« Écritures de soi : encore un effort pour être transnational… »
Simonet-Tenant Françoise (dir.), Braud Michel, Jeannelle Jean-Louis, Lejeune Philippe et Montémont Véronique (collab.), Dictionnaire de l’autobiographie : écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, 2017, 844 p. (repris dans la collection « Champion classiques » en 2018).
Jolly Margaretta (dir.), Encyclopedia of Life Writing: Autobiographical and Biographical Forms, Londres / Chicago, Fritzroy Dearborn, 2001, 2 vol., 1090 p.
Nonobstant les quelque seize ans qui les séparent, l’Encyclopedia of Life Writing et le Dictionnaire de l’autobiographie apparaissent comme deux sommes dans leurs domaines respectifs – deux sommes qui permettent à la fois de mesurer l’étendue du champ des écritures de soi, et les divergences nationales dans la manière de les appréhender. C’est dans cet esprit que nous cherchons dans ce compte rendu à confronter les deux ouvrages, afin de tirer un bilan différentiel des présupposés, des méthodes et des façons d’aborder la question. Nous voulons d’abord dire notre dette envers Sylvie Crinquand, qui s’était livrée à un premier travail suggestif et enthousiasmant dans son intervention à la journée d’études consacrée au Dictionnaire de l’autobiographie organisée en 2017 à l’université de Rouen1. Nous précisons aussi que la mise en relief de ce qu’on appellera « manques » ou « absences » dans une approche contrastive ne contiendra aucune intention polémique de notre part. En effet, le manque n’est pas seulement constitutif d’un choix à faire : il est aussi constituant, au sens d’une assemblée constituante dont la fonction est de définir un cadre et un système d’organisation ; et il permet, en creux, de dessiner les frontières du territoire – véritablement immense – couvert par les deux entreprises.
Première approche
Une perspective contrastive ne peut manquer de commencer par une analyse des titres et sous-titres respectifs. Ainsi, l’ouvrage anglo-saxon privilégie la question de l’écriture de vie, par le mot life ou le préfixe bio dans les deux mots associés, alors que l’ouvrage français met l’accent sur le moi, à travers le terme soi et le préfixe auto. L’autobiographie est centrale pour le dictionnaire, tandis que dans l’encyclopédie (hormis le titre pour des questions de lisibilité), autobiography est toujours écrit avec un slash séparant auto et biography. Néanmoins, il ne faudrait pas surestimer cette différence d’emploi, car les motivations ayant présidé au choix du titre sont les mêmes des deux côtés : aussi bien par la formule life writing que par la locution « écritures de soi », les rédactrices des deux préfaces (Margaretta Jolly et Françoise Simonet-Tenant) affirment avoir cherché l’expression qui semblait, dans leur langue respective, la plus globale et la plus ouverte – ou, comme on dit outre-Manche, la plus inclusive. On peut donc dire que la recherche d’un « registre qui transcende les frontières génériques » (Dictionnaire de l’autobiographie, « Introduction », p. 8) est commune aux deux ouvrages.
D’emblée, nous avons été attirés par une curiosité : non seulement les deux collectifs ne comportent aucune rubrique qui explicite leur propre titre (pas de « Life » dans l’encyclopédie, pas de « Soi » dans le dictionnaire) ; mais inversement, chaque ouvrage problématise le mot qu’il ne porte pas en titre : l’encyclopédie consacre une rubrique à « The Self » et le dictionnaire au « Récit de vie ». C’est donc hors du titre que s’expriment les différences les plus significatives entre les deux entreprises.
