1921-1935 – Le roman et la correspondance

Après un premier roman, Octave, paru en 1913, Paule Régnier se lance dans un nouveau projet d’écriture qui deviendra La Vivante paix, publié chez Grasset en 1924 et distingué par le prix Balzac. On peut y lire la transposition romanesque de sa jeunesse auprès de son père maladivement autoritaire, la fuite du chargé d’affaire avec la fortune familiale et la mort de l’aimé à la guerre. Parallèlement, Paule Régnier prépare l’édition posthume d’Eurydice deux fois perdue de Paul Drouot puis, sous le pseudonyme de Paul Régnier, publie en 1923 un volume d’hommage sur le même auteur. Et, mêlé à ces travaux, en allant rechercher les lettres qu’elle avait envoyées à Paul Drouot, elle découvre que celui-ci a aimé sa sœur Jeanne – appelée Jane dans le journal.

24e cahier (5e cahier conservé) 1915-1935

 

25 septembre 1921.

Je voudrais recommencer à écrire mon journal à peu près régulièrement si ce n’est très souvent, car je n’élucide rien qu’en écrivant et c’est le seul moyen pour moi de posséder mon âme. Je le ferai, je pense, dès que mon roman sera fini1. Je le termine en ce moment. Ces derniers temps, je l’ai beaucoup travaillé, trop travaillé. J’étais dans une fièvre et un tourment horribles. Rien de plus mauvais et de plus stupide. Je dois écrire, c’est évident, il faut bien faire quelque chose et ma vocation est là manifestement. Il faut agir mais avec un parfait détachement des fruits de l’œuvre. Il ne faut pas prendre ce qu’on fait au sérieux, ni s’y attacher. Tout est vain. Eurydice deux fois perdue est paru depuis quelques mois avec un succès éclatant2. Les articles ont été admirables. L’édition s’est enlevée en un rien de temps. Mais Paul n’est plus là pour jouir de ce succès qui eût été un tel bonheur pour lui. On répète partout que c’est un grand, grand poète ! Mais impossible de s’y tromper, cette même Eurydice présentée par lui, vivant, fût tombée à plat. Comment rien attendre d’une vie qui a de telles dérisions, de telles injustices ? D’ailleurs, à quoi a-t-il tenu que ce chef-d’œuvre existe ? A un hasard de rien du tout. Que je n’eusse pas été là pour le recueillir, Mme Dr[ouot] partie, son fils et Lavigerie l’auraient froidement jetée au feu. Des milliers de chefs-d’œuvre ont dû périr, ignorés, des milliers de grands poètes disparaître sans avoir laissé de traces, faute d’une chance favorable. La postérité n’est pas plus juste ni infaillible que les contemporains. Tout est affaire de hasard. Et tous ceux qui ont soif de justice ne peuvent espérer qu’en vous, ô mon Dieu. Et c’est pourquoi je comprends qu’il est plus beau que vous soyez justice, plus encore qu’amour.

Mais, tout cela étant, pourquoi s’agiter et s’inquiéter ? Qu’importe que mon roman soit bien ou mal, qu’il me soit refusé partout ou accepté. Je me suis fait beaucoup de bile à ce sujet. Hier, ce tourment a cessé car je me suis souvenue des jours où Paul m’a dit adieu. J’ai revécu ces jours avec une extrême acuité et tout s’est calmé dans mon âme. Que ce souvenir soit mon repos, car c’est un repos qu’une grande douleur. Qu’il soit ma retraite, mon asile, mon refuge contre ces agitations du monde où parfois mon cœur se reprend et s’enfièvre. Je viens de relire les lettres de Paul, celles qu’il m’écrivit pendant la guerre. Se peut-il que j’aie été son amie, se peut-il qu’il m’ait aimée, moi, misérable ? Je me demande, s’il avait vécu, ce qu’il aurait fait. C’était un être capable de se maintenir toujours sur les sommets, une fois qu’il les avait atteints. Mais aurait-il pu supporter, après des mois de tension héroïque, de rentrer dans le monde, de voir après un tel désastre la vie reprendre son cours habituel, la vie, la joie, l’amour refleurir ? C’est un spectacle affreux. Je l’ai senti cet été à Lucinges3 avec mes sœurs, mes neveux adolescents. Ils étaient semblables à ce que nous étions, ils jouaient aux mêmes jeux, recréant autour de moi l’atmosphère d’autrefois. Et j’étais là au milieu d’eux, à la fois vivante et morte, avec cette plaie secrète en moi, ce souvenir, ce fantôme toujours devant moi, retranchée de tout mais sensible à tout. J’ai fait bonne contenance. De moins en moins, je ne puis accepter d’être un fardeau pour les autres. A cause de maman et parce que je sais qu’elle ne peut goûter aucun plaisir sans moi, je remplis mes devoirs de famille et de société. Mais comme j’ai souffert !

