« Représenter les corps qui comptent : des écrits de soi aux écrits sur le handicap – sur le parcours de Thomas G. Couser »
Couser Thomas G., Signifying Bodies. Disability in Contemporary Life Writing, Ann Arbor, University of Michigan Press, coll. « Corporeality: Discourses of Disability », 2009.
« Writing one’s life in such a way as to illuminate the community’s history as well as one’s own1 » – tel est le plus bref résumé donné par Thomas G. Couser de la tradition prophétique dans l’autobiographie américaine2 dont son premier essai, American Autobiography: the Prophetic Mode (1979), retrace l’histoire3. De Benjamin Franklin à Malcolm X, celui-ci y observe l’importance de la jonction entre le fait de « raconter nos histoires » (retelling our story) et l’ambition d’influencer ainsi « notre histoire » (making our history)4. Cet impératif constitue depuis le cœur de ses travaux, aboutissant dans l’ouvrage étudié à une reformulation en termes de représentation de soi dans les deux sens, à la fois mimétique et politique – « a matter of speaking for as well as speaking about » (Signifying Bodies, p. 7). L’auteur propose ainsi plusieurs passerelles entre les auto/biographical studies et les disability studies ou études sur le handicap, discipline encore peu connue en France malgré son plein essor dans le monde anglo-saxon5.
Couser en a été par ailleurs le fondateur à l’université Hofstra (Long Island, NY), puis en tant que collaborateur du Center for the Study of Social Difference de Columbia University. L’interpénétration entre vie personnelle et vie publique dans l’évolution de la culture (et de la démocratie) américaine constitue la problématique centrale de ses recherches, qu’illustrent ses trois ouvrages majeurs : Recovering Bodies. Illness, Disability and Life-Writing (1997), consacré au handicap dans les écrits de l’intime, suivi des Vulnerable Subjects. Ethics and Life Writing (2004), et du troisième volume analysé ici, qui couronne ce travail par une réflexion consacrée aux memoirs6 des personnes (et des corps) marginalisé(e)s en raison de leur handicap. Dix chapitres allient la réflexion générale sur le « boom » mémoriel dans la culture américaine avec l’observation d’un possible tournant durant les dernières années et plusieurs études de cas.
Partant, dans le premier chapitre, du constat que le memoir boom des années 1990-2000 a également valu pour les témoignages des personnes handicapées (disability life writing), Couser considère leur émergence comme une étape majeure dans le développement des écrits de soi américains des trois dernières décades (p. 2-3)7. Ici, le jeu de mots entre somebody’s memoir et some body’s memoir permet d’exposer l’importance socioculturelle de l’auto/somatographie : récits (narratives) d’un vécu avec le cancer du sein, le VIH/SIDA, la surdité ou la paralysie8, auxquels l’auteur ajoute ensuite ceux consacrés à la cécité, à la dépression, à l’autisme ou aux addictions. Tous sont à situer dans le contexte des mouvements successifs pour les droits civiques au sein de la société américaine : depuis le civil rights movement, la littérature anticipe, suit et/ou seconde l’action politique (telles les autobiographies afro-américain·es d’Angela Davis à Malcolm X9), tout comme l’émergence des écrits de soi dédiés au cancer du sein dans les années 1980 renforce les revendications féministes ou l’amplification du mouvement gay et lesbien s’appuie sur les écrit de soi du VIH/SIDA. Citons juste, à titre d’exemple, les Cancer Journals d’Audre Lorde10, poétesse noire et lesbienne atteinte d’un cancer de sein dont le journal a initié en 1980 toute une vague de journaux à caractère testimonial et thérapeutique permettant de libérer la parole sur cette maladie, ainsi que les écrits de Paul Monette qui, après la mort de son partenaire, décide de consacrer ses récits autobiographiques à la question du placard et à l’ostracisme meurtrier en temps de pandémie11 ; tout comme pour Lorde, ses textes ont joué un rôle important dans la construction d’une conscience communautaire gay.