Il faut cependant s’arrêter sur ce qui sépare une encyclopédie d’un dictionnaire – chose d’autant plus facile, en apparence, que l’on établit une distinction sémantique similaire en France. Même s’il faut faire la part des précautions oratoires, Margaretta Jolly définit son entreprise encyclopédique avec beaucoup de prudence et de modestie, au point que son projet finit par se confondre avec celui du dictionnaire : elle déclare ainsi que « the hope of describing fully a subject of such celebrated ambiguity and disciplinary iconoclasm is certainly vain » (Encyclopedia of Life Writing, p. IX). Prenant en compte le caractère éminemment mobile de l’objet – cette « nébuleuse aux contours variables » (Dictionnaire de l’autobiographie, p. 8) que décrit aussi Françoise Simonet-Tenant –, Margaretta Jolly parle d’un simple « guide to a fast-changing terrain » et renonce à l’objectif ultime d’une encyclopédie, à savoir « to offer a final encount of this immense and protean literature » (Encyclopedia of Life Writing, p. IX) – en quoi elle rejoint les prétentions, elles aussi mesurées, du dictionnaire.
Certes, le ton des deux préfaces est sensiblement différent. L’introduction du dictionnaire s’appuie sur une pratique immémoriale du dictionnaire, s’étayant au début et à la fin sur l’autorité de Sartre et Delacroix. Au contraire, la préface de l’encyclopédie se place d’un point de vue moderne et lie indissolublement la pratique littéraire aux évolutions sociales. Probablement la troisième phrase de la préface de Margaretta Jolly est-elle la plus frappante pour un lecteur français, car elle associe le développement des écrits de soi au capitalisme et à l’individualisme, ainsi qu’aux moyens de communication modernes. C’est donc une approche située (au sens de Sartre), immédiatement historique et politique, loin de celle adoptée par le dictionnaire. On peut, au reste, se demander si le recours à ce paradigme coïncide avec le « special effort to map non-Western interests in the field and to promote comparative approaches that give nuance to over-easy generalisations that can be made about autobiography as a Western genre » (Encyclopedia of Life Writing, p. X). Les écrits non occidentaux ont-ils vocation à suivre le même destin que les autres, et cette idée a-t-elle pour corollaire, comme l’avance Margaretta Jolly, qu’il est des régions du monde où « life writing scholarship remains in its infancy, or has yet to emerge » (ibid.) ? Faut-il absolument penser que l’entrée dans l’Histoire se confonde avec l’entrée dans le capitalisme ?
Nous passerons plus rapidement sur la convocation des « Women’s Studies, Cultural Studies, African-American, and Postcolonial Studies » qui va presque de soi à l’orée d’un ouvrage anglo-saxon, études auxquelles on peut ajouter les gay and lesbian studies, les disability studies ou encore les childhood studies, l’idée principale étant à chaque fois de se concentrer sur un groupe entendu sinon comme une minorité, du moins comme une marge. Rappelons avec Jean-Louis Jeannelle que dans le monde anglo-saxon, « la prise de conscience des effets provoqués par les politiques d’assimilation ou à l’inverse de marginalisation voire d’extermination des minorités a fait de la défense des identités une priorité, où les écrits de soi apparaissent comme une arme décisive2 ». Or cet aspect identitaire, sans être inconnu du dictionnaire français, y est assurément moins flagrant ou moins sensible, peut-être en raison de présupposés universalistes. L’encyclopédie anglo-saxonne comporte un grand nombre de rubriques qui mettent l’accent sur un des éléments de la triade race-classe-genre, alors que l’hypothèse de sous-catégories d’écrits de soi répondant à une distribution selon les classes sociales n’a guère informé l’organisation du dictionnaire français : on trouve dans l’encyclopédie non seulement une entrée Royal Biography (qui peut faire sourire le lecteur français…), mais aussi une entrée Working-class Writings dont nous n’avons pas l’équivalent, ou encore une entrée spécifique sur les femmes qui n’a non plus de correspondant dans le dictionnaire.