Me recueillir de temps à autre comme aujourd’hui, me reposer dans la douleur, examiner mon âme et la reprendre en main. Ce sont ses défaillances, ses trahisons qui sont ma plus grande misère ; tant qu’elle ne sera pas toute à Dieu, ma vie me sera à charge. Il semble que je vais de ce côté un peu mieux, que j’entrevois une petite lueur. Ô mon Dieu, mon Dieu, vous ai-je assez appelé, se pourrait-il que vous ayez enfin pitié de moi ?

[…]

 

Mardi 12 juin 1922.

Samedi je reçus un mot de Jeanne D. me convoquant à l’atelier N où sont les meubles de Mme D[rouot]. J’y vais. Elle m’offre des souvenirs divers et me prie de détruire quelques lettres reçues par P[aul] au front. Je reconnais quelques lettres de moi, je les mets de côté, et puis je reconnais l’écriture de J[ane] et je mets de côté ses lettres aussi. Un doute m’était resté, doute presque dissipé par des billets retrouvés çà et là parmi les papiers qui sont chez moi et qui étaient parfaitement corrects. Mais comme je parcourais machinalement une de ces lettres nouvelles, tout l’aveuglement volontaire que j’essayais de conserver se dissipa. Elle lui disait : « Souvenez-vous que nous avons souffert. » Elle lui envoyait « le plus impérissable de sa tendresse », et je sus qu’ils s’étaient aimés.

Je ne me croyais pas si jeune encore, si vulnérable, capable de tant souffrir pour un fait si ancien, après sept ans, après la mort ! De la tempête qui s’est élevée en moi, je reste stupéfaite et brisée à jamais. Mon Dieu comme je l’aimais, comme je l’aimais encore !

Je rentrai chez moi anéantie et je me remis à souffrir comme autrefois, à endurer cette affreuse, cette incomparable agonie qu’ayant oubliée, j’ai pu regretter parfois. Quelle folie. Rien en effet, ni l’ennui, ni le vide, ni la solitude, ni le danger, ni la séparation, ni la mort même, la mort de ceux qu’on aime, rien ne se peut comparer aux tortures de l’amour bafoué et maudit qui est la damnation. Moi qui me croyais vieillie, calmée, moi qui ne pouvais plus pleurer, j’ai vu que les années ne m’avaient apporté ni force ni sagesse, il ne m’est resté dans cette douleur, si connue, toujours nouvelle, ni équilibre, ni courage. La source des larmes s’est rouverte. Je ne pouvais plus arrêter ce torrent ni cesser de pleurer. Il est impossible de décrire une pareille souffrance mais je veux en parler un peu pour m’en souvenir cette fois toujours, toujours.

Naturellement c’était fatal. Ils étaient trop jeunes, trop charmants, trop beaux, trop semblables pour ne pas s’aimer. Je m’en étais bien un peu douté, surtout durant cet hiver où il allait tout le temps chez elle, jamais chez moi. Mais tant qu’on n’a pas de preuves, on s’illusionne, quand je n’eus plus d’occasions directes de souffrir, j’essayai de n’y plus penser, de me tromper. Maintenant je sais, peu de chose il est vrai. Furent-ils l’un à l’autre ? Probablement, qui les eût retenus ? La pente de l’amour est si forte et tout était si simple. Fut-elle Eurydice ? S’agit-il d’un long et dévorant amour, ou de cet amour bref et non achevé dont il m’a parlé un jour et qu’il réussit à surmonter ? Peu importe, je ne cherche pas à le savoir et je n’en dirai jamais rien. Je savais bien qu’il avait un amour dans sa vie, que ce fût elle ou une autre, cela devrait m’être indifférent. Eh bien non, cela m’est particulièrement amer que ce soit elle. J’étais si près d’eux, si mêlée à leur vie. Et sans doute ils avaient deviné cet amour, cette jalousie que je cachais si mal. Ils en parlaient sans doute entre eux, ils en avaient pitié, ils disaient : ne lui faisons pas de peine, avec une bonté dont ils s’admiraient l’un l’autre et qui n’était douce que pour eux, non pour moi. Cette pitié ressemble trop à la dérision pour que je puisse la bénir. Si noble, si intelligent que soit un être beau et charmant, il ne comprendra jamais, il ne peut pas comprendre la détresse de l’être maudit et foudroyé. Il ne peut que se faire aimer de lui, non l’aimer et sa condescendance même est la plus ingénieuse des cruautés.