Observant en détails les interférences entre textes et luttes, l’auteur focalise son attention sur le mouvement de défense des handicapés (Disability Rights Movement) : les memoirs des sujets atteints de différentes infirmités seraient « une réponse, voire une riposte » (a response – indeed a retort, p. 7) à l’image validiste (ou capacitiste, traduction d’ableist) que l’on se fait du handicap, autrement dit que se font les personnes considérées comme capables (valides) selon les normes médicales et socioculturelles en vigueur, ce qui est d’autant plus important dans le cas des prises de parole des celles et ceux qui en étaient littéralement dépourvu(e)s, de l’aphasie au syndrome de Down par exemple. Couser perçoit ce phénomène « en termes postcoloniaux, voire anticoloniaux », comme une forme d’auto-ethnographie dévoilant des corps tels qu’ils sont (facing the body, p. 9).
Le chapitre 2 questionne ensuite la représentation conventionnelle du handicap et ses conséquences passées, présentes et futures sur une population historiquement marginalisée dont les corps marqués « appellent un récit » (call for a narrative, p. 16) en nom propre face aux regards auxquels les personnes handicapées restent soumises (« merely to have certain conditions is in some sense to be pre-represented », p. 17-18). S’y ajoutent les connotations culturelles, exposant cette minorité surreprésentée à une vulnérabilité due au manque d’autoreprésentation similaire à celui des personnes âgées ou analphabètes. En effet, trois paradigmes dominent l’histoire de ces représentations : symbolique (défaut physique comme signe de la condition morale défaillante, du moins depuis le Lévitique), médical (suivant la « naissance de la clinique ») et socioculturel (initié dans les années 1970 et définissant le handicap en termes de construction sociale variable dans le temps et l’espace). La nouveauté de ce dernier est de distinguer entre handicap ou déficience individuelle (impairment, par exemple la paralysie) et invalidité (disability) comprise comme la réponse socioculturelle au handicap (par exemple le manque d’accès en fauteuil roulant).
Les chapitres suivants élaborent ces thèses sous divers angles. Sont analysés : les schémas rhétoriques de l’autoreprésentation dans les memoirs d’invalidité (triomphe, horreur et rhétorique gothique, compensation spirituelle, nostalgie, émancipation) et leur pouvoir « contestataire » (counterhegemonic, p. 47) proche du celui des Mémoires des esclaves libéré·es ; l’adaptation photographique et cinématographique des memoirs ; les frontières entre pathologie et biographie, ainsi que l’importance éthique d’inclure une réflexion autoréférentielle dans l’histoire narrée au nom d’un·e autre conformément au principe de « visibilité transactionnelle » (transactional visibility, p. 77) ; les écrits auto-ethnographiques des populations avec handicap (relativisant la frontière de la validité, p. 91-93) ; ou encore la redéfinitions du pacte autobiographique à l’aune des études sur le handicap et des critères de non-fiction dans le cas des récits violant les « statistiques vitales » (vital statistics : âge, genre, race, ethnicité de l’auteur, p. 112)12 ; enfin le genre particulier des nécrologies, rarement étudié et pourtant « le plus répandu » dans le monde entier (the most widely disseminated genre, p. 133).
Dans toutes ses analyses, Couser reste fidèle à l’impératif éthique de représentation mimétique et politique à travers le récit. Qu’il s’agisse du faux memoir d’une épileptique rédigé par une femme valide jouant avec le prétendu aveu de sa condition tout en présentant en termes préjudiciaux la maladie dont d’autres souffrent réellement13, d’un documentaire sur des jumeaux conjoints conçu comme l’antithèse du documentaire médical, ersatz contemporain des freak shows14, ou encore du témoignage Le Scaphandre et le Papillon de Jean-Dominique Bauby (1997), le but de l’analyse est de rétablir en termes les plus justes la position des principaux intéressé·es face aux différents stéréotypes sans tomber dans la victimisation.