Nous passerons assez vite sur un point essentiel, mais connu de tous : l’encyclopédie est interdisciplinaire et internationale, malgré une prime évidente pour le corpus anglo-saxon et la bibliographie en anglais (y compris pour Bildungsroman !). C’est probablement pour permettre au maximum d’ouvrages hétérogènes de s’intégrer au projet que le terme « Life writings » a été retenu, là où l’« autobiographie » et même l’« écriture de soi » renvoient davantage à une pratique occidentale que l’on peut situer dans le temps. Les titres des rubriques témoignent que l’encyclopédie est ouverte à tous les événements historiques mondiaux, qui sont les vecteurs de sous-genres ou de sous-catégories littéraires : Migration, Diaspora, Slave narratives… Est-ce à dire qu’un thème ou une communauté suffisent, en soi, à constituer une catégorie littéraire ? On peut, à cet égard, regretter que l’expression figée « and life writing » revienne comme une béquille dans plus d’une cinquantaine de rubriques différentes : The Body and Life Writing, Confucianism and Life Writing, Fatherhood and Life Writing – avec une forme alternative « and Life Story » pour les rubriques Television et Reminiscence, qui ne semble pas s’expliquer par un surplus de « fiction ». On constate encore que certaines rubriques comme Social and Political Context sont fort évasives et, comme le note l’auteur d’un compte rendu de l’encyclopédie, « would be more useful if subcategorized3 ».
L’indexation
Entrons maintenant dans le détail de l’organisation. L’encyclopédie dispose d’un index thématique de 27 pages qui force l’admiration et nous semble être une source d’inspiration profitable. Malgré l’ampleur des deux volumes, le lecteur parvient, grâce à cet index, à avoir une très bonne vue d’ensemble du projet. Le classement des entrées par catégories est précieux pour identifier les époques, tandis qu’il peut être difficile au lecteur du dictionnaire de dénicher rapidement une rubrique sur les écrits de soi à la Renaissance.
Le classement géographique et chronologique de l’encyclopédie permet aussi de s’y mouvoir avec aisance. On est cependant surpris de ne pas y retrouver de classement selon les langues : cela répond à un présupposé qui n’est pas sans conséquences. Notre étonnement fut grand de voir figurer dans l’entrée « Germania, Austria, Switzerland » des auteurs francophones comme Amiel… et plus encore Rousseau. Sans doute peut-on reprocher aux Français leur manie de vouloir franciser le citoyen de Genève, mais il est encore plus inattendu de le voir précéder Rilke dans l’index ! Tout aussi curieuse est la réunion « Russia and Scandinavia » dans une seule entrée, sans que le critère linguistique soit pris en compte, ni même la dimension historique que revendiquait la préface. La rubrique « United States and Canada » héberge, quant à elle, des écrivains québécois de langue française. Dès lors, on est perplexe devant l’existence d’une rubrique « France and Francophone world » où l’on retrouve Amiel et Rousseau, ainsi que l’écrivain québécois Saint-Denys Garneau. Le monde hispanophone jouit aussi, dans l’encyclopédie, d’une cohérence linguistique et non spatiale. Il y a, dans cette tension entre les deux pôles, un certain flou qui n’est pas le seul fait de l’architecte de l’index.
Nonobstant, plusieurs pistes avancées sont très pertinentes. L’entrée par domaines géographiques manque au dictionnaire : il propose bien certaines entrées par domaine en D, mais n’y inclut pas le domaine français (en F), et il comporte une entrée « Russie » en R, dont on se demande au premier abord en quoi elle diffère de la catégorie « Domaine russe4 ». L’entrée par époques, on l’a dit, manque aussi au dictionnaire. L’encyclopédie propose encore des « cross references » qui nous semblent bienvenues, sinon attendues, au regard d’un projet global et transversal. Dans le dictionnaire français, les ponts ne sont pas toujours tracés : le lecteur qui cherche le Journal à quatre mains des sœurs Groult ou celui des frères Goncourt les trouvera aux entrées respectives des auteurs, mais non dans l’entrée « Journaux croisés ». L’articulation reste implicite entre des rubriques comme « Sexualité » et « Érotisme », ou encore « Blog » et « Sites personnels », faute d’une catégorie qui les englobe.
