleurs à la marginalisation de la production en amateur, à partir du moment où la modernité poétique prétend que « Je est un autre » (Rimbaud), que « la poésie personnelle a fait son temps » (Lautréamont), ou que l’autonomie des mots se paie de la « disparition élocutoire du poète » (Mallarmé). Autrement dit, dans le grand récit de la poésie moderne indexé sur la dépersonnalisation du sujet lyrique analysée Hugo Friedrich, l’expression poétique de soi par les amateurs devient introuvable. Elle l’est d’autant plus que cette écriture possède sa manière propre, souvent marquée par l’influence conjointe de l’école et de la chanson, qui perpétuent une mémoire traditionnelle du rythme et de la rime – options esthétiques qui ont là aussi conduit, depuis la « crise de vers » diagnostiquée par Mallarmé, à désarrimer les amateurs de l’histoire des formes poétiques depuis la fin du XIXe siècle.
Mais le penchant autobiographique de la poésie ordinaire s’explique aussi, et peut-être surtout, par la scène énonciative qu’elle instaure. L’amateur, en effet, n’est pas seulement un individu qui prend la plume ou la parole. Il est un sujet qui, conscient de son illégitimité dans le champ littéraire, cherche souvent à justifier cette prise de parole. Or c’est précisément son histoire – qu’elle se présente sous le modèle de la vocation, de la révélation, de la thérapie ou de l’initiation – qui permet au sujet de légitimer son droit à l’expression littéraire et de construire ainsi son identité poétique.
Ainsi les poètes ouvriers rappellent qu’il leur a fallu arracher à la fatigue de l’atelier ou de la fabrique le temps nécessaire à la confection du poème ; les poètes prolétariens insistent sur leur autodidaxie pour montrer qu’on peut faire des vers sans avoir de diplôme ; les poètes lycéens s’emparent de leur journal scolaire pour tendre un miroir à leurs camarades tout en revendiquant une parole adulte ; les poètes de Wattpad inscrivent leurs recueils dans des « histoires » qui sont bien souvent celles de leurs joies et de leurs peines ; les poètes des réseaux sociaux inscrivent la publication de leurs textes dans la temporalité de leur quotidien, les variations de leur statut et la construction de leur identité numérique.
L’intersection entre la poésie des amateurs et l’écriture de soi réside ainsi, pour une bonne part, dans cette réflexivité des sujets face à leur histoire, dans ces « essais de diction » où ils « cherchent un chemin original vers leur voix », comme le note Philippe Lejeune en parlant d’autobiographies poétiques comme celles de Raymond Queneau, Georges Perros ou William Cliff, auxquelles on pourrait ajouter les noms de Jacques Réda ou de Jacques Roubaud. Le détour par l’écriture en amateur permet en tout cas de penser à nouveaux frais cette « irressemblance » ambiguë que Michel Braud et Valéry Hugotte ont placée au cœur de la relation entre poésie et écriture de soi.
Bibliographie
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Jacques Dubois, L’Institution de la littérature, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord / Références », 2005 (éd. originale 1978).
Philippe Lejeune, « Autobiographie et poésie », dans Signes de vie. Le pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, 2005.
Philippe Lejeune, Élisabeth Legros Chapuis & Véronique Leroux-Hugon, « Poème, journal, autobiographie, les routes de soi ? », captation audio de la rencontre du 24 mai 2014, remue.net.
Aude Mouaci, Les Poètes amateurs. Approche sociologique d’une conduite culturelle, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2001.
Bernard Mouralis, Les Contre-littératures, Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2011 (éd. originale 1975).
Claude Poliak, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, Paris, Économica, coll. « Études sociologiques », 2006.
Belin Olivier, « Écriture poétique en amateur », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. , en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/ecriture-poetique-en-amateur, page consultée le 25/11/2024.