Ce qui me fait le plus de mal, c’est que de cet amour, long ou court, réalisé ou non, subsista une infinie tendresse. Du moins dans la douleur, la séparation, les affres de la guerre, je croyais avoir été seule près de lui. Cette dernière illusion m’est arrachée et c’est pour moi une inconsolable douleur. Elle lui écrivait encore, souvent, plus souvent que moi, elle recevait des lettres de lui profondes, tendres. Peut-être lui écrivait-il plus qu’à moi qui n’ai guère reçu que des cartes brèves où j’ai tâché de lire ce qui n’y était pas. Certes, il avait pitié de moi et il parlait de moi à tout le monde, sans discrétion, car tous ceux que j’ai vus après sa mort savaient que je l’aimais. En réalité je n’ai rien eu de lui, rien que cette espèce de veuvage reconnu de tous et qui me fait la dépositaire de tous les souvenirs qui restent de lui. On m’a donné Eurydice, ce livre écrit pour une autre et des lettres, combien amères pour moi, et tous ses papiers, et des photographies, mille choses mortes, au lieu de son cœur vivant.

Mais du moins dans cette crise suprême et si terrible, du moins je l’espère, mon amour est mort à jamais. J’ai été chassée de la dernière place où je m’obstinais à rester, de cette tombe où je voulais bien veiller, mais seule. J’ai rendu cette dernière image que je conservais dans mon cœur et qui n’était pas à moi. J’ai abdiqué cette chimère d’un amour éternel. Je ne demande plus d’être réunie à lui dans le ciel à jamais, je n’ai pas besoin de le retrouver, ni lui, ni sa mère. Qu’ils soient heureux, je continuerai à prier pour eux, mais qu’ils me laissent. Je n’ai pas besoin qu’ils me rappellent à jamais le mal qu’ils m’ont fait sur la terre. Ce qu’il me faut, je le comprends, c’est Dieu, ce Dieu qui quoique commun à tous est tout entier à chacun de nous, ce cœur sans partage, ce Dieu père et amant qui, si misérable que je sois, n’aura point horreur de moi.

Et j’ai découvert aussi une chose étonnante. Si sa mort fut une grande miséricorde pour lui (étant donné ce qu’il aurait souffert s’il était revenu), elle fut aussi pour moi une grande grâce. Incapable de surmonter cet amour, quelle vie j’aurais traînée derrière lui s’il était revenu pour se marier, pour aimer encore tant d’autres femmes. J’aurais vieilli, désirant, réclamant en vain ce cœur à jamais interdit, mourant de faim et de misère devant cet être inaccessible, si doux pour moi, si cruel ! – Je ne savais pas cela, mon Dieu. Je priais, je vous demandais sa vie comme un enfant qui pleure parce que son père lui refuse une arme dangereuse, un breuvage empoisonné. Mais vous, vous qui saviez, vous n’avez pas exaucé ma prière, vous m’avez frappée en apparence, en réalité vous m’avez délivrée. Que cela m’apprenne la confiance. Et c’est votre providence aussi qui m’a conduite par un tel hasard vers cette lettre, car elle vient de détruire en moi tout ce qui n’était pas à vous.

  • 1. La Vivante Paix, qui sera publié par Grasset en 1924.
  • 2. C’est P. R., légataire des papiers de Paul Drouot, qui prépara l’édition de son livre.
  • 3. Commune de Haute-Savoie, proche de Genève.

Manuscrit Ms 471 de la médiathèque Voyelles de Charleville-Mézières. Texte partiellement inédit : l’édition du Journal (Plon, 1953) est très fragmentaire

Régnier Paule
Statut éditorial: 

Inédit

Régnier Paule, « Journal de Paule Régnier », éd. par Braud Michel, Braud-Kretz Hélène (collab.), dans « Ego Corpus », EcriSoi (site Internet), 2021, URL : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/ego-corpus/1921-1935-le-roman-et-la-correspondance, page consultée le 19/05/2024.