En outre, comme l’avait fait observer Julien Lefort-Favreau dans son compte rendu5, la promotion du terme « Autobiographie » contre celui de « biographie » n’est pas sans inconvénients pour le dictionnaire français. En effet, le rédacteur d’« Hagiographie » est tenu de justifier le choix d’une rubrique qui ne va pas de soi, alors qu’elle jouit au contraire d’une place cruciale dans l’encyclopédie et pour tout lecteur des siècles classiques. De même, le dictionnaire français est à l’aise pour proposer une entrée « Récit de maladie » en première personne, mais n’en propose pas sur le récit de cas, comme le fait l’encyclopédie avec Case histories – le mot case étant par ailleurs ambivalent en anglais, puisqu’il peut renvoyer à une affaire judiciaire.
Les entrées
Nous n’avons pas la place de dresser une liste de toutes les rubriques qui apparaîtraient uniquement dans l’un ou l’autre ouvrage ; l’entreprise n’aurait de toute façon qu’un intérêt limité, ne serait-ce que par la différence de taille des deux ouvrages. En revanche, il peut être utile de déterminer quel type de rubriques « manque » à l’un par comparaison avec l’autre. Cette observation réclame de la prudence, car il ne faut pas se laisser abuser par la présence d’un simple titre. Ainsi, le dictionnaire français comporte de nombreuses rubriques liées au support internet, mais dans l’encyclopédie, l’entrée « Computer and life writings » les subsume. En revanche, il est significatif que l’encyclopédie omette l’approche stylistique de rubriques très stimulantes comme « Pronoms personnels » ou « Temps verbaux » dans le dictionnaire. Sans doute, le mot anglais writing peut avoir les deux sens, mais on y entend écrit beaucoup plus qu’écriture, comme dans le sous-titre français. Nous inclinons à penser que se reflète ici une approche de la littérature considérée moins comme un texte écrit que « dans ses rapports avec les institutions sociales », comme aurait dit Germaine de Staël (pourtant absente de l’encyclopédie). Il est tout aussi remarquable que l’encyclopédie dispose d’une entrée « Freud », mais non de « Psychanalyse », rubrique qui permet au dictionnaire d’interroger une pratique d’écriture, « une partition qui s’écrit à quatre mains » (Sylvie Jouanny, Dictionnaire de l’autobiographie, p. 44).
Nous ne chercherons pas à reconstituer dans son exhaustivité le tableau des auteurs cités ou omis. Mais comme l’encyclopédie ne pouvait réserver qu’une portion congrue à des écrivains de langue française, on peut s’appesantir sur les noms français absents d’un dictionnaire disposant de plus de place pour les accueillir. Pour certains, comme Tocqueville mais aussi Lévi-Strauss, des raisons culturelles (leur notoriété dans les universités anglaises et américaines) expliquent que l’encyclopédie ne pouvait les passer sous silence, alors que le dictionnaire français avait de bonnes raisons de les regarder comme marginaux. Inversement, certains penseurs français dont la place est structurante pour les études sur l’autobiographie n’ont pas d’entrée à leur nom dans l’encyclopédie, même Philippe Lejeune – bien qu’il ait contribué à l’encyclopédie et soit fréquemment cité dans les Further readings. Les expressions « pacte autobiographique » ou « fiction et diction » n’ont pas inspiré de rubrique à l’encyclopédie ; et, chose plus singulière encore, Gérard Genette n’est pas mentionné une seule fois en 1090 pages ! Des phénomènes appartenant en propre à la culture française comme Mai 68, des institutions bien françaises comme les prix littéraires n’ont pas été retenus comme rubriques ; on y trouve, en revanche, Scholarship, Academia and Autobiography. Ces écarts rappellent que quand bien même la perspective est internationale, notre point de vue reste subordonné à un faisceau de traditions nationales ou linguistiques.