Ainsi, du point de vue théorique, Couser propose-t-il de distinguer au sein des écrits de soi (life writing) : les textes autobiographiques (à la 1re personne) et (hétéro)biographiques (à la 3e personne), ainsi que l’expression immédiate ou à l’inverse tardive des faits racontés, du journal aux Mémoires et biographies posthumes (p. 130). Définir l’autobiographie en tant que genre seuil (threshold genre, p. 31) pour les populations marginalisées lui permet en effet d’insister sur sa dimension testimoniale par rapport au groupe social que représente l’auteur·e au sens à la fois mimétique et politique, proche de la notion de testimonio forgée par John Beverley15 en lien avec les récits des peuples indigènes (p. 103). Constatant que les récits de vie sont devenus dans les vingt dernières années « l’un des moyens les plus puissants de faire valoir les droits de l’homme » (p. 146), Couser clôt son ouvrage en insistant sur les liens historiques entre l’histoire du handicap et le plaidoyer pour les droits humains depuis le procès de Nuremberg, soumettant à l’analyse les aspects juridiques de ces processus (anticipation ; recherche de confirmation ; relation hypothétique et renseignement tacite, p. 148-153) pour soumettre à l’analyse, enfin, quelques autosomatographies innovantes qu’il considère en tant que new disability memoir pourvus d’un contenu conscient du handicap – ce qu’il nomme memoirs with [an] attitude : « un sentiment de fierté identitaire en tant qu’handicapé, un sens aigu de son histoire et un sens sophistiqué de la poétique et de la politique, de l’éthique et de l’esthétique des récits sur le handicap » (p. 165 et p. 190) par-delà les schémas rhétoriques dominant dans le genre.
Couronnant plusieurs décennies de travail de Thomas G. Couser, l’ouvrage en question constitue donc une avancée majeure dans la réflexion non seulement sur les nouvelles formes de l’écriture mémorielle émergeant ces dernières années suite aux évolutions technologiques et sociétales, mais également sur les enjeux éthiques de ces changements ainsi que les frontières (des écrits) de l’intime, voire de la littérature en tant que telle, incitant à retourner les mêmes questions aux corpus européens, et français en particulier, encore peu explorés sous cet angle.
- 1. Thomas G. Couser, Altered Egos. Authority in American Autobiography, New York, Oxford University Press, 1989, p. VII.
- 2. Ses caractéristiques sont « the conflation of personal and communal history, the conscious creation of exemplary patterns of behaviour, and their didactic, even hortatory, impulses » (ibid., p. 1).
- 3. Voir id., American Autobiography: the Prophetic Mode, Amherst, University of Massachusetts Press, 1979.
- 4. Id., Altered Egos, op. cit., p. 201.
- 5. Voir p. ex. Lennard J. Davis, The Disability Studies Reader, New York, Routledge, 2017 (5e édition).
- 6. Étant donné les différences terminologiques entre la notion de memoir et celle des Mémoires en français, je m’abstiens ici de traduire en français le terme anglais de memoir.
- 7. Notons que les difficultés de trouver les équivalents français de ces termes établis avec autant d’aisance dans la terminologie américaine témoignent d’une certaine lacune de la recherche actuelle.
- 8. Analysés dans Recovering Bodies: Illness, Disability, and Life Writing, Madison, University of Wisconsin Press, 1997.
- 9. Voir Angela Davis, Autobiographie, trad. par Cathy Bernheim, Paris, Albin Michel, 1975 ; Malcolm X et Alex Haley, L’Autobiographie de Malcolm X, trad. par Anne Guérin, Paris, Grasset, 1966.
- 10. Voir Audre Lorde, Cancer Journals (1980), New York, Penguin Books, 2020.
- 11. Voir Paul Monette, Borrowed Time: An AIDS Memoir, 1988 : Le Temps dérobé : chronique du SIDA, trad. par Manuela Dumay, Paris, Presses de la Renaissance, 1988. Voir également Becoming a Man: Half a Life Story, 1992.
- 12. Il s’agit notamment des fausses identités de l’auteur·e ou textes dédiés aux sujets vendeurs qui foisonnent ces dernières années, de Binjamin Wilkomirski prétendant être un survivant des camps polonais (Fragments: Memories of a Wartime Childhood, 1996) à la bourgeoise Margaret Seltzer qui sous le pseudonyme de Margaret B. Jones devenait une Amérindienne des ghettos du South Los Angeles (Love and Consequences, 1999) – voir Signifying Bodies, p. 110-112.
- 13. Lauren Slater, Lying: A Metaphorical Memoir, Random House, 2000 – voir ibid., p. 112.
- 14. Documentaire d’Ellen Weissbrod, The Schappell Twins, 2000 – voir ibid., p. 50.
- 15. Voir John Beverley, Testimonio. On the Politics of Truth, Pittsburgh, University of Minnesota Press, 2004.