Annie Ernaux ou le triomphe de la non-fiction


Le 6 octobre 2022, Annie Ernaux a été couronnée par le prix Nobel de littérature, et les réactions de joie furent nombreuses comme si la récompense prestigieuse ne mettait pas seulement en lumière une écrivaine, mais toute une communauté de lecteurs qui se reconnaissent dans une certaine manière de concevoir la littérature : la légitimation de la place de la non-fiction dans la littérature des XXe et XXIe siècles et l’émancipation des écritures de soi de l’ombre de Narcisse.  

Née en 1940 en Seine-Maritime, Annie Ernaux a raconté dans ses romans puis dans ses récits autobiographiques son enfance dans une petite ville normande, Yvetot, entre les manières rudes du milieu populaire et celles policées de l’école, entre l’amour des siens et le désir d’échapper à son milieu, quitte à trahir. Dès son premier roman publié, Les Armoires vides (1974), elle explore le thème de la déchirure sociale, appelé à devenir central dans son œuvre. Des expériences difficiles vont permettre le long mûrissement de son écriture : celle de l’avortement clandestin en 1964, sujet de L’Événement (publié 36 ans plus tard), son mariage un an plus tard, piège conjugal décrit dans La Femme gelée (1981) et, en 1967, la mort de son père relatée dans La Place (1984), tournant important : le livre lui vaut une reconnaissance officielle (prix Renaudot), et surtout, elle se détourne avec lui de la fiction (ou de l’écriture de soi transposée en fiction). Son écriture factuelle et distanciée, qui entend éviter à la fois la commisération et le lyrisme, désamorçant ainsi tout pathos, met à nu le réel avec une exigence d’authenticité rare. L’auteure connaît dès les années 1980 un succès public certain, mais la parution de Passion simple (1992) – où Ernaux dissèque sans l’exalter ni la condamner la passion physique dans ce qu’elle peut avoir d’aliénant –, est saluée par les moqueries condescendantes des milieux dits lettrés tandis que son récit consacré à l’avortement, L’Événement (2000) suscite une réception journalistique, partagée entre silence gêné et désapprobation. La liesse du Nobel ne devrait pas faire oublier qu’elle fut dans les années 1980-1990 considérée avec suspicion par le milieu universitaire français. Néanmoins, depuis la publication des Années (2008), un consensus critique favorable s’est établi sur cette œuvre : ce que Les Années déploie, c’est la façon dont l’histoire collective (depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux premières années du XXIe siècle) ne cesse d’entrer et de sortir dans la conscience d’un individu et comment l’histoire individuelle et l’Histoire s’imbriquent. Dans l’écriture de soi impersonnelle des Années passe le flux de l’histoire dans la mémoire d’une femme. Cette somme mémorielle a été suivie de trois récits beaucoup plus brefs : dans L’Autre Fille (2011), Ernaux analyse ce que c’est d’être une enfant de remplacement après la mort d’une sœur aînée ; dans Mémoire de fille (2016), elle restitue la violence de l’initiation sexuelle dans la société française patriarcale de la fin des années 1950 ; dans Le Jeune Homme (2022), elle décrit une relation amoureuse avec un jeune homme de trente ans son cadet en lequel elle reconnaît ce qu’elle fut, une étudiante issue d’un milieu populaire, transplantée dans un milieu qui n’était pas le sien. L’écrivaine n’a rien perdu de sa force subversive et de sa capacité à mettre à vif la violence de la réalité.

En presque cinquante années de publications diverses, sans dissocier l’intime et le social, en se plaçant à mi-distance de l’individuel et du collectif, Annie Ernaux, avec une exigence patiente, a construit une œuvre où l’écriture de soi « transpersonnelle » parvient à généraliser sans abstraire. Cette œuvre profondément cohérente, qui nous parle de honte, de violence sociale et d’émancipation féminine, est aussi, et peut-être avant tout, une œuvre qui s’affronte au temps : dire l’opacité du présent, forer à travers les sédiments de la mémoire, décrire les traces superposées que le temps inscrit en nous pour « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » (Les Années).

Françoise Simonet-Tenant

Pour aller plus loin :

– Bibliographie de l’œuvre d’Annie Ernaux et de l’œuvre critique sur Annie Ernaux : https://www.annie-ernaux.org/fr/ ;

– À propos du Cahier de l’Herne paru au printemps 2022 : compte rendu de Sylvie Jouanny : https://ecrisoi.univ-rouen.fr/babel/un-parcours-de-vie-et-decriture-annie-ernaux-lherne-2022 ;

– À propos du récit Le Jeune Homme (2022), compte rendu d’Hélène Gestern :
https://autobiosphere.wordpress.com/2022/05/25/la-force-eclatante-du-desir-annie-ernaux-le-jeune-homme-helene-gestern/ ;

– « Annie Ernaux, les écritures à l’œuvre », colloque en ligne sur le site Fabula :
https://www.fabula.org/colloques/sommaire6613.php ;

– Annie Ernaux parle de sa lecture de Flaubert : entretien avec François Simonet-Tenant, dans le cadre de la manifestation Flaubert dans la ville, université de Rouen, 2015 ; partiellement transcrit et publié dans Annie Ernaux : l’intertextualité, sous la direction de Robert Kahn, Laurence Macé et Françoise Simonet-Tenant, Rouen, PURH, 2015, p. 23-30 :
https://webtv.univ-rouen.fr/videos/entretien-avec-annie-ernaux/ ;


Lundi, 10 octobre, 2022 - 00:00