Poésies numériques
L’expression de poésie numérique peut s’entendre de deux façons. Dans un sens restreint, elle désigne des œuvres produites avec, par et pour l’ordinateur ; elles sont souvent guidées par un travail sur l’animation du texte, sur son intégration dans un ensemble multimédia (avec l’image, le son, la vidéo, le graphisme ou la dimension tactile) et sur la sollicitation du lecteur-navigateur (qui joue avec le programme tout comme, parfois, le programme se joue de lui). En se focalisant sur la temporalité et la spatialité des formes, et surtout en faisant appel à une interactivité qui change l’œuvre en dispositif ouvert à l’appropriation par un wreader, de tels poèmes numériques ne semblent laisser qu’une place réduite à l’idée d’une écriture de soi. Celle-ci pourrait néanmoins se percevoir sous la forme d’une invitation à investir, à travers des processus optiques, acoustiques ou haptiques, un corps symbolique diffracté à travers les traces et les archives numériques, double fantasmé ou fantomatique de nos corps plongés dans un incessant flux communicationnel. C’est en tout cas ce que suggèrent des sites ou des programmes tels que My Google Body de Gérard Dalmon (2005), Translations du duo HP process (2013-2016), le site personnel de l’artiste Annie Abrahams ou encore this is a picture of wind de J.R. Carpenter (2018) qui se définit comme « part poetic almanac, part private weather diary, and part live wind report for the South West of England ».
À côté de ces réalisations expérimentales, la poésie numérique, au sens large, peut renvoyer à toute une série d’écritures publiées sur le Web, et conditionnées par les formats ou les flux propres à différents dispositifs en ligne. Il faudrait ainsi, à côté de l’« autoblographie » mise en évidence par Gilles Bonnet dans les sites Web d’écrivains, envisager la place de l’écriture poétique de soi chez des bloggeurs ordinaires qui proposent, au fil d’une chronologie inversée, la chronique versifiée de leur existence numérique. De manière plus large, les poèmes publiés sur les forums, les réseaux sociaux, les plateformes de microblogging ou d’autopublication partagée (Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, Wattpad…), qu’ils soient le fait d’auteurs reconnus ou inconnus, contribuent par leur fréquence et leur partage à une « resocialisation de l’expression poétique » autant qu’à une « poétisation des relations sociales », dans un processus d’écriture alliant « une théorie d’états d’âme » à « une météorologie de l’humeur et du lieu », pour reprendre les termes d’Alexandre Gefen.
Sortie du livre pour se glisser dans le domaine des réactions affectives, des conversations furtives ou des écritures ordinaires véhiculées sur les réseaux sociaux, cette poésie en ligne peut apparaître comme une forme-limite de l’écriture de soi.
Limite de l’écriture, d’une part : cette production se déporte volontiers du texte pour l’intégrer à un tout sémiotique. Ainsi les twittos-poètes associent régulièrement une photographie ou une création graphique aux formes brèves (haïku, épigramme, micropoème) par lesquelles ils notent une impression ou cernent la trace d’un événement vécu. Plus encore, les instapoètes (avec la figure désormais célèbre de Rupi Kaur) se servent de l’image et de la photographie pour offrir à la fois un reformatage graphique du poème et une mise en scène de soi, aux confins de la poésie, de la photobiographie et de l’univers de la mode. Sur le versant vidéo, à côté des usages diaristes, réflexifs et poétiques du vlog par des auteurs comme François Bon, ce sont les codes de la plateforme YouTube (selfies, tutoriels) qu’un poète comme Charles Pennequin détourne afin de proposer « une poésie “standard”, idiote, immédiate, que tout le monde peut faire » (Gaëlle Théval) et qui s’énonce dans le cadre privé, trivial et familier de l’auteur : sa cuisine, sa voiture, sa chambre d’hôtel, ses trajets…
L’autre limite que vient brouiller cette publicisation poétique de l’intime, c’est celle du sujet lui-même – un sujet dont les traces s’égrènent dans le flux des données, se déclinent en vers, images, musiques ou voix, et s’habillent de masques, d’avatars ou de pseudonymes qui composent une identité numérique diffractée. Prolongeant ainsi le jeu traditionnel entre sujet lyrique et sujet autobiographique, les poèmes nés sur les réseaux sociaux font apparaître un Je composite, tiraillé entre l’ethos du poète, l’ipséité d’un individu qui s’expose sans nécessairement se dévoiler, et la figure d’un interlocuteur intégré à un groupe de pairs ou de followers. C’est ainsi que les poètes actifs sur Twitter ou Instagram sollicitent les appréciations et les commentaires de leurs abonnés, ou que le site collaboratif Wattpad fonctionne comme un atelier où les textes – dénommés stories, y compris pour les poèmes – font l’objet de réactions, de corrections et d’échanges qui contribuent, par le dialogue, à forger l’identité du sujet écrivant.
Bibliographie
Olivier Belin, Vers une poésie commune ? Les poètes amateurs de Twitter, Instagram et Wattpad », Nouvelle revue d’esthétique, Presses Universitaires de France, vol. 25, n° 1, « Les amateurs », 2020, p. 57-66.
Gilles Bonnet, « L’autoblographie. Écritures numériques de soi », Poétique, vol. 177, n° 1, 2015, p. 131-143.
Serge Bouchardon (dir.), Un laboratoire de littératures. Littérature numérique et Internet, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, coll. « Études et recherche », 2007.
Erika Fülöp, « Écrire l’image du quotidien : les journaux filmés littéraires sur YouTube », dans Gilles Bonnet & Florence Thérond (dir.), La littératube : une nouvelle écriture ?, Fabula / Les colloques, 2019.
Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux font à la littérature. Réseaux sociaux, microblogging et création », Itinéraires, n° 2010-2, « Les blogs ».
Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique : figures de la lecture, anticipations de pratiquesLyon, Presses de l’ENSSIB, coll. « Papiers », 2015.
Gaëlle Théval, « La poésie sur YouTube, la poésie dans la vie : les vidéoperformances de Charles Pennequin », dans Gilles Bonnet & Florence Thérond (dir.), La littératube : une nouvelle écriture ?, Fabula / Les colloques, 2019.
Belin Olivier, « Poésies numériques », dans Dictionnaire de l’autobiographie, dir. F. Simonet-Tenant, avec la collab. de M. Braud, J.-L. Jeannelle, P. Lejeune et V. Montémont, Paris, Champion, 2017, p. , en ligne, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/dictionnaire/poesies-numeriques, page consultée le 23/12/2024.