Qu’en est-il de la rédaction des entrées ? Le nombre impressionnant (trois cents) et la diversité des contributeurs de l’encyclopédie rendent à peu près impossible d’énoncer une règle générale sur leur manière d’aborder un thème ou un personnage. Du moins peut-on signaler deux divergences avec le dictionnaire dans leur composition formelle. D’une part, les rubriques sur les auteurs sont suivies d’une biographie, nécessairement restreinte aux plus grands événements de leur existence. D’autre part, ladite biographie est suivie d’une rubrique Further readings qui comporte beaucoup, et peut-être trop de références bibliographiques sur le thème ou l’auteur. Le caractère plus succinct du dictionnaire français va de pair avec une sélection de ces références bibliographiques – à la fois plus rigoureuse et, ce nous semble, plus accessible au lecteur.
« Les » XIXe siècle
Le XIXe siècle peut constituer une pierre de touche pour notre étude contrastive, au moins du point de vue français, à de nombreux titres : d’abord parce que l’histoire littéraire pense par siècles, et que cette habitude provient justement du XIXe siècle ; ensuite, c’est au début de ce siècle que se propagent le substantif « autobiographie » et l’adjectif « autobiographique », qui font l’objet de deux entrées distinctes dans le dictionnaire ; troisièmement, parce que, comme il est expliqué dans la rubrique « France, XIXe siècle », c’est par excellence l’époque où « parler de soi s’impose en tant que puissance créatrice » (Philippe Amen, Dictionnaire de l’autobiographie, p. 355) et conduit à une floraison d’écritures de l’intime ; quatrièmement, car la rupture historique de la Révolution inspire le désir nouveau, dans les orientations choisies, « de donner une représentation vraie de soi-même (en sacralisant, par exemple, les faits quotidiens et familiaux), de replacer l’individu dans le temps historique et de rendre compte de l’irréductible singularité de toute individualité6 » ; enfin, et corollairement, dans la mesure où la catégorie littéraire des écrits de soi jouit d’un modèle privilégié avec Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, objet d’un débat houleux mais constant tout au long du XIXe siècle. Il est significatif, à cet égard, que le dictionnaire ait réservé une place au roman dit autobiographique La Confession d’un enfant du siècle, là où l’encyclopédie anglaise n’a pas même retenu Musset dans les entrées.
D’emblée, on note que les entrées du dictionnaire sont aimantées par l’approche par siècles, alors que l’encyclopédie recourt toujours à une approche chrono-générique : on aura ainsi deux rubriques « France: 19th-Century Auto/biography » et « France: 19th-Century Diaries and Letters », et pour le domaine anglais, trois rubriques chrono-génériques : « Britain: 19th-Century Auto/biography », « Britain: 19th-Century Diaries » et enfin « Britain: 19th-Century Letters ». Il est vrai que pour des pays étudiés moins précisément, la distinction générique peut sauter ; mais alors la distinction chronologique n’est pas toujours maintenue : on aura ainsi un « Spain: 18th and 19th-Centuries », un « Australia: 18th- and 19th-Century Auto/biography » ou encore un « Japan: Kindai Period (1868-1945) ».
Le dictionnaire français met en avant une inflexion capitale du XIXe siècle dans nombre de rubriques (Agenda, Biographie, Correspondance, Hybridation, Intime, Journal personnel, Mémoires, Prison, Récit de voyage, Souvenirs littéraires) ou reconnaît, à la fin du siècle, un rôle pionnier à quelques formes et sujets prisés dans l’écriture de soi (Anorexie, Auto-analyse, Introspection). Toutefois, un certain nombre de rubriques ne débutent qu’au XXe siècle et leurs rédacteurs ne reconnaissent au siècle précédent qu’une part minime, voire leur dénient toute préséance : c’est le cas dans « Clandestinité », « Fragment », « Guerre » (bien qu’il y ait une entrée « La Commune »), « Homosexualité » (un sujet qu’avait pourtant étudié Philippe Lejeune7), « Récit de maladie » (malgré sa fréquence au XIXe siècle, jusque dans les revues scientifiques), « Rêves » (alors que l’écriture des rêves personnels était alors à la mode) ou encore « Témoignage » et « Traumatisme » (que dire, pourtant, de la Révolution française !).
Force est d’admettre qu’on pourrait donner spontanément quelques noms importants d’auteurs ayant écrit sur ces sujets ou ayant recouru à ces formes au XIXe siècle. Dès lors, comment expliquer de telles omissions ? Tout se passe comme si le paradigme de l’autobiographie pour le corpus français avait conduit à occulter des journaux de rêves, des journaux de guerre ou même des journaux intimes traitant de la maladie, comme des formes marginales ou non légitimes dans le corpus retenu. Nous avons ainsi l’impression que l’approche culturelle et sociale, caractéristique de l’approche anglo-saxonne, n’a été réellement mise en œuvre, dans le dictionnaire français, que pour les œuvres du XXe siècle.
C’est ainsi que plusieurs noms dans l’encyclopédie anglaise n’ont aucun équivalent dans le dictionnaire français, professionnellement parlant d’abord : on trouve dans l’encyclopédie un nom d’explorateur, un autre de neurologue, un autre d’actrice, un autre encore de « businessman », et même un « agricultural expert ». Au contraire, le dictionnaire français a tacitement opté pour un corpus très littéraire. Preuve en est aussi que les « leaders » politiques font l’objet de plusieurs entrées dans l’encyclopédie (Silvio Pellico, Rosa Luxemburg, Garibaldi…) alors que rares sont les équivalents français : même la rubrique « Politique, XIXe siècle » cite uniquement des œuvres d’écrivains traitant de politique, et non des Mémoires de personnalités politiques, comme si elles aussi manquaient de légitimité.
Du moins la rubrique « Politique » a-t-elle le mérite d’exister… car en parallèle, on observe que l’entrée « Religion » n’existe pas sous cette forme pour le XIXe siècle. Est-ce l’influence lointaine de notre attachement à la laïcité ? En tout cas, l’on ne trouve guère de nom qui s’y rattache, contrairement à l’encyclopédie anglaise qui a retenu plusieurs dignitaires ou « leaders » religieux. Mieux encore : dans le dictionnaire, la rubrique « Autobiographie spirituelle » s’arrête au XVIIIe siècle, un sacré paradoxe (sans jeu de mots) dans la mesure où le titre de la rubrique est anachronique pour tout le corpus étudié… C’est aussi oublier l’influence que peut avoir sur la construction d’une image féminine le renouveau du culte de Marie, « la grande consolatrice de la France au XIXe siècle8 ». Enfin, c’est occulter la part religieuse des Confessions de Rousseau – que rappelle l’encyclopédie dans l’entrée « De Quincey9 ».
Le choix des auteurs est également significatif. Précisons que l’encyclopédie anglaise n’accorde pas un si grand poids au corpus francophone du XIXe siècle, puisqu’elle ne comporte que six noms10 (en comptant la Russe Marie Bashkirtseff, qui écrit son journal en français, et en comptant Tocqueville, dont la présence tient surtout à ses études sur l’Amérique), soit le même nombre que pour les auteurs… du Danemark. Certains noms ayant leur rubrique dans le dictionnaire ne sont pas mentionnés une seule fois dans l’encyclopédie (Bloy, Loti, Louÿs, Vallès…), et frappante est la rareté des mentions de Victor Hugo, par exemple (trois), ou encore l’absence des écrits intimes de Baudelaire.
Du côté des œuvres, seul le Dictionnaire de biographie universelle figure dans l’encyclopédie, qui ne reconnaît donc aucun rôle primordial aux Mémoires d’outre-tombe. La France est pourtant bien lotie : l’encyclopédie n’a retenu aucun nom belge, ni aucun nom québécois. En fait, pour ce qui concerne l’Europe, le corpus anglo-saxon écrase un ensemble où l’arc latin se voit réduit à la portion congrue : l’Italie avance quatre noms, l’Espagne deux seulement11, le Portugal et la Roumanie aucun. L’Italie et l’Espagne disposent bien d’une rubrique à part entière, mais trans-historique, tout comme le « French Canadian life writing ». Quant à la Suisse, on l’a dit, elle est considérée comme un pays germanophone, arrivant en dernière position dans la rubrique « Germania, Austria, Switzerland », avec Amiel pour seul représentant francophone (nous l’avons dit, Germaine de Staël est absente).
Il va sans dire qu’une telle minoration du corps francophone entraîne une divergence dans les effets d’écho entre l’encyclopédie et le dictionnaire. Pour reprendre le cas de Victor Hugo, son influence est évaluée par l’encyclopédie sur des auteurs étrangers dont on peut parier qu’ils seront inattendus pour le lecteur français – l’écrivain québécois Chevalier de Lorimier, l’historien espagnol Ramón de Mesonero Ramos et, à titre de sujet pour une biographie, Thomas Mann. Or de tels exemples de circulation transculturelle sont fort rares, dans le dictionnaire français, pour un écrivain du XIXe siècle : il semble que cette pratique ne nous devienne familière qu’à partir du XXe siècle. On sait pourtant que Paris jouait pleinement son rôle de carrefour culturel avant 1900, et il aurait été intéressant de montrer déjà le réseau d’interactions multinationales à cette époque.
D’une certaine manière, il y a bien un XIXe siècle des écrits de soi dans le dictionnaire français, mais la différence de contenu avec le XXe siècle s’explique par une différence méthodologique dans la façon de les concevoir – l’importance accordée à la forme autobiographique et donc à sa progressive évanescence, le non-rattachement de la littérature à une structure socio-économique globale, ou encore l’introduction tardive de perspectives transculturelles ou identitaires. Au contraire, l’encyclopédie anglaise fait moins cas de la division par siècles, toute relative, notamment à côté de l’approche thématique, et tend à lisser le passage du XIXe au XXe siècle pour les rassembler dans ce qu’on pourrait appeler l’âge moderne (ou la deuxième modernité) des écritures de soi.
- 1. Danielle Corrado et Sylvie Crinquand, « L’autobiographie à l’épreuve de Babel », communication à la journée d’études « Un dictionnaire des écrits de soi : concepts, corpus et champs disciplinaires », autour du Dictionnaire de l’autobiographie, organisée par Jean-Louis Jeannelle et Françoise Simonet-Tenant, à l’université de Rouen, le 22 septembre 2017, Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », no 12, 2017, URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=500.
- 2. Jean-Louis Jeannelle, « Le mondial, la poétique et le marché des langues », compte rendu du Handbook of Autobiography/Autofiction, vol. I : Theory and Concepts, dir. Martina Wagner-Egelhaaf, Berlin-Boston, de Gruyter, 2019, 681 p. », dans « Revue critique », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/le-mondial-la-poetique-et-le-marche-des-langues.
- 3. Jeris Cassel, Reference & User Services Quarterly, American Library Association, n° 41, 2002, p. 390.
- 4. En fait, cette entrée « Russie » traite exclusivement d’ouvrages écrits par des Russes mais rédigés en français, alors que « Domaine russe » prend en compte la réception d’ouvrages russophones, traduits en français.
- 5. Julien Lefort-Favreau, « Paysages des écritures de soi », Acta fabula, vol. 18, no 6, 2017.
- 6. Christine Plasse, « Les écritures du moi : conscience de soi et représentations sociales », Sociologie de l’art, 2004, p. 109.
- 7. Philippe Lejeune, « Autobiographie et homosexualité en France au XIXe siècle », Romantisme, n° 56, 1987. Il s’agissait d’un numéro thématique intitulé « Images de soi : autobiographie et autoportrait au XIXe siècle ».
- 8. L’expression vient de Philippe Boutry dans L’Histoire, no 50, 1982.
- 9. « De Quincey’s Confessions has been related to the secular transformations of the Christian autobiographical » (Encyclopedia of Life Writing, p. 263).
- 10. Nous excluons du décompte le nom de Crèvecœur, car ses Lettres d’un cultivateur américain sont d’abord parues en anglais sous le titre Letters from an American farmer, qui plus est à la fin du XVIIIe siècle.
- 11. Danielle Corrado (conf. citée) relève pourtant la prolifération du genre des Mémoires en Espagne au XIXe siècle.